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jeudi 26 juin 2025

C'est le brevet !


Surveiller l'épreuve du brevet des collèges est toujours un moment très particulier pour moi. Je regarde ces êtres à peine sortis de l'enfance se pencher sur leur copie et je contemple ces vies qui commencent, sans même qu'elles en aient conscience. 

Certains, je les connais déjà depuis 4 ans. 

Je les ai vus au premier jour, minots, dans la cour brûlante d'un mois de septembre, avec leurs parents, intimidés, minuscules, curieux, inquiets, excités. Je les retrouve aujourd'hui, au dernier jour, sérieux, concentrés ou distraits, selon les motivations qu'ils mettent dans cette épreuve rituelle mais un peu obsolète, nécessaire et inutile à la fois, dans ce rite de passage auquel personne n'attache réellement d'importance. 

Savez-vous qu'il faut avoir le Diplôme National du Brevet pour être facteur ? 

Il n'est pas nécessaire pour passer le bac, par contre. 

Mais qu'ils sont émouvants, ces troisièmes. 

Les garçons ont poussé comme des tiges. Parfois, un duvet s'invite au dessus de leurs lèvres tandis qu'ils ont encore des jambes de faon et la peau fine et translucide des bébés, le regard clair et naïf d'avant l'adolescence. 

Les filles sont graves, les sourcils froncés. Certaines sont déjà des femmes, les cheveux lissés consciencieusement, pour l'occasion de ce brevet. Comme certains garçons ont mis une chemisette pour l'événement, les filles ont pris le temps, ce matin, de faire le brushing, de mettre un gloss discret et élégant, ont choisi d'assortir la barrette rose qui attache leur chevelure aux boucles d'oreilles et à leur plus beau tee-shirt. 

Si on ne s'endimanche plus guère, de nos jours, pour le brevet, on fait un effort. 

Le texte de l'épreuve, cette année, est de Simone de Beauvoir. Facile. Clair. Lumineux. C'est sa découverte de Marseille, sa vie qui commence. 

Les questions sont simples aussi. 

Pourtant, il y a cet élève dont le regard se perd au plafond, aux fenêtres et aux murs ornés de dessins de la salle d'arts plastiques où je surveille. Il n'a pas écrit un mot. Je suis passée près de lui, l'encourageant discrètement à essayer. C'est trop dur, m'a-t-il répondu. Il a écrit 1) a) et puis il a continué de mâchonner son stylo en faisant courir ses yeux de l'horloge à la porte, en baillant aux corneilles. Il fera le bonheur d'un correcteur, à ses dépends.

Dans la salle, sinon, l'ambiance est rythmée par les bruits de stylo, par les souris de typex qu'on repose sur la table, par les bracelets des minettes qui heurtent les pupitres. C'est studieux. On sent l'application jusque dans les écritures serrées qui courent sur les copies. Jusque dans les coups de surligneur qu'on passe sur le texte, appliquant consciencieusement les consignes des profs de français et leurs leçons de méthodologie de secrétaire zélée. 

Parfois, un regard croise le mien. Je ne sais pas si cela est un appel au secours, une recherche d'inspiration... Je leur offre ma bienveillance. 

Je me souviens à peine de mon brevet à moi. Je crois que j'en étais sortie satisfaite, avec la sensation pour la première fois de ma vie de n'avoir pas fait de faute dans la dictée. Il me semble que le texte était de Zola, auteur que j'adorais et dont j'avais dévoré les romans depuis la 5e. J'avais dû y voir comme un signe du destin. Et puis je misais tout sur la rédaction, de toute façon, mon point fort depuis toujours. Cela rattraperait ma médiocrité en maths. 

On fait des calculs comme ceux là, en troisième. On compte et recompte les points du contrôle continu, on espère avoir la moyenne, on se dit que l'oral nous sauvera les fesses. On se permet alors de lâcher un peu sur les questions de grammaire. Cela va passer. 

