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vendredi 9 mai 2025

C’est si bien pensé


Il avait pris la route sous la pluie. 


Il n’était pourtant plus très sûr de ses yeux. Les lumières dansaient un peu sur l’A36, mais il suffisait de s’accrocher à quelques points de repère : les lignes blanches, de chaque côté et les feux de la voiture de devant. Et puis la voiture, avec ses fonctions de maintien dans la voie, de calcul de distance avec le véhicule précédent et de régulation de la vitesse, s’en chargeait très bien toute seule. 

 Il avait allumé le contact et l’autoradio s’était mis en route sur France Infos. Les nouvelles tournaient en boucle, tous les quarts d’heure, déversant leur lot de guerres, de malheurs et de misères. Il n’écoutait plus vraiment, au bout d’une centaine de kilomètres, quand le système automatique de détection de la fatigue lui proposa de faire une pause pour prendre un café.

 Il décida de s’en remettre à l’IA et glissa sur une aire d’autoroute éclairée comme les Champs Elysées. Il se gara le plus près possible de l’entrée de la supérette, claqua la porte de sa voiture qui se verrouilla automatiquement en émettant un léger sifflement. 

 En entrant dans le magasin, il se sentit aussitôt chez lui, alors qu’il n’avait jamais eu l’occasion de s’arrêter là, précisément. Tout était familier : les friandises au comptoir, les bouteilles de soda alignées dans les grands frigo, au fond, en libre service, les sandwichs triangle, les rangées de machines à café devant lesquels quelques noctambules somnolaient, accoudés aux mange-debout, agrippés à leur gobelet en plastique. 

 Il se dirigea vers les frigos, comme par habitude, à la recherche de la boisson miracle. Il était accro au marketing, hyper sensible aux nouveautés, capable d’acheter n’importe quoi si l’étiquette lui accrochait l'œil. Cette fois-ci, il dégota une boisson aux baies de goji et au concombre rose d’Anatolie, promettant une réhydratation intense, ainsi qu’un apport inédit en vitamines B6, B12 et C, des oméga trois, et une haute teneur en protéines. Il se dit, satisfait, qu’avec pareil cocktail, il pourrait rouler au moins trois heures de suite sans que sa voiture ne lui conseille de faire une pause.  

Il ne s’attendait pas, à la caisse, à trouver une employée bougonne et à moitié endormie. Voilà quelque temps déjà que le personnel humain avait été remplacé par un robot IA, toujours souriant, avenant, poli, adaptable à la clientèle : une belle blonde pulpeuse pour les messieurs et un grand brun sympathique pour les dames. “Bonsoir, comment allez-vous ?” récitait la machine. Par réflexe, par imitation du ton enjoué, il répondit : “Bien, merci, et vous ?”. Ce qu’il n’aurait jamais fait avec une dame en blouse estampillée du logo de la station d’essence et affublée d’une de ces drôles de casquettes composées uniquement d’une visière. Il aurait dit “Bonsoir”, sans y penser, sans même regarder son interlocutrice dans les yeux. Mais là, c’était différent. 

 Ce serait idiot de dire que c’était plus humain. La fatigue, l’indifférence, l’ennui ou l’impolitesse sont typiquement humains. Mais en face de cette machine, on avait presque envie de faire la conversation.  

D’ailleurs, elle proposa à son client s’il voulait accompagner sa boisson avec quelques délicieux snacking. Il lui avait fallu dix secondes pour comprendre le profil du pigeon : “Nous avons en ce moment ces nouveautés qui nous viennent tout droit de Suède : il s’agit de viande de renne séchée. C’est la viande la plus maigre et protéinée que nous avons actuellement. Le processus de fabrication inclut une faible teneur en sel et la préservation de tous les bienfaits nutritionnels, sans perdre les propriétés gustatives incomparables. Je pense que vous allez adorer !” 

 Il prit évidemment le sachets et s’en tira pour 26€50, avec un petit paquet de chewing-gums. Il avait payé directement avec son empreinte digitale, sans y penser.  

