Pages

lundi 14 mars 2022

Paysages de nos visages

 



Et puis nous avons retiré les masques. En deux ans, nos visages avaient pris les inévitables marques du temps. Nous ne savions plus vraiment à quoi nous ressemblions. Les connaissances proches, les amis, la famille, passe encore. Nous les avions revus, quelques fois, en quelque occasion furtivement, avec le visage nu. Mais les collègues de bureau, les voisins que l’on croisait quotidiennement dans la rue, les commerçants, la boulangère, le conseiller bancaire, le tenancier de bistrot, même si on avait eu parfois le privilège de voir son nez, un quart de seconde, le temps de renifler et de replonger le visage dans un mouchoir, le temps de boire une gorgée d’eau à la bouteille avant de remettre consciencieusement les élastiques derrière les oreilles, non, vraiment, on n'avait plus eu le bonheur de les voir in extenso, ces minois familiers. 

Ce qui manquait le plus à tout le monde, c’était le sourire et les yeux fatigués, parfois, n’exprimaient rien. On se disait que le monde était devenu triste, à cause de ces sourires occultés. 

Et puis nous avons retiré les masques. Certains les ont gardés, toutefois, parce qu’ils étaient pris d’une soudaine pudeur, parce qu’ils trouvaient désormais que c’était dégoutant, toutes ces bouches et toutes ces dents, que c’était insupportable à regarder, ces commissures pas nettes, ces lèvres gercées, ces chicots entartrés. Certains trouvaient cela pratique, finalement, de ne plus se laver les dents, de ne plus craindre pour les autres que l'on remarque une haleine fétide, un retour de repas trop arrosé ou des problèmes d’acidité gastrique gênants. 

Mais la plupart cependant a retiré le masque. Les premiers jours, il y eut des picotements dans les joues : on ne savait plus sourire, on avait perdu l’usage des muscles zygomatiques, on avait perdu le réflexe. On ne savait pas qu’on pouvait avoir des courbatures dans les joues, on ne savait pas que le visage était une mécanique complexe et qu’à force de ne pas s’en servir à plein, on risquait l’affaissement. C’était un nouveau créneau pour les chirurgiens plastiques : repulper les joues, remonter les bajoues, retendre les mentons effondrés. Le masque masquait si bien les doubles mentons, les épilations approximatives des lèvres supérieures, les boutons de fièvre, les acnées galopantes… Il fallait réapprivoiser toute une partie de son visage, à nouveau l’aimer et en prendre soin. Les ventes de pinces à épiler repartirent à la hausse, les rendez-vous chez l’esthéticienne connurent un boom sans pareil. 

Durant tout ce temps, nous fûmes oublieux de nos nez, aussi. Les points noirs s’étaient installés, en même temps que les vilains poils. Mais ces petits désagréments sont de ceux que l’on règle facilement. Ce qui nous frappa plus agréablement, c’est le retour de cet angle, de ce trait fort de caractère au milieu du visage. Nous avions oublié combien une femme est belle, lorsque l’arrête de son nez se busque et vient souligner la force de sa conviction. On avait oublié combien un homme est sympathique lorsque l'empattement couperosé de son nez nous fait songer au vin et à la vigne, aux fins de banquets arrosés et à la bonté de la vie. 

Nous avions été trop longtemps oublieux des merveilleux paysages de nos visages et nous respirions soudain à nouveau.