Et on fera le bonheur de nos parents, de nos grands-parents, pour ce premier examen de grands. 

Le brevet, ça ne sert à rien. Mais quand même, c'est très important.



mercredi 11 juin 2025

Réalité poignante


Je ne peux pas faire autrement : je suis percutée de plein fouet par cette actualité terrible. Un gamin de 3e  a poignardé une assistante d'éducation à l'entrée de son collège. Je travaille dans un collège, j'ai des troisièmes et j'ai plein de collègues assistants d'éducation. 

J'ouvre le journal, dont la une est sur ce meurtre affreux. Dans les pages régionales, les enseignants d'un collège similaire au mien exercent leur droit de retrait suite à des menaces, des tirs de mortiers et l'intrusion d'armes blanches dans leur établissement. 

Quelques pages plus loin, dans un lycée, un élève est arrêté, suite à des menaces de mort. 

Ce matin, j'avais des élèves de 6e qui n'ont pas l'air de savoir vraiment ce que c'est que la politesse, la bienséance et le respect. Ni entre eux, ni avec les adultes. Des sales mioches comme il y en a toujours eu. 

Je ne compare pas vraiment. Mais l'actualité percute forcément mon expérience. 

Ce matin, j'ai eu mes troisièmes. Des grands dadais mollassons. Pas méchants pour un sou. Mais Quentin, (c'est le prénom du tueur de Nogent), avait 14 ans, était un peu turbulent en classe et en même temps, "ambassadeur anti-harcèlement". Le comble, non ? Il était donc formé sur le harcèlement scolaire, pour prévenir les violences scolaires. J'imagine que ses profs devaient se dire aussi qu'il n'était pas méchant pour un sou. 

Je ne suis pas sûre qu'il faille, avec les chaînes de télé d'info en continu et avec tous les politiques opportunistes qui se succèdent sur leurs plateaux, en faire un cas d'école. Je ne suis pas sûre qu'il faille en faire un phénomène de société. Je ne suis pas sûre, malgré la multiplication des faits divers, malgré tout ce qu'on peut raconter sur le drames des mères seules (Quentin vit avec ses parents qui travaillent tous les deux), malgré la fascination pour les écrans qui prennent de plus en plus de place dans les vies de tous. 

Tout le monde, même mes 6e malpolis, est d'accord pour dire que ce qui s'est passé hier est une abomination et que cela n'a rien de banal, de normal. 

Alors quand j'entends des politiques parler d'ensauvagement et glisser sans aucune honnêteté intellectuelle vers des généralisations stupides, je ne peux m'empêcher de penser qu'il s'agit là d'irresponsabilité. D'inconséquence. 

Les ados sont des ados. Des petits hommes pas encore finis. On a beau dire tout ce qu'on veut sur l'époque, les ados sont et ont toujours été influençables, manipulables, fragiles. Potentiellement. 

Si on oublie cela quand on est éducateur, on passe à côté de notre mission. 

Si les politiques oublient cela, alors ils font du populisme. Ils se servent d'un fait divers pour faire monter la peur : la jeunesse est folle, les réseaux sociaux sont des lieux de perversion, il faut interdire la vente des couteaux en supermarché, obliger à mettre un cadenas sur le tiroir des couverts dans toutes les cuisines de France et...évidemment, c'est de la faute l'immigration. Et pour unique solution : la répression, la sévérité, ficher les délinquants dès la maternelle, mettre en prison les gamins de 14 ans, des peines incompressibles pour leur apprendre la vie en les en privant. 

Et si on essayait plutôt l'éducation ? Est-ce que les écoles coûtent plus cher que des prisons ? Est-ce que payer plus les surveillants des collèges coûtent plus cher que de payer des surveillants pénitentiaires ? Est-ce qu'une police de proximité coûte plus cher que la BAC ? 

