Une coupe de fruits était posée sur une table
en fer forgé. Le vent envoyait une impression de fraîcheur et quelques senteurs marines. La vie était douce, sur cette terrasse derrière laquelle se dressait une grande villa blanche présentant ses magnifiques bow-windows à un paysage océanique.
Dans la coupe, l’abricot était parfait, bombé comme des petites fesses de bébé, d’un orange vif piqueté de rouge, mûr à point. On le devinait juteux et sucré et il provoqua immédiatement le désir de Jen. Elle tendit sa main délicate pour le cueillir comme on aurait recueilli un petit oisillon.
Elle le porta à sa bouche, paisiblement. Ce fut alors une nuée de sons électroniques qui s’abattirent sur elle : sa montre connectée vibra, son téléphone, de concert, évidemment, et la porte électronique du frigo émit un son chaleureux. Elle put donc savoir immédiatement qu’elle avait consommé 50 calories, que son apport journalier en glucides était atteint (avec le chocolat qu’elle avait mangé à midi) et qu’elle n’avait plus que 3 abricots en stock, seuil déclenchant l’inscription dudit fruit sur la liste de course connectée, ce qui lançait automatiquement le processus de commande en ligne, de paiement via l’application dédiée et de livraison dans l’heure.
Tout cela rompit un peu le charme de cette belle après-midi d’été dans la baie de Richardson.
Jen n’y prêta pourtant aucune attention. Tout cela était parfaitement normal. Elle travaillait d’ailleurs dans la Silicon Valley et était friande de tous ces gadgets parfaitement inutiles et néanmoins indispensables.
Cet après-midi là, elle avait décidé de ne rien faire d’autre que de se laisser aller à la douceur de la vie, sur sa terrasse. Sa vie, le reste du temps, était bien assez trépidante. Elle courait de réunions stratégiques en comités de direction, elle ne cessait d’avoir des décisions à prendre et elle avait sous ses ordres des dizaines de salariés à piloter, manager, materner, écouter, recadrer…Elle ne voulait pas y penser, en ce beau dimanche ensoleillé.
Elle croqua dans l’abricot et admira une fois de plus, derrière ses lunettes noires, les jeux du soleil sur les eaux de la baie. Sur son transat, elle laissa la lumière chauffer doucement ses jambes dorées et elle décida de remettre un peu de lait de protection. Aussitôt, un bip l’avertit qu’elle avait utilisé 70% du flacon et qu’il fallait le renouveler. Ce qui se fit immédiatement. Encore une chose qui lui serait livrée rapidement.
C’était rassurant. C’était encore mieux que l’abondance : c’était l’assurance de ne jamais manquer de rien.
Un peu plus tard, dans la douce lumière du soir qui tombait et qui donnait à la baie des lueurs orangées, elle demanda à son robot ménager de lui proposer un petit repas accompagné d’un cocktail.
Mais le petit automate au sourire permanent ne répondit pas. Quelle ne fut pas sa surprise quand elle n'entendit pas les petits bips rassurants de son garçon électronique de maison ! C’est fou comme ces clignotements sonores, ces doux avertisseurs, lui étaient devenus familiers. C’était un peu comme le ramage délicat des mésanges dans les arbres. Sauf qu’en 2050, dans la baie de Sausalito, les oiseaux ne chantaient plus guère. Les seuls qui avaient survécu s’étaient réfugiés dans la montagne, pour échapper tant bien que mal à la pollution grandissante.
Alors c’était un ramage électronique qui les avait remplacés.
Mais là, rien.
D’ailleurs, alors que le soleil s’était désormais couché au large et que l’obscurité gagnait progressivement, il semblait que les lumières électriques n’avaient pas pris le relais. D’ordinaire, toute la côte scintillait, parsemée d’une pluie d’or jusqu’à Oakland, jusqu’à San Francisco. Là…rien. Le noir s’installait et le silence des appareils n’en était que plus terrifiant.
Jen ne voyait que son petit confort, râlant après son robot (qu’elle surnommait Bob) et qu’elle promit de rendre à son constructeur, notamment, au milieu du chapelet d’insultes dont elle gratifia.
Exaspérée, elle décida de rentrer dans la villa. Machinalement, elle ordonna à l’intelligence domotique qui régissait son intérieur d’allumer les lumières, de baisser les volets et de mettre Fox News à la télé.
Rien de tout cela ne se produisit. Elle resta dans le noir, interdite. Elle fit un effort pour se souvenir de l’emplacement des interrupteurs et se dirigea à la lueur de son téléphone, entre la table basse et le canapé. Mais la lumière ne revint pas. Son téléphone était donc son seul salut. Elle pensait que c’était une panne qui la concernait et se dit qu’il fallait appeler un dépanneur. Elle ordonna donc à son téléphone de composer le numéro d’un bon dépanneur…Mais là encore, l’objet noir et lisse qu’on prenait pour notre ami depuis si longtemps n’eut pas l’ombre d’un frémissement. Il resta l’objet froid et dur qu’il était. Elle le secoua vivement, appuya sur les boutons, cliqua, hurla “Dis Siri” plusieurs fois, hystérique. Mais, bien que la batterie ne soit pas totalement déchargée, l’appareil ne se connectait à rien. Plus d’internet. Plus de réseau, plus de wifi, plus de bluetooth. Rien.
La panique vint beaucoup plus vite qu’elle n’aurait cru. Elle avait pourtant une bonne dose de sang froid, d’habitude : elle gérait. Dans son métier, dans sa vie, elle assurait. Mais seule, au milieu de son salon, dans le noir, sans réseau, sans électricité, sans tous ses systèmes de protection, de sécurité, elle se sentait nue, bien qu’en maillot de bain.
Soudain, elle entendit des explosions, un peu partout au dehors. Des chocs, des chutes, des collisions. Elle se précipita à nouveau sur sa terrasse, dans un mouvement réflexe, puis repensa aux nombreux drones qui livraient à toute heure du jour et de la nuit, les maisons des alentours. Elle rentra aussitôt dans son salon, de peur de se prendre un engin sur la tête. Elle eut raison : la livraison d’abricots s’écrasa lamentablement sur le carrelage, se mêlant à l’huile solaire, qui empruntait la même voie aérienne.
Que pouvait-il bien se passer ? Était-ce le grand black-out tant redouté qui arrivait ce soir ?
Non.
Soudain, tout se ralluma. Tout sembla revivre. La télé de Jen, réglée sur Fox News, se mit à brailler. On y voyait Elon Musk, écarlate, satisfait, rigolard, qui déclarait “C’est moi, c’est moi ! C’est moi le responsable de cette coupure mondiale de 10 minutes : plus d’électricité, plus d’internet, plus de réseaux, plus rien ! Vous n’êtes plus rien, si je le décide ! Ah ! Ah ! Ah !”
Les journalistes de Fox News, d’ordinaire affables avec le multi milliardaire semblaient effarés. Ils prenaient conscience, comme le reste de l’univers, qu’on avait laissé dans les mains d’un seul homme, le pouvoir de vie et de mort sur le monde entier.
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