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jeudi 22 mai 2025

Je ne parviens pas à écrire


Je n'ai pas le temps d'écrire, en ce moment. Non...Ce n'est pas vraiment un histoire de temps. C'est une histoire d'énergie. De volonté...

Mais je sais que ça reviendra, comme par jaillissement, par étonnement, par fulgurances. C'est toujours revenu. J'ai des phrases qui tournent dans ma tête. J'ai les 17 pages d'un début de nouveau roman, qui attendent, sagement dans la guangue froide et blanche d'un fichier Word. J'ai des fourmillements. 

J'ai écrit une rédaction, ce matin, en modèle, avec mes élèves de troisième. Pour leur montrer comment faire. Je ne sais pas si la pédagogie par le modèle est validée par l'académie. Mais ça, c'est de l'écrit qui ne compte pas. De l'écrit vain. De l'écrit utilitaire et matériel. Je ne sais pas bien à quoi ça sert, tout ce que j'écris, tout le temps : je suis une scriptomane comme d'autres sont nymphomanes. 

Pourtant...pourtant...depuis ce matin, trois personnes m'ont parlé de mon dernier roman, m'ont dit qu'ils l'avaient lu, qu'ils avaient aimé, qu'ils avaient passé un bon moment. J'ai toujours du mal à recevoir les compliments, je me dissocie, je dis merci, merci...Mais je ne sais pas si c'est vraiment à moi qu'on adresse ces laudes. 

Ma tristesse m'envoie des phrases, des phrases sombres et glauques et dans le fond, je crois que c'est pour cela que je ne parviens pas à écrire. 

Un texte revient souvent. Il trotte dans mon cerveau comme un petit cheval obsessionnel. C'est quelque chose comme ça :  "Du haut de mon balcon, souvent, je fixe le bout de trottoir, là, juste en bas. Puis je m'imagine, montant sur une chaise, d'abord, puis sur la barrière. Je sens le poids du comique de la situation, perchée sur ce mince rebord. Aurais-je l'équilibre ? Vacillerais-je ? J'aimerais alors avoir la grâce d'une plongeuse olympique et me jeter, bras et jambes tendus, la tête la première sur ce bout de trottoir, là, juste en bas. Mais peut-être que je chancellerais. Peut-être que je manquerais de tonicité et que je tomberais, comme un paquet de linge, molle et flasque. Peut-être même que je tomberais quelques mètres plus loin, dans la pelouse. Peut-être que j'aurais l'air ridicule, j'aurais l'air d'un bras cassé. Ou d'une côte cassée...Quoi qu'il en soit, je laisserais au moins une trace...sur le trottoir, là, juste en bas. " 

Ce sont ces histoires-là qui m'attirent comme le vide attire celui qui a le vertige. Je sais que je n'ai pas le droit même de penser cela et je n'ai personne à qui le dire. Alors l'écrire, non. Je ne peux pas. 

Même si, comme à chaque fois, poser les mots sur les choses permet d'en rendre la réalité plus supportable. Les sortir hors de moi, les extirper de mon crâne. Parce que je n'arrive pas à le faire autrement. 

vendredi 9 mai 2025

C’est si bien pensé


Il avait pris la route sous la pluie. 


Il n’était pourtant plus très sûr de ses yeux. Les lumières dansaient un peu sur l’A36, mais il suffisait de s’accrocher à quelques points de repère : les lignes blanches, de chaque côté et les feux de la voiture de devant. Et puis la voiture, avec ses fonctions de maintien dans la voie, de calcul de distance avec le véhicule précédent et de régulation de la vitesse, s’en chargeait très bien toute seule. 

 Il avait allumé le contact et l’autoradio s’était mis en route sur France Infos. Les nouvelles tournaient en boucle, tous les quarts d’heure, déversant leur lot de guerres, de malheurs et de misères. Il n’écoutait plus vraiment, au bout d’une centaine de kilomètres, quand le système automatique de détection de la fatigue lui proposa de faire une pause pour prendre un café.

 Il décida de s’en remettre à l’IA et glissa sur une aire d’autoroute éclairée comme les Champs Elysées. Il se gara le plus près possible de l’entrée de la supérette, claqua la porte de sa voiture qui se verrouilla automatiquement en émettant un léger sifflement. 

 En entrant dans le magasin, il se sentit aussitôt chez lui, alors qu’il n’avait jamais eu l’occasion de s’arrêter là, précisément. Tout était familier : les friandises au comptoir, les bouteilles de soda alignées dans les grands frigo, au fond, en libre service, les sandwichs triangle, les rangées de machines à café devant lesquels quelques noctambules somnolaient, accoudés aux mange-debout, agrippés à leur gobelet en plastique. 