Bref, aujourd'hui, j'ai navigué entre plusieurs sentiments : j'ai observé mes 6e et mes 3e un peu différemment. Est-ce qu'ils pourraient, eux aussi, après un moment de colère, passer à l'acte sauvagement ? Ou est-ce qu'ils sont capables, comme n'importe qui, d'empathie, d'humanité ? J'ai eu encore plus envie de leur apprendre des choses, mais j'ai mesuré que parfois, mes quelques heures par semaine de cours (et celles de mes collègues) pesaient peu par rapport au temps passé en famille et tous leurs moments seuls, avec leurs amis ou face à des écrans. Beaucoup d'enfants sont équilibrés et bien éduqués dans leur famille et cela dans tous les milieux sociaux. Mais la violence est une constante de l'humanité : comment s'exprime t-elle ? 

Je n'ai pas de réponse. Mais pitié, n'instrumentalisons pas un drame affreux. 

Et toutes mes pensées aux proches, à la famille, au collègues, à tous les élèves qui aimaient sans doute beaucoup la jeune femme qui est morte hier. 


mercredi 4 juin 2025

La musique des mots


Ecrire, c'est souvent être obsédé par une musique, par un rythme et par une mélodie. On a dans la tête des ritournelles sans parole, d'abord. Des alexandrins pompeux ou de petits octosyllabes si vifs qu'on a presque envie de danser. 

Les mots viennent parfois comme une évidence sur ces petites rengaines. Selon ce qu'on veut écrire, on sait si la musique sera lente et solennelle, ou enjouée, nerveuse, sautillante. On sait si ce sera une valse ou un blues, une symphonie ou un tango. Et les mots s'invitent. Ils se glissent sous les doigts, comme sur les touches d'un piano. 

Je ne sais pas encore quelle sera la tonalité du prochain roman que je veux écrire. Il sera plus sombre, je crois, mais il y a toujours plusieurs mouvements dans une symphonie. 

J'ai quelques pages, un début. Je crois que ça commence un peu comme la Gnossienne n°1 de Satie. Ou comme Pyramid Song de Radio Head. C'est mystérieux et surréaliste. Des accords mineurs. On ne sait pas où on est, ni avec qui. La réalité se dévoile lentement, mais on accroche à la mélodie, on a envie de l'entendre encore. De la chantonner. 

Je voudrais que la suite se développe avec le soutien d'un orchestre à mille cordes. J'aimerais que ce texte prenne son envol et me dépasse, me déborde. J'ai envie d'écrire quelque chose d'épique et de plus grand que moi. Et quelque chose qui ressemble à une chanson pop.

Je ne sais pas encore ce que ce sera. Au début, il n'y aura rien. Rien que quelques notes de piano, entêtantes. Et puis cela grandira. Et au bout, il y aura du bleu, l'immensité du ciel. 





dimanche 1 juin 2025

Poème en ique et en oudre


Je me suis promis, aujourd'hui, d'écrire quelque chose de poétique. 

Parce qu'il fait beau, même si l'orage menace,  dérèglement climatique,

Parce que le printemps bat son plein, même s'il a foutu le camp, le temps des lilas, 

Parce que la vie est belle, même si des gamins meurent de faim, sous des bombes, ici ou là-bas. 

Même si j'ai le coeur lourd, même si j'ai du mal à croire, aussi bien en Dieu qu'en l'homme. 


Je recommence. Ce que j'écris, pour l'instant, n'est pas poétique, en somme. 


Pourtant, je me suis promis, aujourd'hui, d'écrire quelque chose de poétique. 

Le ciel s'ennuage lentement et l'atmosphère est lourde. 

Aujourd'hui, j'ai décidé, comme une mesure de salut public, 

Qu'au monde entier, je resterai sourde.