En remontant dans sa voiture, le GPS demanda si sa destination avait changé. Il répondit non, sans y penser. La voiture lui proposa la conduite automatique, ce qu’il accepta, là aussi, machinalement. La nuit était propice à se laisser porter. L’écran lui proposa quelques podcasts bien choisis, en fonction de ses goûts et du moment : l'algorithme était bien rodé. Il n’avait qu’à toucher du doigt pour se laisser emporter par la voix chaleureuse de Pierre Bellemare, venu d’un autre siècle pour lui raconter des histoires passionnantes. 

Le siège chauffant s’est mis en route tout seul, sans doute alerté par une baisse de température subite des paumes de ses mains sur le volant. Dans son cocon climatisé, à l’air régénéré automatiquement, il était hors du temps, hors de tout ce qui pouvait agiter l’extérieur. II goûtait un luxe inestimable. 

 Les paysages qu’il traversait, les villes percluses de pollution, la chaleur moite de la nuit d’avril…tout cela lui passait au-dessus de la tête, au-dessus du panneau de verre de sa voiture qui aurait pu donner à voir les étoiles, si l’atmosphère n’avait pas été semé de particules fines. Il ne songeait pas à cela. 

Il s’étourdissait des paroles de Bellemare, il se félicitait de son jus de baie de goji et de concombre d’Anatolie qu’il avalait à petites gorgées, il se régalait des petites lamelles de renne sans penser un seul instant à ce pauvre animal en voie de disparition, mais en songeant tout de même que le paquet de 26 grammes était un peu petit pour son prix.

 Il avait songé. Pourtant, tout était absolument programmé pour qu’il n’ait pas à penser. Tout devait se dérouler sans qu’il ait à réfléchir. 

 La voiture stoppa net, se garant sur la bande d’arrêt d’urgence. C’était un bug dans le système. C’était la procédure : si les paupières étaient lourdes, une pause s’imposait, mais si le cerveau était alerte, il fallait arrêter le véhicule immédiatement. 

Cela avait été jugé bien trop dangereux, de laisser un humain conscient prendre le volant. Des études avaient clairement montré que c’était la cause de 100% des accidents. 

 Heureusement, notre conducteur, suite à cet arrêt surprise, resta hébété et le système se remit bien vite en route. 

 En toute sécurité, sans penser, surtout, sans jamais penser.

vendredi 18 avril 2025

Maladies mentales : vite, la fin du tabou



J’ai entendu, l’autre matin, Nicolas Demorand nous déclarer “Je suis un malade mental”. Et derrière ma radio, devant mon bol de café au lait, je l’ai remercié pour ces mots. 

 Je l’ai remercié de dire cela comme on dit parfois “j’ai une gastro qui me cloue sur les toilettes”. La réaction, en général, quand on dit cela, ou quand on déclare qu’on a une crève d’enfer et de la fièvre, c’est “bon rétablissement, prends soin de toi, je te conseille du miel avec du thym…” des choses gentilles et bienveillantes. On prend des nouvelles de vous, on vous envoie un petit message. 

On n’a pas peur. Pourtant dieu sait que la gastro et la grippe sont contagieuses. 

Quand on déclare “je suis un malade mental” ou bien “j’ai un trouble bipolaire, j’ai des symptômes de schizophrénie” ou encore, plus couramment “je traverse une période de grosse déprime”, non seulement, on fout la trouille, mais on fait un peu le vide autour de soi. 

C’est étrange. Ce n’est pas contagieux. Mais cela fait peur. 

C’est une réaction qui ressemble à une intuition fausse : il faut laisser tranquille la personne qui traverse une dépression. Il faut la laisser seule. C’est idiot parce que cela isole, cela pousse à ruminer des idées noires. Cela ne favorise pas une vision positive et optimiste de la vie. 

C’est un peu comme cette idée saugrenue des médecins : celle de donner des médocs, des antidépresseurs, des anxiolytiques et des somnifères. Le parfait petit kit de l’apprenti suicidaire. On ne pourrait pas faire plus dangereux. Quel médecin donnerait des clopes et du pinard à un gars souffrant d’un cancer ? 

Lisez le récit de Demorand : Intérieur Nuit. C’est court, mais cela pose quelques questions essentielles. Celle de la honte d’être un malade mental, celle de la mauvaise prise en charge des médecins généralistes et même de pas mal de psy/chanalyste/chiatre. 

Le déclic a eu lieu, pour lui, quand sur France Inter, une matinée spéciale a été programmée. Elle s’intitulait “La maladie mentale, la fin d’un tabou”. 

