XI
Je n’ai pas eu le temps d’écouter ce qu’elle voulait m’exposer. J’imaginais assez bien le complot que ce pouvait être. Mais mon téléphone a vibré dans ma poche : c’était la maison de retraite. J’ai pris l’appel, évidemment.
Cette fois-ci, ma mère était morte.
Je suis sortie, livide, du bureau de l’avocate. J’ai à peine bredouillé quelques explications, mais je crois qu’ils ont compris.
J’ai couru dans les rues désertes de décembre. À la maison de retraite, on m’attendait et on a mis en œuvre avec moi toutes les techniques d’accompagnement des parents de patients éprouvant le deuil. On m’a parlé de ses derniers instants, de sa maladie qui avait pris le dessus. Du fait qu’elle n’était plus la même personne, que c’était mieux ainsi. Et puis on m’a demandé si je voulais parler, on m’a écoutée avec beaucoup d’attention tenir des propos sans suite et sans intérêt, des banalités, sans doute les mêmes pauvres mots que tout le monde, car face à la mort de sa mère, on n’a pas le devoir de faire preuve d’imagination ou d’originalité. On souffre et on ne comprend pas, on refuse de voir la vérité, on cherche des responsables, on se dit que c’est de sa faute. Tout cela très vite et en même temps. Et les infirmières, les aides-soignantes ou la directrice de la maison de retraite sont là pour vous écouter en penchant la tête avec compassion, en acquiesçant à tous vos propos, en vous entourant avec chaleur et en faisant des mines de circonstance.
Et puis je suis entrée dans sa chambre. Tout les appareils avaient disparu, remplissant sans doute à l’heure qu’il était, d’autres missions, auprès d’autres mourants. Elle était dans sont lit, le drap jusque sous ses épaules, les bras posés sur le couvre-lit, parallèles, tellement naturelle, tellement plus calme et apaisée que le matin de Noël, tellement plus arrangée aussi, ses cheveux blancs tirés en arrière, sa bouche close, ses yeux fermés. Elle semble dormir, voilà ce que je me suis dit, banalement, elle est partie en paix. Et j’ai trouvé moi aussi une sorte de quiétude. Je lui ai pris une main, elle m’a semblée de cire, froide et raide. Il fallait que je sois en contact avec elle, une dernière fois. Celle qui m’avait mise au monde était là, sans vie. J’avais été sa fille, pendant la plus grande partie de ma vie. J’avais été sa mère, à la fin. Ce lien mère-fille venait de prendre fin. Les paroles de Barbara me sont soudain revenues : « c’est drôle, jamais on ne pense au-dessus de 18 ans qu’on peut être une orpheline, en n’étant plus une enfant… »
Pas étonnant que le souvenir de ma mère m’ait obsédé ces derniers jours. A croire qu’elle venait me chercher et qu’elle me hantait avant même d’être un fantôme.
Mais là, devant son corps froid, soudain, je me sentais libérée. Elle n’était bel et bien plus là. Plus là pour m’imposer son modèle de femme libre et indépendante, plus là pour me dire ce que je devrais faire. C’est drôle à 45 ans, à l’âge où l’on est classée chez les seniors à Pôle Emploi, à l’âge où l’on nous range dans la catégorie « MILF » ou « femmes matures » sur les sites pornos, de se dire qu’on n’est plus une enfant. La chanson de Barbara ne disait pas tout à fait cela, je crois. Le paradoxe m’interpelait…
Dans les quelques jours qui ont suivi, j’ai dû régler les formalités liées au décès comme un zombie, j’ai signé les documents, je me suis occupée des pompes funèbres, j’ai fait paraître un avis de décès, j’ai organisé les funérailles sans en avoir grande conscience. Je ne garde aujourd’hui aucun souvenir de tout ces détails pénibles. Quand on m’a demandé une première fois, j’ai refusé de parler lors de la cérémonie au crématorium. Ma mère avait demandé de ne pas avoir de cérémonie à l’église. Elle avait quelques vieux amis, il y avait un peu de famille lointaine, nous serions à tout casser une vingtaine dans la salle un peu froide qu’on appelait pudiquement « lieu de recueillement ». On m’avait demandé si j’avais des préférences pour la musique, pour les textes qui pouvaient être lus. J’avais répondu, d’abord, que je ne savais pas, que ma mère aimait Brel…J’avais du mal à réfléchir. Fallait-il que ce soit une chanson qu’elle aimait, elle ? Ou une chanson qui me plaisait, à moi ? Fait-on cette cérémonie pour le mort ou pour les vivants ? Devant mon indécision, le conseiller des pompes funèbres m’avait dit qu’ils avaient tout un tas d’idées qui plaisaient en général, qu’ils pouvaient se charger pour moi de choisir.