Le ciel pourra bien trembler, la terre s'ouvrir sous les coups répétés de la foudre,

La pluie pourra bien fendre la nuit, déchiqueter les feuilles dans un tourment électrique, 

La grêle pourra bien crever les carrosseries et réduire les récoltes en poudre, 

Je ne changerai rien : absolument hermétique à toute critique. 


Les fleurs pourront faner, les saisons s'enchaîner dans leur inéluctable rythme spiralique, 

L'herbe pourra sécher, la terre se craqueler et trembler, terreur sismique, 

La fin du monde pourra bien arriver, moment crucial qui nous verra tous absoudre, 

Je ne bougerai plus, je ne croirai plus, à l'espoir, rien ne pourra me résoudre. 


Les tempêtes du temps, les guerres et les misères, les affres des hommes iniques, 

Les bombes, les drones, les Kalashnikov et tous les flingues, les canons et la poudre, 

Les hommes et leurs désirs de conquêtes, la science et ses explosions atomiques, 

Rien ne me fera vaciller : ma colère et ma peur, mon désarroi, je passerai outre.


Je me suis promis, aujourd'hui, d'écrire quelque chose de poétique.

L'orage est passé, il est temps de mettre fin à ce poème en yaourt, 

Qui jamais vraiment ne respecta le vers et la rythmique, 

Parions, cher lecteur, que de tout cela, vous n'avez rien à foutre. 



jeudi 22 mai 2025

Je ne parviens pas à écrire


Je n'ai pas le temps d'écrire, en ce moment. Non...Ce n'est pas vraiment un histoire de temps. C'est une histoire d'énergie. De volonté...

Mais je sais que ça reviendra, comme par jaillissement, par étonnement, par fulgurances. C'est toujours revenu. J'ai des phrases qui tournent dans ma tête. J'ai les 17 pages d'un début de nouveau roman, qui attendent, sagement dans la guangue froide et blanche d'un fichier Word. J'ai des fourmillements. 

J'ai écrit une rédaction, ce matin, en modèle, avec mes élèves de troisième. Pour leur montrer comment faire. Je ne sais pas si la pédagogie par le modèle est validée par l'académie. Mais ça, c'est de l'écrit qui ne compte pas. De l'écrit vain. De l'écrit utilitaire et matériel. Je ne sais pas bien à quoi ça sert, tout ce que j'écris, tout le temps : je suis une scriptomane comme d'autres sont nymphomanes. 

Pourtant...pourtant...depuis ce matin, trois personnes m'ont parlé de mon dernier roman, m'ont dit qu'ils l'avaient lu, qu'ils avaient aimé, qu'ils avaient passé un bon moment. J'ai toujours du mal à recevoir les compliments, je me dissocie, je dis merci, merci...Mais je ne sais pas si c'est vraiment à moi qu'on adresse ces laudes. 

Ma tristesse m'envoie des phrases, des phrases sombres et glauques et dans le fond, je crois que c'est pour cela que je ne parviens pas à écrire. 

Un texte revient souvent. Il trotte dans mon cerveau comme un petit cheval obsessionnel. C'est quelque chose comme ça :  "Du haut de mon balcon, souvent, je fixe le bout de trottoir, là, juste en bas. Puis je m'imagine, montant sur une chaise, d'abord, puis sur la barrière. Je sens le poids du comique de la situation, perchée sur ce mince rebord. Aurais-je l'équilibre ? Vacillerais-je ? J'aimerais alors avoir la grâce d'une plongeuse olympique et me jeter, bras et jambes tendus, la tête la première sur ce bout de trottoir, là, juste en bas. Mais peut-être que je chancellerais. Peut-être que je manquerais de tonicité et que je tomberais, comme un paquet de linge, molle et flasque. Peut-être même que je tomberais quelques mètres plus loin, dans la pelouse. Peut-être que j'aurais l'air ridicule, j'aurais l'air d'un bras cassé. Ou d'une côte cassée...Quoi qu'il en soit, je laisserais au moins une trace...sur le trottoir, là, juste en bas. " 

Ce sont ces histoires-là qui m'attirent comme le vide attire celui qui a le vertige. Je sais que je n'ai pas le droit même de penser cela et je n'ai personne à qui le dire. Alors l'écrire, non. Je ne peux pas. 