 Il se dirigea vers les frigos, comme par habitude, à la recherche de la boisson miracle. Il était accro au marketing, hyper sensible aux nouveautés, capable d’acheter n’importe quoi si l’étiquette lui accrochait l'œil. Cette fois-ci, il dégota une boisson aux baies de goji et au concombre rose d’Anatolie, promettant une réhydratation intense, ainsi qu’un apport inédit en vitamines B6, B12 et C, des oméga trois, et une haute teneur en protéines. Il se dit, satisfait, qu’avec pareil cocktail, il pourrait rouler au moins trois heures de suite sans que sa voiture ne lui conseille de faire une pause.  

Il ne s’attendait pas, à la caisse, à trouver une employée bougonne et à moitié endormie. Voilà quelque temps déjà que le personnel humain avait été remplacé par un robot IA, toujours souriant, avenant, poli, adaptable à la clientèle : une belle blonde pulpeuse pour les messieurs et un grand brun sympathique pour les dames. “Bonsoir, comment allez-vous ?” récitait la machine. Par réflexe, par imitation du ton enjoué, il répondit : “Bien, merci, et vous ?”. Ce qu’il n’aurait jamais fait avec une dame en blouse estampillée du logo de la station d’essence et affublée d’une de ces drôles de casquettes composées uniquement d’une visière. Il aurait dit “Bonsoir”, sans y penser, sans même regarder son interlocutrice dans les yeux. Mais là, c’était différent. 

 Ce serait idiot de dire que c’était plus humain. La fatigue, l’indifférence, l’ennui ou l’impolitesse sont typiquement humains. Mais en face de cette machine, on avait presque envie de faire la conversation.  

D’ailleurs, elle proposa à son client s’il voulait accompagner sa boisson avec quelques délicieux snacking. Il lui avait fallu dix secondes pour comprendre le profil du pigeon : “Nous avons en ce moment ces nouveautés qui nous viennent tout droit de Suède : il s’agit de viande de renne séchée. C’est la viande la plus maigre et protéinée que nous avons actuellement. Le processus de fabrication inclut une faible teneur en sel et la préservation de tous les bienfaits nutritionnels, sans perdre les propriétés gustatives incomparables. Je pense que vous allez adorer !” 

 Il prit évidemment le sachets et s’en tira pour 26€50, avec un petit paquet de chewing-gums. Il avait payé directement avec son empreinte digitale, sans y penser.  

En remontant dans sa voiture, le GPS demanda si sa destination avait changé. Il répondit non, sans y penser. La voiture lui proposa la conduite automatique, ce qu’il accepta, là aussi, machinalement. La nuit était propice à se laisser porter. L’écran lui proposa quelques podcasts bien choisis, en fonction de ses goûts et du moment : l'algorithme était bien rodé. Il n’avait qu’à toucher du doigt pour se laisser emporter par la voix chaleureuse de Pierre Bellemare, venu d’un autre siècle pour lui raconter des histoires passionnantes. 

Le siège chauffant s’est mis en route tout seul, sans doute alerté par une baisse de température subite des paumes de ses mains sur le volant. Dans son cocon climatisé, à l’air régénéré automatiquement, il était hors du temps, hors de tout ce qui pouvait agiter l’extérieur. II goûtait un luxe inestimable. 

 Les paysages qu’il traversait, les villes percluses de pollution, la chaleur moite de la nuit d’avril…tout cela lui passait au-dessus de la tête, au-dessus du panneau de verre de sa voiture qui aurait pu donner à voir les étoiles, si l’atmosphère n’avait pas été semée de particules fines. Il ne songeait pas à cela. 

Il s’étourdissait des paroles de Bellemare, il se félicitait de son jus de baie de goji et de concombre d’Anatolie qu’il avalait à petites gorgées, il se régalait des petites lamelles de renne sans penser un seul instant à ce pauvre animal en voie de disparition, mais en songeant tout de même que le paquet de 26 grammes était un peu petit pour son prix.

 Il avait songé. 

Pourtant, tout était absolument programmé pour qu’il n’ait pas à penser. Tout devait se dérouler sans qu’il ait à réfléchir. 

 La voiture stoppa net, se garant sur la bande d’arrêt d’urgence. C’était un bug dans le système. C’était la procédure : si les paupières étaient lourdes, une pause s’imposait, mais si le cerveau était alerte, il fallait arrêter le véhicule immédiatement. 

Cela avait été jugé bien trop dangereux, de laisser un humain conscient prendre le volant. Des études avaient clairement montré que c’était la cause de 100% des accidents. 

 Heureusement, notre conducteur, suite à cet arrêt surprise, resta hébété, et le système se remit bien vite en route. 

 En toute sécurité, sans penser, surtout, sans jamais penser.