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lundi 19 novembre 2012

Vieilles histoires du temps jadis

Encore un texte ressorti de nulle part...Sans prétention...(c'était un texte de fiction, mais fortement inspiré par des histoires de famille...)


Souvent, mon grand-père me ressassait de vieilles histoires de famille qui ont maintenant plus d'un siècle. Je pense que les caractères se forgent de génération en génération, que les choses sont en nous, depuis toujours. En est-il de même pour le cancer ? Est-ce une maladie génétique ?
 
Pour le caractère, en tout cas, je sais d’où je viens. Une famille de travailleurs de la terre, d’acharnés au boulot qui firent tout pour se faire des jours meilleurs. Ou au moins pour faire des jours meilleurs à leurs enfants.
 
Ça, c’est du côté de mon père. 

Du côté de ma mère, ces vieilles histoires d’un autre temps sont celles d’une famille déchue. Un vieil oncle fut capitaine dans la coloniale. Il avait fait l’Algérie, le Tonkin et l’Indochine. Il était revenu médaillé de la légion d’honneur, blessé de guerre, riche et syphilitique. 
 
Le fait qu’il fut syphilitique m’avait marqué. La maladie, déjà marquait la famille de son sceau.
Revenu d’Indochine, où il avait abandonné une femme et un enfant, il avait fait construire une nouvelle maison, il l’avait meublée et avait repris en main les affaires de sa famille qui allaient en dépérissant depuis que ses membres s’étaient battus pour de sordides histoires d’héritage. On en était venu aux mains parce que la Louise, matriarche à la poigne de fer, n’avait rien donné aux filles. Alors depuis on ne s’aimait plus, on se cherchait des crasses, on se tirait dessus à coup de fusil. Et l’Oncle du bout du monde était venu pour réparer les querelles de gros sous : il en apportait pas mal et il en donnait à tout le monde pour qu’on en parle plus. Ses frères et sœurs étaient alors un peu ses valets et il jouait à merveille le rôle du seigneur. Sa blessure et sa maladie l’empêchaient de travailler trop et il donnait les ordres avec talent. Il s’occupait des affaires communales en dissident, pariant à chaque fois qu’il ne serait pas élu, faisant partie de la droite bien pensante, anti-dreyfusard, habitant une commune de paysans rouges et analphabètes. Des rustres… 
 
Deux familles, deux histoires bien différentes, deux patrimoines à la fois historique et génétique. Des cancers, dans tout ça ? Pas à ma connaissance. Mais souvent, alors, on nommait vieillesse, usure du temps ou gâtisme, toutes les maladies que les gens développaient quand la soixantaine était passée.
La science a fait le progrès de nommer les choses. La désignation rend-elle plus simple la maladie pour ceux qui la vivent ? Je suis convaincu que oui : j’ai eu un autre voisin qui souffrait d’une maladie dont aucun médecin, ni aucun examen n’avait pu découvrir le pourquoi du comment…Ce voisin était résigné à vivre dans l’ignorance totale de l’avenir : était-il à l’article de la mort, cette maladie t
était-elle curable ou bien simplement psychologique ou au contraire, s’étendait-elle, pareille que le cancer, comme une pieuvre invincible ? C’est un enfer de ne pas savoir. Mais savoir et ne rien pouvoir faire est aussi difficile…
 
Parmi mes ancêtres, il n’y avait pas que des syphilitiques. Il y avait aussi un destin tragique. Un autre grand oncle, génie horloger, avait fabriqué une fabuleuse pendule, véritable œuvre d’art, présentant à chaque heure une figurine différente, une scène de la vie campagnarde, sortant tel le diable d’une boîte, en même temps que les tintements harmonieux des diverses cloches sonnant les moments de la journée…C’était une œuvre minutieuse, une œuvre de grande patience. C’était l’œuvre d’une vie, la passion d’une vie. Il ne pensait qu’à ça, il ne parlait que de ça, il ne voyait sa vie que par rapport aux heures sonnées régulièrement par son horloge géniale…Pour orner la caisse de ce petit bijou, il avait imaginé une scène de ménage sculptée qui éclatait perpétuellement au rythme des secondes…
 
Quand il eut parfait son invention, mon oncle, convaincu de son succès futur, s’en alla à la ville pour y exposer son enfant. C’est alors que toute la bassesse de l’être humain, à laquelle il avait échappé soigneusement alors qu’il confectionnait son invention, lui apparut, d’un seul coup.  
Un escroc voulut bien entendu lui racheter son concept, pour une somme dérisoire et bien sûr sans aucun droit de regard sur le devenir de sa machine…
L’oncle revint chez lui furieux et brisa son engin à coup de massue…
Il tomba alors en dépression, vidé de tout ce qui faisait sa vie…
Il se suicida à 34 ans. 
 
Ce drame, quand on me le raconta, provoqua un choc terrible…Le travail bien fait, cet amour de la perfection détruit en si peu de temps cela me semble le plus terrible des sacrifices. J’avais ressenti exactement la même chose le jour où ma mère, lorsque j’étais entrée en classe de sixième, m’avait soigneusement tracé mon emploi du temps, de la façon la plus appliquée, remplie d’un amour maternel sans borne, comme il se doit…Je l’avais regardé faire avec une grande admiration. Le lendemain matin, notre professeur principale nous apprenait un remaniement total de cet emploi du temps…Le travail de ma maman était donc caduc. Je crois même que j’en avais pleuré de rage.
 
Les deux événements n’ont pas grand chose de comparables, certes. Mais je les associe, car avec la distance, je me souviens qu’ils ont réveillé en moi le même sentiment d’injustice.
 
L’injustice que peut provoquer la mort est la même. Et je crois que je trouve là une motivation pour essayer de comprendre pourquoi le cancer frappe autant autour de moi.

26 mai 2007 
CC

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