Je n’ai pas de fièvre.
J’ai la rage. J’ai une colère immense qui ne cesse de monter en moi depuis des semaines. La colère est pourtant un sentiment très éloigné de ce que je suis. Je suis calme, posée, discrète, vous dirons les gens qui me connaissent un peu. Ils sont rares, ceux qui me connaissent vraiment, parce que je ne me dévoile pas. Mais une colère sourd en moi depuis quelques temps.
Les masques, je vous en ai déjà parlé. Des dizaines de fois sur ce blog. Je vous ai fait le récit des heures passées, au niveau local, pour en trouver pour les médecins, les infirmières, les ambulanciers, les Ehpad, les aides à domicile. Je ne vous refais pas le sketch. Pendant ce temps-là, l’Etat et les guignols qui le dirigent ne cessaient de dire que tout allait bien dans le meilleur des mondes. Qu’il y avait des masques pour les professionnels de la santé et que les masques étaient inutiles, pour nous, pauvres citoyens de seconde zone. Et pendant ce temps-là, les médecins de ville avaient 6 masques par semaine, gracieusement accordés par l'ARS, et beaucoup sont tombés malades.
Aujourd’hui, le discours a changé, même Macron met un masque, il faut que tout le monde en ait un,
illico presto. Et que tout va bien puisque tout le monde va en avoir, il y en a, partout sur le territoire, on va en distribuer, dans les villes, dans les communes (qui n'ont jamais eu de dotation pour cela), on va en avoir dans les supermarchés et dans les bureaux de tabac. On sait que c’est faux, il n’y en a toujours pas assez, pas assez pour les enseignants sensés reprendre le chemin de l'école lundi prochain, pas assez pour les salariés dans les entreprises, pas assez dans les administrations.
Et puis il y a les scandales des prix, de la grande distribution qui en dégotent par magie...Et puis il y a la comparaison facile mais néanmoins stupéfiante entre les 7 milliards d’Euros filés à Air France pour les avions à l’arrêt, pour les avions qu’on voulait privatiser il y a encore quelques semaines, les 7 milliards balancés sans contrepartie, quand on fait payer les masques aux Français (qui sont parfois en PQ avec trois agrafes et un élastique marron). Les Français payent-ils leurs impôts pour qu’on leur fassent payer des masques ? Les Français n’ont-ils pas légitimement le droit d’avoir un système de santé qui les protège, avec des médecins et des infirmières protégés ? Les Français n’ont-ils pas le droit, en période de crise sanitaire, d’être la priorité devant les avions d’Air France ?
La colère, c’est l’indécence de l’ARS qui envoie des tutos pour faire des blouses avec des sacs poubelles. Et qui n’a même pas encore eu l’idée d’envoyer le tuto pour faire des charlottes en sac plastiques.
Savez-vous qu’en ce moment, il y a des tas de personnels soignants qui sont malades parce qu’ils n’ont pas été protégés dès le début de la crise ? Des masques, des charlottes et des blouses en plastique à quelques centimes d’Euros auraient suffit et on n’a pas pu les fournir.
Vous savez comment on meurt du COVID ? Vous savez qu’on meurt en s’étouffant, qu’on se noie soi-même ? Qu’on agonise ainsi pendant des heures, des jours ? Que c’est ce qui se passe dans les Ehpad ? Parce que là aussi, il y a des motifs pour être en colère. Une colère pire encore. Parce que ce qu’on fait à nos vieux dit tellement sur notre vision de la société. Nous - collectivement, par notre silence et notre soumission - nous avons décidé qu’en Ehpad, on ne soignait pas les êtres humains comme dans le reste du pays. On a décidé d’une médecine à deux vitesses. Pas d’intubation, pas de respirateur, souvent, même pas de médecin. Du doliprane et de la morphine pour amener à la mort sans fièvre et en toute inconscience. Et sans pouvoir même avoir sa famille près de soi. On achève bien les chevaux.
La colère, c’est aussi les chiffres qu’on nous balance chaque jour des chiffres froids et impersonnels : moins de décès aujourd’hui qu’hier, plus que demain, espérons. Des chiffres qui ne disent pas la réalité de la mort, en Ehpad, à l’hôpital ou chez soi. Parce qu’on meurt aussi chez soi, mais ces chiffres-là, on ne les a pas. Comme ça, on ne bat pas le record de l’Angleterre. La colère, c’est que derrière ces chiffres, ces courbes, ces graphiques et ces cartes colorées, on ne dit pas la réalité de la mort, des souffrances, des familles qui ne peuvent pas faire leur deuil. On ne dit pas les semaines de coma, les patients qui mettront des mois à s’en remettre, on ne dit pas l’affaiblissement, les conséquences, les séquelles. On cache la mort derrière des infographies.
La colère, c’est aussi la soumission de notre société, l’administration tatillonne, lourde, frileuse, qui ne prend pas de décision, pas de responsabilité. La lenteur pour tout, le maire qui doit demander au Préfet, le Préfet qui renvoie à l’éducation nationale, l’inspecteur qui ne sait pas, le recteur qui ne répond pas et qui finit par renvoyer au Préfet qui se tourne vers la mairie en disant : “Si ça merde, ce sera de votre faute.”
Et puis nous, qui nous sommes laissé enfermer, gaiment, à coup de #RéussirSonConfinement et de recettes de cuisine partagées, d'extases sur les petites fleurs et les oiseaux qui chantent, et d'apéro Skype. Moi la première.
Mais on a changé les lois, on a restreint nos libertés. En quelques semaines, le code du travail, les libertés fondamentales, le droit d’aller et de venir, le droit de réunion, les instances démocratiques...les droits de protections des données médicales, des données personnelles…Nous avons tout accepté sans broncher. Nous avons bradé notre conscience, notre jugement et notre raison, nous avons fait confiance à des imbéciles qui ne seraient pas capables d’organiser proprement une kermesse d’école, pour gérer une crise et un pays de 70 millions de personnes.
Cette soumission est de mauvais augure. Nous laisserons notre société se morceler, s’atomiser, s’individualiser encore plus. Nous travaillerons sur zoom, nous resterons dans notre chambre, nous ne ferons plus société. Le rêve ultime de celui qui veut diviser pour mieux régner, diviser au plus petit dénominateur. Mais pas commun. Ne nous unissons pas, soyons des unités désunies, des êtres pétrifiés par le choc, recroquevillés sur notre peur au point d’en oublier de vivre.