Un immense tableau trônait au dessus de l'autel. Son souvenir remontait aux longues messes de son enfance, quand sa grand-mère, chaque dimanche, l'obligeait à assister à l'office. L'ennui gagnait toujours, entre deux prières et entre deux chants, entre le sermon du curé, plus ou moins inspiré, et les moments de recueillement. L'ennui, ce n'est pas forcément le mot. C'était une sorte d'état méditatif qui le prenait. Il se mettait alors à observer le lieu, dans les moindres détails. Le carrelage en ciment, désuni, inégal, les peintures en trompe l'oeil, très réussies qui faisaient tout le charme de ce petit édifice de campagne, les quelques sculptures, les rares ornements dorés, le pied de la grande bougie pascale, le petit calice attendant son grand moment...
Une église offre au regard mille distractions.
Et puis il y avait ce grand tableau. Si la messe durait une heure, cela laissait à chaque fois le temps d'inventer une nouvelle histoire pour ce tableau.
On y voyait un homme d'un âge certain, avec une barbe blanche qui semblait faire "coucou" au corps d'un homme allongé sur le sol, face contre terre. Il était accompagné d'un ange, reconnaissable à ses ailes.
Qui était cet homme : le père Noël, un saint, un pêcheur, Dieu lui-même ? Et pourquoi était-il accompagné de cet ange qui lui posait sur l'épaule une main amicale ? Cet homme à terre, était-il mort ? Qui l'avait tué ? Et pourquoi l'homme à la barbe blanche le saluait-il ?
C'était un mystère. Une scène de crime à élucider.
Il était un enfant. Il aimait les dessins animés : Inspecteur Gadget, Cats Eyes et les Monstroplantes. Il aimait les mystères, les enquêtes, la science fiction et l'humour. Alors cet ange, cet extraterrestre, ce crime à élucider, ce vieil homme qui faisait coucou, voilà qui éveillait sa curiosité et qui titillait son imagination.
Il voyait l'homme au sol, avec des sandales et sur la tête, quelque chose qu'il prenait pour une gourde en métal argenté. L'éclat blanc, cela ne faisait aucun doute, c'était une gourde. C'était l'arme du crime : à cet homme en jupette, on avait fichu un grand coup de gourde sur la tête pour l'occire. Le vieil homme lui disait "Bien fait !" et lui faisait, narquois, un petit signe de la main. L'ange extraterrestre lui permettait de s'enfuir.
Un autre dimanche, une autre histoire. L'homme était enlevé par l'ange. Elle l'avait drogué, c'est pourquoi il avait l'air tellement ahuri. Et l'homme à terre était un pauvre type passant par là par hasard, frappé du sort d'amnésie par la puissante magie de l'être céleste.
Une autre fois, il imaginait une histoire digne d'un théâtre de boulevard : le mari, l'amant, la maîtresse, un coup sur la tête du mari, l'amant qui fait coucou ! Et l'ange, la femme, "Ô ! Ciel ! Mon mari"... Un peu tiré par les cheveux. On peut d'ailleurs changer la configuration : le jeune amant, à qui la dame a mis un sale coup sur la tête et le mari, que son épouse ramène au foyer, manu militari, qui fait signe à son mignon, comme pour lui dire merci pour les bons moments.
Les messes sont longues et l'imagination, fertile.
Jamais alors, il aurait imaginé que Saint Pierre, emprisonné par Hérode, soupçonné d'être complice du séditieux Jésus de Nazareth, aurait passé la nuit enchaîné, lamentable, à prier Dieu, pour finalement être sauvé par un ange qui viendrait au matin le libérer pendant que le garde, avec son casque et sa jupette romaine, faisait un somme.
Elle est belle pourtant cette histoire : pleine d'espoir. On peut avoir peur, si l'on a la foi, on peut quand même être sauvé. Parce que c'est difficile de croire et d'aimer, parce que la vie est faite de circonstances et que les geôles d'Hérode n'étaient sûrement pas une partie de plaisir...
Cela fait écho, aussi, à l'autre rédemption de Pierre, quand il aura renié Jésus trois fois avant que le coq ne chante : on peut être lâche, on peut mentir, on peut se tromper et être sauvé. Toute l'humanité est là.
Mais le grand tableau, à tout jamais, resterait mystérieux, pour lui. C'était une énigme. Cela avait sans doute un sens profond et intime. Il ne savait toujours pas lequel, même 40 ans plus tard.
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