C’était un rêve que je poursuivais depuis de longues années. Je voulais écrire un roman. C’est un travail de longue haleine. C’est le travail de toute une existence. On y met son cœur, on y met son âme. On y met toute sa vie et toutes les vies des gens qui nous entourent. On passe du temps à chercher les mots, à prendre des notes, à trouver des formules : on pense que cela ferait mouche.
On le fait relire à tout ceux qu’on a mis à l’intérieur, on espère qu’ils ne se reconnaîtront pas, on croise les doigts pour que ça leur plaise, on a l’impression d’avoir fait un chef d’œuvre, durant quelques minutes par jour et le reste du temps, on pense qu’on aurait mieux fait d’aller faire du shopping. On relit des livres qu’on aime et on se trouve minable, on s’interdit ensuite de lire une ligne en dehors de sa prose. On imagine alors être à la hauteur de Proust et de Louis-Ferdinand Céline. Alors on s’encourage, on a l’impression qu’on pourra être imprimé. Et on se met à faire des jeux de mots avec des noms de même étymologie, on se persuade que tout le monde les comprendra.
C’est alors qu’on a un ami qui connaît un ami qui a l’adresse mail d’un éditeur. Et on se dit que c’est un signe du destin. Qu’on a sa chance, qu’on est un futur best-seller. Amélie Nothomb, Marc Lévy. Ou alors un artiste incompris, qu’on redécouvrira après sa mort. Mais on arrive à se convaincre qu’on a écrit un grand roman.
Alors on se décide à envoyer son manuscrit.
On attend le retour avec tellement d’impatience qu’on ne peut plus rien faire d’autre. On a les yeux rivés sur sa boîte de réception qui se transforme en boîte de déception à chaque fois qu’un mail pour La Redoute s’y dépose. On ne peut plus lever les yeux de son écran, on ne fait plus la vaisselle, on ne va plus aux toilettes. On passe son temps à attendre. Evidemment, on finit par bouger, au bout d’une heure ou deux. Il faut bien vivre. Mais on vit alors alors avec un détachement un peu faux, on chantonne pour se donner une contenance, on va faire la vaisselle en faisant des pauses toutes les deux minutes pour aller vérifier l’ordinateur.
Et puis le message arrive. Et c’est l’incompréhension.
Le message s’intitule « Code 162 ».
« Bonjour Madame, Je suis honoré d’avoir pu lire votre manuscrit. Il présente des qualités certaines. Malheureusement, nous ne pourront pas donner suite à notre collaboration. En effet, nous avons dû le classer « Code 162 ». Ce code est strictement confidentiel. Seuls les éditeurs le connaissent. Je ne peux pas vous en dire plus par mail. Soyez assurée de nos meilleurs sentiments, Bien cordialement, Etienne Antoine, directeur des Editions Des Lettres Rebelles. »
Je n’ai rien compris. J’ai appelé l’ami qui m’avait donné le mail de l’éditeur. Il a appelé son ami et j’ai réussi à avoir le numéro de téléphone de cet Etienne Antoine.
C’est alors qu’il m’a expliqué :
« - Personne ne le sait, hormis les éditeurs et…donc…162 écrivains, par an. Vous en faites partie.
- Je ne comprends pas.
- C’est normal, c’est très compliqué à comprendre. Si je vous l’explique…Ah…ça m’embête. Vous risquez d’avoir ensuite un rapport différent à l’écriture…Cela risque de vous bloquer…Êtes-vous sûre de vouloir savoir ?
- Oui…enfin, je ne sais pas. J’ai écrit un roman, qui ne me semble pas si mal…il est plutôt…drôle, intelligent…Les amis qui l’ont lu l’ont aimé…
- Oui, c’est un bon roman, j’en suis d’accord. J’aurais vraiment aimé pouvoir le publier. Mais je ne peux pas. C’est un code 162. »
Il a raccroché. J’ai senti qu’il était à la fois en colère, énervé…et triste.
Je ne l’ai pas rappelé tout de suite. J’ai passé la nuit à me tourner dans tous les sens. Je me suis relevée à trois heures du matin pour chercher « code 162 » sur internet. Je n’ai rien trouvé.
Le lendemain, je l’ai rappelé. Je lui ai demandé si l’on pouvait se rencontrer. Je me suis rendue à son bureau.
Il a d’abord été très mystérieux, comme au téléphone.
Et puis, il a recommencé en étant très embrouillé :
« - Chaque année, il y a 162 « Codes 162 ». C’est tout, c’est comme ça, chaque année.
- Je ne comprends rien.
- Chaque année, en janvier, on ne publie aucun des manuscrits qu’on reçoit. On attend de savoir lequel sera « 162 ».
- Mais pourquoi ?
- Ce sont des romans identiques. Chaque année. 162 romans.
- Identiques ?
- Oui, strictement identiques : au mot près, à la virgule près, à la faute de frappe près.
- C’est…n’importe quoi ! C’est impossible.
- Oui, c’est ce qu’on se dit quand on entre dans le métier. Mais chaque année depuis…des siècles, je crois, il y a chaque année dans toute la francophonie 162 romans qui nous sont envoyés et qui sont strictement les mêmes. Alors on ne peut pas les publier. Cela poserait des problèmes. Parfois, on publie le premier qu’on a reçu, si on n’en a pas reçu deux le 1 er janvier. Mais si on arrive à prouver formellement que le premier est bien le premier, alors on le publie. Et souvent, ce sont des cartons ! Tenez…l’exemple le plus célèbre, dans le métier, c’est Madame Bovary : s’il a été publié en décembre, c’est parce qu’il a fallu réunir les preuves qu’il avait bien été le premier de l’année à avoir été écrit et que Flaubert ne l’avait pas plagié…
- Vous croyez que j’ai plagié ? Que j’ai copié ce roman ? C’est insensé !
- Non, je ne crois pas cela. On cherche des explications, au début. J’ai fait comme vous : j’ai pensé au plagiat, à l’espionnage industriel, aux ordinateurs tous connectés au grand réseau, tous reliés…mais…
- Mais voyons, c’est stupide ! Bien sûr qu’il y a une explication rationnelle !
- Il n’y en a pas. Il y a l’air du temps. Il y a le fait que les êtres humains qui se croient tous unique sont en fait des clones, des robots, tous pareils. Des auteurs se sont suicidés en apprenant ça…Vous n’allez pas vous suicider, hein ? »
Il s’est arrêté et a pris sa tête entre les mains.
Je ne savais plus quoi dire. Oui, cela allait changer considérablement ma relation aux livres. Comment écrire encore après une nouvelle pareille. Comment ne pas être plein d’angoisse à l’idée d’écrire le même roman que tous ces inconnus ? Et en plus…162 romans par an…mais combien de romans has been publiés l’année suivante, étant le 163 ou 164…
J’étais épouvantée, abattue.
J’allais sortir du bureau, laissant l’éditeur au même désespoir que moi. J’avais la main sur la poignée de la porte quand il s’est précipité sur moi. Il a refermé la porte et gravement, il m’a dit : « - Et pas la peine de courir chez vous pour en faire une nouvelle fantastique. C’est ce que font tous les 162. Systématiquement. »