Ma prise de conscience est récente, mais coïncide avec cette dépression que je traverse. Mis à part quelques amis concernés de près par le problème, traversant ou ayant traversé des épisodes dépressifs, personne ne semble vraiment enclin à comprendre de quoi il s’agit. On entend des remarques qui blessent ou qui enfoncent encore plus, ou qui, au mieux, ne servent à rien. 

“Mais tu as tout pour être heureuse”... “Je n’aurais pas cru ça de toi”...“Repose-toi, sors, va faire un tour, prends l’air…” 

Cela part d’un bon sentiment. Mais quand le cerveau répète en boucle le contraire, c’est contre productif, c’est inutile, ou pire, c’est culpabilisant. Comment ne pas culpabiliser, quand on te dit que tu as tout pour être heureuse et que tu ne l’es pas. C’est vrai : j’ai une femme formidable, un job, des passions, des amis, je voyage, j’écris…Et malgré tout, je pense à la mort. C’est du gâchis, c’est mal, de penser cela. Et plus on y pense, moins on va bien. 

Le seul moyen de s’en sortir, c’est de considérer cette maladie comme une maladie : en traiter les symptômes, en connaître mieux les causes et les ressorts, la prévenir et tenter de la guérir, pour sortir de la souffrance. 

Car comme une maladie, cela fatigue, cela fait souffrir physiquement. Comme quand on a une gastro, on est mal, on a une seule envie, rester au fond de son lit. On est épuisé, lessivé, on a des douleurs qu’on ne maîtrise pas et que l’on ignorait, des courbatures, des contractures. 

Le seul moyen de s’en sortir, c’est aussi de ne pas céder, autant que possible à la routine. Hormis quelques jours, au mois de novembre, j’ai décidé de ne pas prendre d’arrêt. Comme Demorand l’explique, lorsqu’il passe trois heures à la radio, concentré, motivé par les auditeurs, par les invités qu’il interviewe, par l’équipe qui travaille avec lui, il passe trois heures sans la maladie. C’est identique pour moi : quand je suis devant les élèves, je retrouve l’énergie et je cesse de ruminer. Ce n’est plus le cas à la mairie, malheureusement. Peut-être parce que j’ai eu le malheur d’exprimer mon mal être et que cela a fait peur et a poussé certains à m’isoler. 

C’est là qu’il faut absolument que les choses évoluent. Dans la perception que les autres ont de ce qui est une simple maladie. 

On n’est plus au temps où le SIDA était une maladie honteuse et où ces malades mouraient seuls. Il est nécessaire que nous sortions du tabou et de la honte pour les maladies mentales.

mercredi 16 avril 2025

Ecoute ! Khruangbin, ça te fera décoller !

Khruangbin, ça veut dire avion, en thaïlandais. Pour un groupe de musique, ça peut sembler étonnant de choisir un nom aussi imprononçable. C'est pourtant ce qu'à fait ce groupe texan incroyable. 

C'est grâce à mon cousin Sylvain, qui voyage beaucoup, qui change souvent de pays, que j'ai découvert cette musique envoutante. Planante comme un avion ou comme un pad thaï...Ah...la coriandre et le citron vert...

En fait, il faut que je vous l'avoue, avant d'écrire cet article, je n'avais absolument aucune idée de la signification du mot Khruangbin et je ne savais pas plus d'où étaient originaires les membres du groupe. 

Quand on écoute cette musique, envoutante, cool, chaude, aux basses tendres et profondes, aux notes de guitare épicées, on ne sait pas vraiment si l'on est en Afrique, en Asie, sur la côte californienne ou sous emprise d'une dose considérable d'extasie. 

Vous connaissez peut-être le tube Texas Sun, qui nous indique la provenance de ce groupe. Ne vous arrêtez surtout pas à cela. Quand on pense au Texas, on pense à Trump, à ces états d'Amérique rétrogrades, réactionnaires, on pense aux ségrégationnistes, aux manifs anti avortement, aux fanas des fusils à pompe...

On ne pense pas à cette musique qui mêle guitare africaine, rythmes afrocubains, influences brésilienne ou moyennes-orientales. 

