C’est un symptôme que l’on a pas perçu immédiatement. Il faut dire que ce n’était pas aussi perceptible que la perte du goût ou de l’odorat. Il faut dire que tout le monde n’a pas la même perception de la chose. Il faut dire que ce n’est pas quelque chose dont on parle facilement. Et puis, même les plus attentifs, les plus concernés, les plus intéressés par le sujet se disaient qu’il était sans doute normal, après une maladie si fatigante, si exténuante , si éreintante, de ne pas retrouver tout de suite une libido optimale.
C’est un symptôme dont les plus grands spécialistes de la COVID ont mis plus d’un an à parler dans les publications scientifiques. C’est un article britannique qui a soulevé la question : “Les effets de la COVID sur la libido : perte de désir et de sensations.” La communauté internationale s’est d’abord moquée de ces Anglais aux dehors si prudes et aux manières si frigides, par nature, avant de se mettre à investiguer sérieusement. On enquêta, on rappela des patients, on fit des statistiques et des relevés, on fit passer quelques tests sur des volontaires : des électrodes, un scanner, des stimuli externes, quelques revues pornos. Les résultats furent sans appel et concordèrent assez vite avec ceux des Anglais. Sur les panels testés, entre 55 et 75% des anciens malades ne répondaient d’aucune manière aux sollicitations, même les plus alléchantes. Dans les mêmes proportions, les réponses à la question “avez-vous fait l’amour depuis que vous êtes guéri?”, était non.
Personne n’en avait parlé, alors il semblait incongru d’en parler. Cela n’avait peut-être rien à voir avec le Corona virus. C’est ce que s’était dit Jérôme, 35 ans, en pleine possession de ses moyens avant de choper la maladie après une rencontre sur Tinder, entre deux confinements. Sa partenaire, Sonia, n’avait pas semblé particulièrement malade lorsqu’ils s’étaient retrouvés sur un banc, dans le parc, un beau dimanche après-midi du début du mois de septembre. Ils s’étaient parlés un peu, ils avaient fait connaissance, elle avait dit “Je suis un peu fatiguée, mais ça me fait tellement de bien de rencontrer quelqu’un…” Ils avaient parlé d’eux, du télétravail - elle était intendante dans une cantine d’entreprise, elle avait été en chômage partiel une bonne partie de l’année -. Jérôme - journaliste pour un magazine de jeux vidéo - annonçait clairement la couleur sur son profil Tinder : il cherchait des rencontres brèves et sans prise de tête. Il aimait tellement le sexe. Il cherchait des filles aimant s’amuser sans penser à demain. Des femmes libres. Et il trouvait sans problème : il était charmant, un grand brun avec déjà un début de calvitie qui le rendait sympathique, un sourire qui inspirait la confiance. Il avait la côte sur le réseau de rencontre, on vantait sa discrétion et ses talents d’amant. Il aimait tellement la bagatelle, les femmes, toutes les femmes…
Sonia était libérée et joyeuse. Les yeux pétillants, quand il passa son bras autour de sa taille, donnait le signal d’une soirée agréable, d’une nuit douce. Elle le fut. Ne croyez pas que ces deux-là étaient irresponsables : ils avaient bien évidemment utilisé un préservatif. Mais Sonia était, sans le savoir, dans sa période d’incubation. Et le préservatif ne servait à rien contre la COVID. Ils avaient bien entendu partagé des baisers à perdre haleine, ils avaient collés leur peau et leurs sueurs l’un à l’autre dans des étreintes chaleureuses, ils avaient échangés quelques fluides, inévitablement, dans le feu d’une action bien menée, en amants d’un soir tout à fait passionnés.
Ensuite, ils ne s’étaient plus revus, d’un accord commun, mais Jérôme fut surpris de recevoir un SMS désolé de Sonia, quelques jours plus tard, lui déclarant qu’il était cas contact, qu’il devait s’isoler et se faire tester. La poisse, pensa-t-il. Le bon souvenir tourna vinaigre. Il perdit l’appétit, ressentit une fatigue immense, commença, au troisième jour, à tousser douloureusement, après avoir enduré des migraines persistantes. Et puis lui qui ne pensait qu’à cela, auparavant, n’y pensa soudain plus du tout. Plus la moindre petite pensée coquine, même le matin au réveil, plus de ces petits flashs agréables en apercevant la silhouette fine d’une jolie fille et en la déshabillant du regard, plus aucun soubresaut pelvien en pensant à sa collègue de bureau, Gisèle, qui portait si bien les robes moulantes et les talons hauts, laissant deviner des portes jarretelles et des dessous chics. Plus aucun rêve érotique. Rien en pensée, rien en action. S’il avait eu à se confesser, il n’aurait rien eu à raconter. En était-il surpris ? Il ne le nota pas vraiment, pour commencer. Il mettait cela sur la fatigue, sur l’inquiétude causée par cette maladie, par l’isolement imposé. Et puis quelques jours passèrent, la convalescence allait bon train : à 35 ans, on récupère vite. Il fut sur pied rapidement, il reprit le télétravail, les visioconférences, les interventions à distance...Il se disait, quelle sale période, on ne voit personne, on a plus de vie. Il se disait, c’est pour cela que je ne désire plus. Et puis j’ai chopé la maladie après une nuit torride, allez savoir, ça m’a peut-être coupé tous mes moyens.
Il essaya, quelques fois, de se mettre en condition, une main sur la souris, cliquant sur quelques vidéos coquines, l’autre main tentant d’éveiller un peu de désir, un peu de plaisir. En vain. C’est une tristesse immense qui le saisit alors. Surtout qu’il n’avait pas besoin de support extérieur, avant, pour s’amuser seul. Il avait une imagination et des souvenirs, il avait des fantasmes à n’en plus finir. Mais tout cela l’avait fui.
Profitant alors de sa main sur la souris, il chercha à savoir si cela avait un lien avec la maladie. Il tomba sur l’article anglais, sur les enquêtes mondiales. Il n’était pas le seul. Un vertige le prit. Il extrapola, il délira, il se prit à imaginer le pire des complots, celui qui aurait pour finalité ultime le génocide total. Le virus chinois signait la fin de l’humanité, rien de moins. Il écrivit alors un long article confus et embrouillé, mais citant la recherche sur le sujet, une diatribe enflammée et illuminée, mais documentée, un pamphlet propre à exciter les masses paranoïaques, les anti-vax, et les suspicieux. Il concluait ainsi : “Plus de désir, plus d’amour...plus d’amour, plus de relation sexuelle...Plus d’enfant ! C’est la fin de l’humanité !”
L’article publié dans la revue où il travaillait et repris des centaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux provoqua l’indignation, la peur, la détresse. Les cas se signalaient, de plus en plus nombreux. Des #FrigideMeToo et des #NoLibidoMeToo fleurirent un peu partout. On faisait le lien avec la baisse de la natalité, que l’INSEE avait révélée quelques jours plus tôt. Chacun en profitait pour donner des détails de sa vie sexuelle, pour parler de ses désirs les plus intimes. Chacun voulait savoir s’il avait ce symptôme ou pas. S’il était possible de faire l’amour sans désir, de désirer en refaisant l’amour, quoi qu’il en coûte. Au diable la propagation de la maladie, il fallait pouvoir à nouveau se toucher, se caresser et jouir sans entrave.
Neuf mois plus tard, on connut enfin ce baby boom tant promis et qui n’avait pas eu lieu en décembre 2020.