La suggestion positive n’a pas fonctionné du tout. Je suis plongée dans un des moments les plus glauques de toute ma vie.
J’étais élue de ma ville, à cette époque-là. J’étais d’astreinte. J’ai été appelée en pleine nuit. On déplorait un mort dont on ne parvenait pas à joindre la famille. La police avait fait le constat, mais elle n’avait pas trouvé de médecin. Or, il faut un certificat de décès en bonne et due forme pour que les pompes funèbres prennent en charge le corps.
Je me suis rendue sur place. Le cadavre gisait nu sur son lit, à plat ventre. L’homme d’une soixantaine d’année était maigre et son dos était tatoué d’une grande croix. Il était un peu comme Christ déchu, descendu de la croix, la peau rongée par le temps, par les coups de la vie, par l’alcool.
Le petit appartement sentait le pourri et le tabac froid. Les policiers, en me voyant arriver, furent ravis de pouvoir fuir la situation. Ils me transmirent en peu de mots, les maigres informations : plus d’eau. Les restrictions étaient la mise, à cette époque. Il n’y avait pas assez d’eau pour tout le monde. Alors ceux qui ne pouvait pas payer, tant pis. Ils n’avaient même pas l’heure ou la demi-heure d’eau au robinet. Le gars était mort de soif.
Dans son téléphone portable, il n’y avait que deux numéros : son fils et le numéro d’une femme non identifiée. Une certaine Sonia. Personne n’avait encore répondu, malgré les appels répétés, malgré les messages. Il fallait insister. Et si personne ne répondait, ce serait la fosse commune, les obsèques réglementaires prises en charge par la mairie.
Mais la priorité, c’était de trouver un médecin pour faire un constat du décès dans les règles de l’art.
Ce fut une des nuits les plus longues de ma vie. Je me disais qu’il avait dû mettre trois ou quatre jours à mourir, s’affaiblissant petit à petit. Qu’avant cela, il avait dû lutter pour essayer de trouver de l’eau, puis que ses forces avaient dû décliner et qu’il avait fallu se résigner, se coucher sur ce lit, ne plus rien faire, économiser ses mouvements, sa sueur, sa salive.
Et il n’avait pas pu compter sur son fils. Il n’avait pu compter sur personne…Solitude.
J’étais dans cet appartement, assise sur une chaise de la cuisine, entourée des minces souvenirs de toute une vie. Quelques photos d’un temps révolu ornaient le frigo : elles avaient jauni. Elles s’étaient racornies. Sur l’une d’elles, la couleur ivoire de la permanente d’une vieille femme me toucha aux larmes. Cet homme seul avait eu une mère, des amours de jeunesse, un fils. Et il mourrait seul, parce que personne n’avait pu l’aider à trouver un pack de 6 litres d’eau pour tenir un peu plus.
Au milieu de la nuit, un médecin de la garde d’urgence a bien voulu faire le déplacement. Il a soulevé les membres, il a pris le pouls et il a rempli le long formulaire Cerfa pour certifier que l’homme était mort depuis déjà quelques jours, que la déshydratation était bel et bien la cause de la mort et que les voisins avaient appelé les pompiers quand l’odeur de putréfaction s’était faite insupportable.
Les pompes funèbres sont venues et la mairie a pris en charge les obsèques. Triste fin.
On est peu de chose. On ne peut pas être utile aux autres.
Et mes yeux se rouvrent à nouveau sur cette réalité tiède et blanche.
De l’eau, de l’eau, de l’eau…La lumière orange se fait plus forte.
Je me dis une fois de plus que je ne comprends rien. Et aussitôt, je m’avoue, pitoyable, que je n’ai jamais vraiment compris quoi que ce soit à la vie. Ni au gens. Je n’ai jamais vraiment fait autre chose que de me laisser porter par le vent de la vie.
Un jour, par exemple, je me souviens…
Mes yeux se sont retournés, j’ai senti mes muscles se détendre à nouveau. Le sommeil m’a gagnée. Je suis replongée à nouveau dans une ambiance bien différente et je m’évade à nouveau de la chambre blanche.