Même si, comme à chaque fois, poser les mots sur les choses permet d'en rendre la réalité plus supportable. Les sortir hors de moi, les extirper de mon crâne. Parce que je n'arrive pas à le faire autrement. 

vendredi 9 mai 2025

C’est si bien pensé


Il avait pris la route sous la pluie. 


Il n’était pourtant plus très sûr de ses yeux. Les lumières dansaient un peu sur l’A36, mais il suffisait de s’accrocher à quelques points de repère : les lignes blanches, de chaque côté et les feux de la voiture de devant. Et puis la voiture, avec ses fonctions de maintien dans la voie, de calcul de distance avec le véhicule précédent et de régulation de la vitesse, s’en chargeait très bien toute seule. 

 Il avait allumé le contact et l’autoradio s’était mis en route sur France Infos. Les nouvelles tournaient en boucle, tous les quarts d’heure, déversant leur lot de guerres, de malheurs et de misères. Il n’écoutait plus vraiment, au bout d’une centaine de kilomètres, quand le système automatique de détection de la fatigue lui proposa de faire une pause pour prendre un café.

 Il décida de s’en remettre à l’IA et glissa sur une aire d’autoroute éclairée comme les Champs Elysées. Il se gara le plus près possible de l’entrée de la supérette, claqua la porte de sa voiture qui se verrouilla automatiquement en émettant un léger sifflement. 

 En entrant dans le magasin, il se sentit aussitôt chez lui, alors qu’il n’avait jamais eu l’occasion de s’arrêter là, précisément. Tout était familier : les friandises au comptoir, les bouteilles de soda alignées dans les grands frigo, au fond, en libre service, les sandwichs triangle, les rangées de machines à café devant lesquels quelques noctambules somnolaient, accoudés aux mange-debout, agrippés à leur gobelet en plastique. 

 Il se dirigea vers les frigos, comme par habitude, à la recherche de la boisson miracle. Il était accro au marketing, hyper sensible aux nouveautés, capable d’acheter n’importe quoi si l’étiquette lui accrochait l'œil. Cette fois-ci, il dégota une boisson aux baies de goji et au concombre rose d’Anatolie, promettant une réhydratation intense, ainsi qu’un apport inédit en vitamines B6, B12 et C, des oméga trois, et une haute teneur en protéines. Il se dit, satisfait, qu’avec pareil cocktail, il pourrait rouler au moins trois heures de suite sans que sa voiture ne lui conseille de faire une pause.  

Il ne s’attendait pas, à la caisse, à trouver une employée bougonne et à moitié endormie. Voilà quelque temps déjà que le personnel humain avait été remplacé par un robot IA, toujours souriant, avenant, poli, adaptable à la clientèle : une belle blonde pulpeuse pour les messieurs et un grand brun sympathique pour les dames. “Bonsoir, comment allez-vous ?” récitait la machine. Par réflexe, par imitation du ton enjoué, il répondit : “Bien, merci, et vous ?”. Ce qu’il n’aurait jamais fait avec une dame en blouse estampillée du logo de la station d’essence et affublée d’une de ces drôles de casquettes composées uniquement d’une visière. Il aurait dit “Bonsoir”, sans y penser, sans même regarder son interlocutrice dans les yeux. Mais là, c’était différent. 

 Ce serait idiot de dire que c’était plus humain. La fatigue, l’indifférence, l’ennui ou l’impolitesse sont typiquement humains. Mais en face de cette machine, on avait presque envie de faire la conversation.  

