Et si j’essayais d’appeler ? De demander de l’aide ? Je n’ai pas encore eu l’instinct de révolte. Pour l’instant, je crois que j’étais coincée dans une sorte de syndrome de Stockholm. Entre une torpeur confortable, une chaleur douce, sans aucun besoin et des moments de sommeil profond, peuplés de rêves nostalgiques, comme sous anxiolytiques, comme sous somnifères, assommée, sous camisole chimique, stupéfaite, sidérée, je n’ai même pas pensé à crier.
Alors j’essaye. Une voix rauque, cassée s’éraille dans ma gorge engourdie. J’éclaircis, je racle, je tousse. Et je reprends, trop faiblement à mon goût « Eh ! Oh ! Y’a quelqu’un ? » Que dire ? Que demander, comment me faire entendre ? C’est douloureux. C’est absurde. J’ai l’impression d’avoir murmuré dans un vide total. Aucun écho, même faible.
Mais il ne faut pas abandonner. Il faut reprendre plus vivement. « Qui est là ? J’ai entendu quelque chose tout à l’heure ! Qui allume ? Qui éteint ? Pourquoi cette lumière verte, pourquoi l’orange ? »
Le silence me répond. J’ai peut-être bien rêvé en croyant entendre un souffle l’autre fois. Je ne sais même pas quand ? Un jour ? Deux ? Mes moments de sommeil sont-ils des nuits entières ? Je suis toujours dans les mêmes interrogations sans fin et je m’épuise toujours aussi vite. Une chose est sûre : si les sommes sont de longues nuits, les moments d’éveil ne durent jamais longtemps. Quelle est cette maladie ? Quelle mouche tsé-tsé m’a piquée ? J’étais parvenue à m’asseoir, il y a de cela quelque…temps. Et je suis retombée sur le dos, lourde. Je…dors…à nouveau…
Changement de décor. Je suis assise sur la chaise plutôt inconfortable d’un bureau plongé dans une pénombre poussiéreuse. Celui qui m’avait invitée à m’asseoir là, c’était un vieux psy barbu. J’avais pris en photo sa plaque, il y avait déjà quelques mois, en passant dans la rue. Il avait l’avantage d’exercer juste à côté de chez moi.
Ma détresse, à l’époque, c’était insoutenable. Pourtant, longtemps, j’avais tenu. Je me souviens très bien, avant : je pensais que je serais toujours plus forte que tout, plus forte devant les épreuves, toujours positive, toujours plus maline que les autres. Je disais, moi, quand ça ne va pas, j’écris, je me délivre des mauvais sentiments et puis ça passe. Et je me donnais des ordres aussi : prends de la hauteur, ma vieille, tous ces tracas ne sont que passagers, prends de la hauteur, oui, comme si tu voyais la terre depuis un satellite. Tu n’es qu’un tout petit point invisible et tes problèmes sont encore plus petits.
Mais soudain, les choses avaient changé. Les idées noires envahissaient tout. J’avais essayé d’en parler autour de moi. Personne ne semblait prendre ça au sérieux. On me répondait « n’importe quoi, tu as une belle vie, tout va bien ». Pourtant, l’obscurité l’emportait. La nuit, ces pensées sombres me réveillaient et tournaient en boucle dans ma tête : tu n’es rien, tu rates ta vie, tu es déjà morte, tu n’as qu’à mourir. C’était insidieux, c’était persistant, c’était lancinant, c’était à devenir folle. Cela dépassait la raison, cela prenait toute la place, comme une mousse compensée qui s’infiltre et qui emplit le moindre petit espace libre. Une mousse noire et collante.
Dans mon cauchemar, j’ai à nouveau 45 ans, et je suis devant le psy blasé, le psy qui en a vu d’autres. Je débite des conneries, je dis que je veux que ce soit magique, je veux me débarrasser de ces sordides refrains, que je veux que la crasse soit décollée au Karcher, que les blattes soient exterminées.
Il me répond : magique ? vous plaisantez ? ça fait des années que vous mettez vos émotions sous le tapis, on ne peut pas absorber tout ça d’un coup. Un peu plus et il disait tout haut ce qu’il pensait tout bas. À savoir : « Toi, ma vieille, tu vas me payer ma retraite sur la côte d’Azur ! Tu en as pour un bon moment : thérapie à vie ! Et en plus, tu as les moyens, alors ne crois pas que je vais te lâcher… » Il ne l’a pas dit, mais je l’ai bien lu dans ses yeux. Déjà que je n’accordais pas une très grande confiance à cette profession de charlatans…Mais pourtant, j’étais là pour ça, alors autant parler.
Alors j’avais insisté : si monsieur, je veux que ce soit magique, je veux retrouver la clarté, je veux retrouver la joie de vivre, l’énergie. J’ai perdu cela, mais je m’en sais capable…Peut-être…Parce que…la dépression qui m’afflige est… traître. Elle me fait parfois croire que je vais mieux, quelques heures…quelques minutes. Je suis prise d’une sorte d’indulgence envers moi-même, j’ai l’impression de retrouver de l’insouciance. Mais cela ne dure pas et toujours me rattrapent le vide et le désespoir. Mais dans les bons moments, la raison reprend le dessus. J’ai une femme qui m’aime, un peu d'argent sur mon compte en banque, quelques amis qui me supportent, j’ai tout ce qu’il faut pour vivre confortablement. Je suis probablement plus riche que 90% de la population mondiale. La raison veut que je sois heureuse, puisque j’ai tout pour l’être. Je ne suis pas une mauvaise fille, en plus : je donne ce que j’ai avec bon cœur, je m’engage sincèrement pour les autres, je fais un métier altruiste…Je ne démérite aucunement. Je ne suis pas parmi les salauds, les ingrats, les égoïstes. Et alors je suis prise d’une honte infinie d’éprouver autant de tristesse et de douleur. Je n’en ai pas le droit.
« Bien sûr que vous en avez le droit », tente le praticien, en réprimant un bâillement. « Vous dites que vous avez des amis qui vous…supportent ? Que voulez-vous dire ? ».
Il n’a pas l’air, mais il m’écoute, quand même. Et il vise juste, le tireur d’élite. Je m’effondre. Ce souvenir est particulièrement douloureux. Je suis en pleurs dans le cabinet poussiéreux, dans l’alcôve aux murs tapissés de moquette, aux étagères pleines de livres que personne n’a ouverts depuis trop longtemps.
Je tremble et je suis secouée par des spasmes douloureux, là, sur la chaise trop dure. Je n’ai pas d’amis, dans un sanglot, je dis, je ne suis pas douée pour les liens sociaux. Je…gâche tout, toujours…
Stoïque, il me tend le paquet de mouchoirs en papier. Et il conclut en me disant de faire le point, avec objectivité, en écrivant quelque chose pour la semaine suivante, sur ce sujet. Sur l’amitié, sur le rapport aux autres.
La séance est finie. Je me dis en sortant qu’il est irresponsable de me laisser sortir dans la rue, au soir tombé, comme ça, dans cet état lamentable. Alors que je suis fragilisée. J’ai toujours une boule dans la gorge et je traverse la rue en souhaitant me faire percuter par un bus.
Comme je suis dans un cauchemar, le bus arrive, énorme, à toute allure. Nuit.


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