Si, dans la théorie sociologique du Anywhere et du Somewhere, il fallait classer ce groupe, ce serait clairement dans la catégorie Anywhere qu'il faudrait le placer. C'est-à-dire parmi les gens qui se sentent chez eux partout, dans le monde entier. Parmi les oiseaux de passage, parmi les mondialistes, les anti murs, les anti barbelés, les anti frontières. 

La musique permet cela, parce que c'est un langage universel. Sauf peut-être pour le yoddle, toutefois. 

Bref, je ne peux que vous conseiller d'écouter le dernier album de ce groupe extraordinaire : A la sala

 


dimanche 13 avril 2025

Des avis sur Déracinés


Les premiers avis sur mon livre reviennent à moi et ils sont plutôt positifs. Cela me surprend. Et me ravit, aussi, évidemment.

Il faut que je vous avoue que j'ai écrit ce roman, Déracinés, il y a quelques années déjà. Je ne l'avais pas publié parce que je l'avais fait relire à une amie qui ne l'avait pas aimé. 

Je sais combien j'ai tort de me fier à ce point à l'avis de quelqu'un d'autre. Ce n'est que le reflet de mon manque de confiance en moi. J'avais aussi d'autres doutes sur ce roman. Avant de le publier, je l'ai relu, je l'ai remanié et je l'ai fait relire à une autre amie. 

J'ai corrigé des incohérences, des maladresses. Mais globalement, c'est tout de même le roman que j'avais écrit il y a quelques années en arrière. Je l'ai relu avec l'impression que j'étais toujours prisonnière des mêmes démons, des mêmes obsessions qu'aujourd'hui, d'ailleurs. Publier cette histoire n'est donc pas anodin. Cela me permet de poser ces choses là, de les tenir à distance. 

Noëlle, une de mes fidèles lectrices m'a dit que c'était son préféré après La Graine. C'est un sacré compliment. Mais elle m'a dit aussi que ce livre là, comme tous les autres, était empreint de noirceur. 

Elle me l'avait déjà dit les fois précédentes et j'avais eu du mal à le comprendre et même à l'accepter. Mais cette fois, je comprends mieux ce qu'elle veut dire. Oui, il y a la mort, la solitude, les tourments de la vie, dans mes histoires. Mais je crois que c'est partie intégrante de notre existence et que nous devons composer avec, même si entre vie et trépas, nous espérons, nous avançons, nous créons, nous donnons la vie, nous aimons...

Publier un roman, c'est s'exposer, c'est donner à voir beaucoup de soi. Cela ne fait rien pour calmer mes angoisses existentielles, mais cela me permet quand même d'avancer...

 



dimanche 6 avril 2025

Le sonnet du sac


Il y avait sur la place, après le marché, 

Un sac en plastique tourmenté par le vent

Et le ciel était pur tout autour du clocher.

Le vent dans le nez et marchant le nez au vent, 


Nous allions doucement, comme un dimanche soir, 

Le sac volait, tournait, comme les pensées noires,

La place ressemblait à un soir de débâcle,

Les balayeuses chorégraphes offraient spectacle.


La poésie du sac volant dans le ciel bleu

Mettait en mon coeur un peu de baume et de joie,

La lumière semblait légère, l'air plus froid.


Le sac s'accrocha à un arbre, tableau fâcheux :

Sur fond de soleil couchant, le plastique échoit, 

Pollution triviale, qui me laisse sans voix. 

samedi 5 avril 2025

Malgré la tristesse


Aujourd'hui, malgré la tristesse insondable qui m'assaille souvent, j'ai aimé le soleil presque estival se reflétant sur le Doubs presque immobile. La longue balade matinale, avec mon amour et le chien. 

J'ai aimé la ville animée, le marché sous les arbres bourgeonnant. 

J'ai aimé le romarin sur le poisson et le gratin de chou-fleur. J'ai aimé le chocolat de Pâques, même si ce n'est pas encore Pâques. 

J'ai aimé penser que demain, nous aurons Noémie et Sébastien. 

J'ai aimé m'asseoir devant mon ordinateur pour écrire, même si les mots ne viennent pas, même si je me sens vide comme un tube de dentifrice qu'on aurait roulé jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'il exprime absolument toute sa substance. 

J'ai aimé les deux vernissages de ce jour, les talents divers des peintres amateurs, les sourires fiers de ceux qui présentaient leurs oeuvres. Devant les aquarelles, j'ai pensé à ma mère.