D’ailleurs, elle proposa à son client s’il voulait accompagner sa boisson avec quelques délicieux snacking. Il lui avait fallu dix secondes pour comprendre le profil du pigeon : “Nous avons en ce moment ces nouveautés qui nous viennent tout droit de Suède : il s’agit de viande de renne séchée. C’est la viande la plus maigre et protéinée que nous avons actuellement. Le processus de fabrication inclut une faible teneur en sel et la préservation de tous les bienfaits nutritionnels, sans perdre les propriétés gustatives incomparables. Je pense que vous allez adorer !” 

 Il prit évidemment le sachets et s’en tira pour 26€50, avec un petit paquet de chewing-gums. Il avait payé directement avec son empreinte digitale, sans y penser.  

En remontant dans sa voiture, le GPS demanda si sa destination avait changé. Il répondit non, sans y penser. La voiture lui proposa la conduite automatique, ce qu’il accepta, là aussi, machinalement. La nuit était propice à se laisser porter. L’écran lui proposa quelques podcasts bien choisis, en fonction de ses goûts et du moment : l'algorithme était bien rodé. Il n’avait qu’à toucher du doigt pour se laisser emporter par la voix chaleureuse de Pierre Bellemare, venu d’un autre siècle pour lui raconter des histoires passionnantes. 

Le siège chauffant s’est mis en route tout seul, sans doute alerté par une baisse de température subite des paumes de ses mains sur le volant. Dans son cocon climatisé, à l’air régénéré automatiquement, il était hors du temps, hors de tout ce qui pouvait agiter l’extérieur. II goûtait un luxe inestimable. 

 Les paysages qu’il traversait, les villes percluses de pollution, la chaleur moite de la nuit d’avril…tout cela lui passait au-dessus de la tête, au-dessus du panneau de verre de sa voiture qui aurait pu donner à voir les étoiles, si l’atmosphère n’avait pas été semée de particules fines. Il ne songeait pas à cela. 

Il s’étourdissait des paroles de Bellemare, il se félicitait de son jus de baie de goji et de concombre d’Anatolie qu’il avalait à petites gorgées, il se régalait des petites lamelles de renne sans penser un seul instant à ce pauvre animal en voie de disparition, mais en songeant tout de même que le paquet de 26 grammes était un peu petit pour son prix.

 Il avait songé. 

Pourtant, tout était absolument programmé pour qu’il n’ait pas à penser. Tout devait se dérouler sans qu’il ait à réfléchir. 

 La voiture stoppa net, se garant sur la bande d’arrêt d’urgence. C’était un bug dans le système. C’était la procédure : si les paupières étaient lourdes, une pause s’imposait, mais si le cerveau était alerte, il fallait arrêter le véhicule immédiatement. 

Cela avait été jugé bien trop dangereux, de laisser un humain conscient prendre le volant. Des études avaient clairement montré que c’était la cause de 100% des accidents. 

 Heureusement, notre conducteur, suite à cet arrêt surprise, resta hébété, et le système se remit bien vite en route. 

 En toute sécurité, sans penser, surtout, sans jamais penser.

vendredi 18 avril 2025

Maladies mentales : vite, la fin du tabou



J’ai entendu, l’autre matin, Nicolas Demorand nous déclarer “Je suis un malade mental”. Et derrière ma radio, devant mon bol de café au lait, je l’ai remercié pour ces mots. 

 Je l’ai remercié de dire cela comme on dit parfois “j’ai une gastro qui me cloue sur les toilettes”. La réaction, en général, quand on dit cela, ou quand on déclare qu’on a une crève d’enfer et de la fièvre, c’est “bon rétablissement, prends soin de toi, je te conseille du miel avec du thym…” des choses gentilles et bienveillantes. On prend des nouvelles de vous, on vous envoie un petit message. 

On n’a pas peur. Pourtant dieu sait que la gastro et la grippe sont contagieuses. 

Quand on déclare “je suis un malade mental” ou bien “j’ai un trouble bipolaire, j’ai des symptômes de schizophrénie” ou encore, plus couramment “je traverse une période de grosse déprime”, non seulement, on fout la trouille, mais on fait un peu le vide autour de soi. 

