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samedi 15 juin 2019

Glissement

Ça m’est arrivé sans que je m’en rende compte et je crois que ça peut arriver à n’importe qui. Même des gens très bien. Quand je dis des gens très bien, je veux dire des gens sympathiques, des gens souriants, des gens qui aiment la vie, qui boivent des coups et qui ont eu une enfance heureuse.

Ça m’est arrivé progressivement, tout en douceur. Je n’en suis pas sûr, mais je crois que c’était un jour d’été. Il faisait beau et chaud et ma fenêtre était ouverte. J’habite en centre-ville. Jusqu’à ce jour, j’avais coutume de dire c’est pratique, de vivre en ville. Le matin, je vais acheter ma baguette, j’aime bien. Et puis ce jour-là, alors que j’étais affalé sur mon canapé, en train de regarder des gens acheter des appartements de 27,4 mètres carrés pour des sommes astronomiques à Paris, une moto passa sous ma fenêtre en pétaradant. Elle m’empêcha d’entendre la blague grivoise de Stéphane Plaza et cela me chiffonna fort.

A partir de ce jour, il me sembla qu’il y avait beaucoup plus de motos à explosions, de quads ronflants, de mobylettes hurlantes dans mon petit bourg, dans ma petite rue.

Il me sembla soudain que ce bruit était infernal et qu’il existait uniquement pour me nuire. Mais surtout, lorsque je jetais un œil derrière mon rideau, je fus effaré de voir que les jeunes qui déambulaient sur ces engins ne portaient pas de casque et qu’ils étaient habillés en jogging. Il me sembla soudains qu’ils étaient jeunes. Inconscients. Méchants. Intrépides. Infréquentables. Et qu’ils jetaient leurs papiers gras sur le sol.

Quand j’y repense, je n’y avais pas prêté attention auparavant.

Mais après ce jour funeste, tout cela me sauta aux yeux : les rues étaient sales, les gens étaient laids. Ils étaient suspects. Je portais toujours la main à ma poche pour vérifier mon portefeuille, quand je sortais. Je sortais moins. Je me mis à trouver le monde dangereux. Je suis allé à la mairie, me renseigner sur les caméras de vidéo surveillance. J’ai fait une lettre au maire pour réclamer plus d’agent de police, puis deux, puis trois : plus de rondes, plus de nettoyages sous mes fenêtres, plus d’arrestation de ces jeunes jouant au ballon sur mon trottoir. Le maire m’a répondu, une fois, deux fois, trois fois. En me détaillant les mesures prises, le prix du nettoyage des rues, les patrouilles de la police municipale, le manque d’effectif de la police nationale, l’assurance que le préfet était au courant.

Mais dans le fond, j’avais perdu confiance et j’en faisais une obsession. J’en voulais toujours plus, pour moi. J’alimentais ma peur en lisant les faits divers dans les journaux : un couple de vieillard a surpris des gamins en train de se baigner dans leur piscine. Une mamie s’est fait arracher son sac à main. Des faux gendarmes s’introduisent chez des personnes isolées pour les cambrioler. Des faux agents d’EDF vous font signer n’importe quoi. J’étais tellement effrayé que je n’ouvrais plus. Même au facteur. Même aux pompiers qui venaient me vendre un calendrier en décembre.

Les autres êtres humains me sont soudain apparus comme des prédateurs. On en voulait à mon argent et moi, je payais des impôts pour que la mairie investisse dans des centres sociaux afin de divertir des voyous au lieu de me protéger, au lieu d’arracher les mauvaises herbes devant ma maison, au lieu de changer l’arrêt de bus qui faisait tellement de bruit sous ma fenêtre, au lieu de me permettre de couper l’arbre qui me gênait pour sortir de chez moi en voiture.

Désormais, quand j’écrivais à la mairie, on ne me répondait plus systématiquement. Quand j’y allais, on m’expliquait avec une déférence qui se voulait gentille, que l’intérêt général n’était pas la somme des intérêts particuliers. Je clamais « Je paye des impôts » et « Vous le payerez aux prochaines élections. Vous êtes des incapables. ». Je ne votais pas pour eux avant, j’ai toujours été méfiant par rapport à la gauche. Ils ne perdraient pas ma voix. Mais ils n’étaient pas censés le savoir.

Un soir, alors que je comptais le nombre de fous de la route qui glissaient le stop devant chez moi, on sonna. Ma méfiance habituelle me fit coller l’œil au judas de ma porte. C’était Raymond : un visage familier, un visage ami. Un vieux copain d’enfance que je n’avais pas vu depuis des années.

Je le fis entrer après avoir déverrouillé les trois serrures de ma porte blindée.

Raymond était jovial et rieur et adorait m’appeler « Mon vieux poteau ! ».

"Je passais dans la région, me dit-il. Je ne pouvais pas faire autrement que passer te voir, mon vieux poteau !"

Il vivait maintenant près de sa fille, à Marseille. C’était un vrai moulin à paroles. Un bavard incorrigible. Il rentra, jeta un coup d’œil circulaire à ma cuisine, s’arrêta un instant sur le fauteuil posé derrière la fenêtre, sur le cahier de mot croisés et sur les lunettes.

"On a vieilli, hein ! On s’encroute, mon vieux ! Ah ! Ah ! C’est plus le temps de la jeunesse folle, hein ! Tu te souviens ? Le potin qu’on faisait avec nos mobylettes traficotées ! Tu te souviens comme ça plaisait aux filles ? Et les castagnes à la fin des bals ? Et les blagues qu’on faisait aux vieux, les boites à lettres qu’on démontait, le camembert qu’on avait mis sur le radiateur de la deux chevaux du curé ? Tu te souviens…"