J'ai été très émue par la poésie étrange des photos de Sophie Patry

J'ai aimé qu'on me parle de mon dernier roman, même si souvent je ne sais pas quoi faire des compliments et que j'en reste stupide. 

J'ai aimé la clarté et les nuances du ciel du soir. 

J'ai aimé la poignée de la porte du restaurant chinois où l'on avait commandé un rouleau de printemps, une soupe vietnamienne, du riz cantonnais, des brochettes de boeuf aux cinq saveurs. Et deux bières thaï. La poignée de la porte de cet établissement est légère et sensible et la porte bondit qu'on l'effleure. 

J'ai aimé la dernière promenade du soir, avec le chien, dans la ville encore animée, les terrasses, les passants, le sourire de ce garçon qui a failli se prendre les pieds dans la laisse de Soské. 


vendredi 14 février 2025

La couleur de mon âme


Si je publiais ce roman, ce serait un peu comme revenir aux origines. Repartir à zéro. 

Dans la vie, si la fin est inéluctable, les étapes et le temps qu’elle prendra sont facultatifs. Mais écrire, pour moi, ce n’est pas une option. C’est un besoin, une nécessité. Comme la respiration. 

En écrivant ces mots, c’est comme si je reprenais mon souffle. Un bol d’air la bouche grande ouverte, brutal. Comme si j’avais eu la tête sous l’eau trop longtemps. Comme si quelqu’un m’avait appuyé sur la tête, dans une baignoire de série noire, comme si un malfrat avait voulu me tuer. Mais ce malfrat, c’était moi. J’étais la victime et le bourreau. 

En écrivant ces lignes, je ne suis pas sûre d’être guérie, mais je crois que c’est un passage. Un passage difficile, douloureux. Il faut pourtant que je parvienne à poser des mots sur ce que j’ai traversé. Sur ce que je continue de traverser. 

Tout d’abord, il y a les voix. Les murmures. Ce ne sont jamais des cris. Ce sont des murmures qui répètent comme un mantra maudit, je ne suis rien, je ne suis personne. Je veux mourir. Et cela devient une musique, un refrain. J’ai écrit “tout d’abord”. Mais est-ce par-là que cela a commencé ? Non. Il y a eu la mort d’abord Il y a eu le sentiment de disparaître et d’en avoir fini avec la vie quand mes deux parents ont poussé leur dernier souffle. De n’avoir sur cette terre plus personne à qui prouver quoi que ce soit. C’était pour leur prouver à eux que j’étais digne de la vie qu’ils m’avaient donnée que je faisais les choses. Les romans, les sourires, la politique, les diplômes, les petites fiertés stupides, les articles dans les journaux. C’était pour leur dire que j’étais désolée de ne pas être à la hauteur. Pour qu’ils me pardonnent la déception : pour qu’ils pardonnent à la fillette trop maigre, trop malade, trop lente, trop mauvaise à l’école, en retard, trop rêveuse, trop distraite, pas assez sportive, pas assez active, trop lesbienne, pas assez mère. Je voulais qu’ils se disent qu’ils n’avaient pas tout loupé. Mais ce n’était jamais assez et ils ont disparu. Sans me dire qu’ils me pardonnaient. Ou n’ai-je pas voulu l’entendre ? Ou n’ai-je pas voulu le croire ? J’ai continué de penser que je n’étais pas assez. Jamais assez. 

Je ne suis rien, je ne suis personne. Je veux mourir. C’est venu là. Comme ça, comme si ces mots s’étaient infiltrés en moi. 

Je vais courir, parfois, dans les petits matins froids, le long de la rivière. Les éclaircies sont rares, les ciels sont gris, mon âme s’évade au rythme d’une musique lancinante. Dans le souffle frais qui remplit mes poumons, je sens alors la vie. J’oublie un peu les mots qui taillent les veines de mon cerveau et qui défient ma raison. 