C’est étrange. Ce n’est pas contagieux. Mais cela fait peur. 

C’est une réaction qui ressemble à une intuition fausse : il faut laisser tranquille la personne qui traverse une dépression. Il faut la laisser seule. C’est idiot parce que cela isole, cela pousse à ruminer des idées noires. Cela ne favorise pas une vision positive et optimiste de la vie. 

C’est un peu comme cette idée saugrenue des médecins : celle de donner des médocs, des antidépresseurs, des anxiolytiques et des somnifères. Le parfait petit kit de l’apprenti suicidaire. On ne pourrait pas faire plus dangereux. Quel médecin donnerait des clopes et du pinard à un gars souffrant d’un cancer ? 

Lisez le récit de Demorand : Intérieur Nuit. C’est court, mais cela pose quelques questions essentielles. Celle de la honte d’être un malade mental, celle de la mauvaise prise en charge des médecins généralistes et même de pas mal de psy/chanalyste/chiatre. 

Le déclic a eu lieu, pour lui, quand sur France Inter, une matinée spéciale a été programmée. Elle s’intitulait “La maladie mentale, la fin d’un tabou”. 

Ma prise de conscience est récente, mais coïncide avec cette dépression que je traverse. Mis à part quelques amis concernés de près par le problème, traversant ou ayant traversé des épisodes dépressifs, personne ne semble vraiment enclin à comprendre de quoi il s’agit. On entend des remarques qui blessent ou qui enfoncent encore plus, ou qui, au mieux, ne servent à rien. 

“Mais tu as tout pour être heureuse”... “Je n’aurais pas cru ça de toi”...“Repose-toi, sors, va faire un tour, prends l’air…” 

Cela part d’un bon sentiment. Mais quand le cerveau répète en boucle le contraire, c’est contre productif, c’est inutile, ou pire, c’est culpabilisant. Comment ne pas culpabiliser, quand on te dit que tu as tout pour être heureuse et que tu ne l’es pas. C’est vrai : j’ai une femme formidable, un job, des passions, des amis, je voyage, j’écris…Et malgré tout, je pense à la mort. C’est du gâchis, c’est mal, de penser cela. Et plus on y pense, moins on va bien. 

Le seul moyen de s’en sortir, c’est de considérer cette maladie comme une maladie : en traiter les symptômes, en connaître mieux les causes et les ressorts, la prévenir et tenter de la guérir, pour sortir de la souffrance. 

Car comme une maladie, cela fatigue, cela fait souffrir physiquement. Comme quand on a une gastro, on est mal, on a une seule envie, rester au fond de son lit. On est épuisé, lessivé, on a des douleurs qu’on ne maîtrise pas et que l’on ignorait, des courbatures, des contractures. 

Le seul moyen de s’en sortir, c’est aussi de ne pas céder, autant que possible à la routine. Hormis quelques jours, au mois de novembre, j’ai décidé de ne pas prendre d’arrêt. Comme Demorand l’explique, lorsqu’il passe trois heures à la radio, concentré, motivé par les auditeurs, par les invités qu’il interviewe, par l’équipe qui travaille avec lui, il passe trois heures sans la maladie. C’est identique pour moi : quand je suis devant les élèves, je retrouve l’énergie et je cesse de ruminer. Ce n’est plus le cas à la mairie, malheureusement. Peut-être parce que j’ai eu le malheur d’exprimer mon mal être et que cela a fait peur et a poussé certains à m’isoler. 

C’est là qu’il faut absolument que les choses évoluent. Dans la perception que les autres ont de ce qui est une simple maladie. 

On n’est plus au temps où le SIDA était une maladie honteuse et où ces malades mouraient seuls. Il est nécessaire que nous sortions du tabou et de la honte pour les maladies mentales.