Il avait pris la route sous la pluie.
Il n’était pourtant plus très sûr de ses yeux. Les lumières dansaient un peu sur l’A36, mais il suffisait de s’accrocher à quelques points de repère : les lignes blanches, de chaque côté et les feux de la voiture de devant. Et puis la voiture, avec ses fonctions de maintien dans la voie, de calcul de distance avec le véhicule précédent et de régulation de la vitesse, s’en chargeait très bien toute seule.
Il avait allumé le contact et l’autoradio s’était mis en route sur France Infos. Les nouvelles tournaient en boucle, tous les quarts d’heure, déversant leur lot de guerres, de malheurs et de misères. Il n’écoutait plus vraiment, au bout d’une centaine de kilomètres, quand le système automatique de détection de la fatigue lui proposa de faire une pause pour prendre un café.
Il décida de s’en remettre à l’IA et glissa sur une aire d’autoroute éclairée comme les Champs Elysées. Il se gara le plus près possible de l’entrée de la supérette, claqua la porte de sa voiture qui se verrouilla automatiquement en émettant un léger sifflement.
En entrant dans le magasin, il se sentit aussitôt chez lui, alors qu’il n’avait jamais eu l’occasion de s’arrêter là, précisément. Tout était familier : les friandises au comptoir, les bouteilles de soda alignées dans les grands frigo, au fond, en libre service, les sandwichs triangle, les rangées de machines à café devant lesquels quelques noctambules somnolaient, accoudés aux mange-debout, agrippés à leur gobelet en plastique.
Il se dirigea vers les frigos, comme par habitude, à la recherche de la boisson miracle. Il était accro au marketing, hyper sensible aux nouveautés, capable d’acheter n’importe quoi si l’étiquette lui accrochait l'œil. Cette fois-ci, il dégota une boisson aux baies de goji et au concombre rose d’Anatolie, promettant une réhydratation intense, ainsi qu’un apport inédit en vitamines B6, B12 et C, des oméga trois, et une haute teneur en protéines. Il se dit, satisfait, qu’avec pareil cocktail, il pourrait rouler au moins trois heures de suite sans que sa voiture ne lui conseille de faire une pause.
Il ne s’attendait pas, à la caisse, à trouver une employée bougonne et à moitié endormie. Voilà quelque temps déjà que le personnel humain avait été remplacé par un robot IA, toujours souriant, avenant, poli, adaptable à la clientèle : une belle blonde pulpeuse pour les messieurs et un grand brun sympathique pour les dames. “Bonsoir, comment allez-vous ?” récitait la machine. Par réflexe, par imitation du ton enjoué, il répondit : “Bien, merci, et vous ?”. Ce qu’il n’aurait jamais fait avec une dame en blouse estampillée du logo de la station d’essence et affublée d’une de ces drôles de casquettes composées uniquement d’une visière. Il aurait dit “Bonsoir”, sans y penser, sans même regarder son interlocutrice dans les yeux. Mais là, c’était différent.
Ce serait idiot de dire que c’était plus humain. La fatigue, l’indifférence, l’ennui ou l’impolitesse sont typiquement humains. Mais en face de cette machine, on avait presque envie de faire la conversation.
D’ailleurs, elle proposa à son client s’il voulait accompagner sa boisson avec quelques délicieux snacking. Il lui avait fallu dix secondes pour comprendre le profil du pigeon : “Nous avons en ce moment ces nouveautés qui nous viennent tout droit de Suède : il s’agit de viande de renne séchée. C’est la viande la plus maigre et protéinée que nous avons actuellement. Le processus de fabrication inclut une faible teneur en sel et la préservation de tous les bienfaits nutritionnels, sans perdre les propriétés gustatives incomparables. Je pense que vous allez adorer !”
Il prit évidemment le sachets et s’en tira pour 26€50, avec un petit paquet de chewing-gums. Il avait payé directement avec son empreinte digitale, sans y penser.
En remontant dans sa voiture, le GPS demanda si sa destination avait changé. Il répondit non, sans y penser. La voiture lui proposa la conduite automatique, ce qu’il accepta, là aussi, machinalement. La nuit était propice à se laisser porter. L’écran lui proposa quelques podcasts bien choisis, en fonction de ses goûts et du moment : l'algorithme était bien rodé. Il n’avait qu’à toucher du doigt pour se laisser emporter par la voix chaleureuse de Pierre Bellemare, venu d’un autre siècle pour lui raconter des histoires passionnantes.
Le siège chauffant s’est mis en route tout seul, sans doute alerté par une baisse de température subite des paumes de ses mains sur le volant.
Dans son cocon climatisé, à l’air régénéré automatiquement, il était hors du temps, hors de tout ce qui pouvait agiter l’extérieur. II goûtait un luxe inestimable.
Les paysages qu’il traversait, les villes percluses de pollution, la chaleur moite de la nuit d’avril…tout cela lui passait au-dessus de la tête, au-dessus du panneau de verre de sa voiture qui aurait pu donner à voir les étoiles, si l’atmosphère n’avait pas été semée de particules fines.
Il ne songeait pas à cela.
Il s’étourdissait des paroles de Bellemare, il se félicitait de son jus de baie de goji et de concombre d’Anatolie qu’il avalait à petites gorgées, il se régalait des petites lamelles de renne sans penser un seul instant à ce pauvre animal en voie de disparition, mais en songeant tout de même que le paquet de 26 grammes était un peu petit pour son prix.
Il avait songé.
Pourtant, tout était absolument programmé pour qu’il n’ait pas à penser. Tout devait se dérouler sans qu’il ait à réfléchir.
La voiture stoppa net, se garant sur la bande d’arrêt d’urgence. C’était un bug dans le système. C’était la procédure : si les paupières étaient lourdes, une pause s’imposait, mais si le cerveau était alerte, il fallait arrêter le véhicule immédiatement.
Cela avait été jugé bien trop dangereux, de laisser un humain conscient prendre le volant. Des études avaient clairement montré que c’était la cause de 100% des accidents.
Heureusement, notre conducteur, suite à cet arrêt surprise, resta hébété, et le système se remit bien vite en route.
En toute sécurité, sans penser, surtout, sans jamais penser.