Je continue de sourire pour les gens, je continue de dire ça va. Mais les mots sont là, rengaine assassine. Je n’en sors pas. Je suis enfermée dans ces mots. Quand je veux en faire part, quand je veux me confier, les autres ont peur. La violence des mots les effraie. Ils ne veulent pas m’aider et je m’efface un peu plus à chaque fois. Pourtant, je le dis sans crier. Je le dis avec un doux sourire, je veux mourir. Je veux mourir. Cela ne veut pas dire que je vais faire cela violemment. Cela veut dire qu’il faut que je m’arrête. Que mon cœur cesse doucement de battre, simplement, sans faire de bruit. Juste que je disparaisse. Alors puisque mon cœur ne s’arrête pas, je disparais. Je n’ai pas d’autres solutions. Je ne parais plus devant les gens. Je porte trop de mort en moi, je me rends compte que je leur fais du mal. Alors je passe comme un fantôme. Pour ne pas déranger. Je m’exfiltre. Je m’extirpe de la réalité. Cela ne suffit pas à calmer le murmure. En marchant dans la rue, il est là. En promenant le chien. Je ne suis rien. En me levant le matin, je ne suis rien. En faisant la vaisselle, en écrivant ces lignes. Je ne suis personne. Et je veux mourir. 

On m’a dit va voir un psy. Prends des cachets. C’est ce que je fais. On m’a dit fais de la méditation. Sors, regarde des films, écoute de la musique. Mais les voix sont là. Elles se glissent dans tous les interstices de ma vie. Quand je suis aux toilettes, je ne suis rien, je ne suis personne, quand je suis devant les élèves, je veux mourir. Mais il faut quand même sourire. 

En écrivant ces lignes, peut-être qu’elles sont un peu moins dans ma tête, ces phrases de malheur. Peut-être qu’en les voyant à l’écran, noires sur blanc, elles me paraissent plus insupportables que lorsque je les entends, susurrées à mon cervelet primitif, quand je les lis, soudain, j’en saisis toute la violence. Mais jusque-là, j’étais bloquée. L’écriture ne pouvait pas m’aider. 

Il y a eu le corps, ensuite, qui s’est mis à crier. Si les mots sont des murmures, les maux sont des hurlements. Ma gorge s’est serrée. C’est physiquement que j’ai perçu cet étouffement. Cette tête sous l’eau. Par mon larynx noué. Par cette boule que je n’arrive pas à sortir. Par ces mots qui murmurent que je n’arrive pas à hurler. 

Parce que dans le fond, c’est une colère qui sourd en moi. Oui, je joue avec les mots, je m’en amuse. Mais ce n’est pas drôle. C’est une colère qui s’exprime avec douleur. Les tendons d’Achille, aussi. Douloureux, bleus, parfois. Lourd de sens, les tendons d’Achille. Achille : le héros que sa mère a voulu sauver de la mort, mais qui l’a laissé avec cette colère, implacable colère, celle qui peut laisser en déroute une armée entière, qui peut tuer Hector, qui peut traîner un corps sous les remparts d’une ville et sous les yeux d’un père vaincu de tristesse. La colère est en moi et refuse de sortir. Pas une larme, jamais. Je m’efforce de sourire quand je les sens monter et je sers un peu plus les muscles de mon ventre. 

C’est irrationnel. 

Je ne sais pas les raisons de ma colère. Je ne sais pas si c’est contre mes parents ou contre moi que je tempête. Je ne sais pas pourquoi je me ravage. Je m’en veux de n’être jamais qu’une enfant. Je m’en veux de ne pas savoir profiter de ce que la vie me donne. Je m’en veux de n’avoir pas su montrer à mes parents…montrer quoi ? Je ne sais plus. À mon âge, je ne devrais plus avoir rien à prouver à personne. Même à moi ? Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas simplement me dire que ça va ? Pourquoi vouloir me faire du mal ? Pourquoi les voix ne se taisent pas ? Pourquoi la raison ne prend pas le contrôle, cette fois encore ? Pourquoi est-ce que ma gorge continue de me faire souffrir ? Pourquoi je ne parviens pas à sublimer cela, comme je l’ai fait par le passé, en écrivant, en chantant, en riant, en parlant, en échangeant ? Simplement en vivant. Je ne vis plus. Je suis retranchée, isolée. 

En écrivant ces lignes, peut-être que comme dans la chanson de Coldplay, il faut que je compte mes démons et qu’avec les bons, je chasse les mauvais. Et tout n’est pas perdu. Est-ce que je le veux ? Si je publie ce roman, c’est que je le veux.