J’ai trouvé l’idée épouvantable : le catalogue contenait un peu de tout, de l’Adagio d’Albinoni à Puisque tu pars de Jean-Jacques Goldman, en passant par des chansons de Lara Fabian que je n’avais jamais entendues de ma vie. J’ai demandé un peu de temps pour réfléchir. Je me suis dit que Rémusat n’était pas une mauvaise idée. C’était l’air qui m’était venu à l’annonce de sa mort. « Vous ne m’avez pas quittée, le jour où vous êtes partis, vous êtes à mes côtés, depuis que vous êtes partis… » Ils ne l’avaient pas dans le catalogue et l’employé ne connaissait pas. Il m’a demandé de lui amener un CD.
J’ai cherché un texte. Non seulement je n’avais aucune idée – et les propositions des pompes funèbres étaient tous plus lénifiantes les unes que les autres – mais en plus, je ne savais pas qui pourrait le lire. Je ne m’en sentais pas capable. Je sais que j’aurais fondu en larmes. Que je me serais écroulée. Je ne voulais pas me donner en spectacle, non plus.
On m’a fait comprendre qu’une seule chanson, c’était un peu mince et qu’en plus, elle était trop enjouée. Qu’on pourrait la passer en fin de cérémonie, quand les gens quitteraient la salle, mais qu’il fallait prévoir autre chose, que cela dure au moins un petit quart d’heure. On m’a presque culpabilisée, en me disant que c’était le minimum pour accompagner dignement ma mère.
J’ai cherché. J’ai rappelé le bureau des pompes funèbres. Je leur ai demandé si l’on pouvait tout lire, si l’on pouvait choisir vraiment ce qui nous touchait. Ils ont dit oui, bien sûr, madame. J’ai ajouté, prévoyez donc le Requiem de Mozart, ça meublera, au moins, c’est beau…
J’ai raccroché. Je me suis demandé si c’était une bonne idée ou pas. En cherchant encore, j’ai retrouvé un texte que j’avais entendu il y a quelques années sur une scène et qui m’avait bouleversée, moi qui n’avait pas eu la chance – ou qui n’avait pas connu l’horreur – de mettre un enfant au monde. Un texte d’Eve Ensler, extrait des Monologues du Vagin : « J’étais là, dans la salle ».
J’étais là, dans la salle, quand son vagin s’est ouvert.
Nous étions tous là, sa mère, son mari et moi,
Et la sage femme à l’accent russe, avec toute sa main
Plongée dans son vagin, palpant et tournant avec son gant
En caoutchouc tout en bavardant avec nous
Comme si elle essayait de débloquer un robinet.
J’étais là, dans la salle, quand les contractions
L’ont fait se tordre,
Et pousser par tous ses pores des gémissements inconnus
J’étais là encore, après des heures, quand elle a poussé soudain un cri sauvage,
Battant avec ses bras l’air électrique.
J’étais là quand son vagin s’est transformé,
D’humble orifice sexuel
En passage plus vieux que la nuit des temps, en un vaisseau sacré,
En un canal vénitien, en une source profonde avec un tout petit enfant blotti en son milieu
Et qui attendait qu’on le délivre.
J’ai vu les couleurs de son vagin.
Elles étaient changées.
J’ai vu le bleu des hématomes,
Le rouge vif des boursouflures,
Les gris-rose - les ombres.
J’ai vu le sang perler sur le bord comme une sueur,
J’ai vu le jaune, les humeurs blanches, la merde, les caillots
Jaillir de partout, pendant qu’elle poussait plus fort, encore plus fort.
J’ai vu dans ce trou béant, la tête du bébé,
Rayée de cheveux noirs, je l’ai vue, là, juste derrière l’os,
Souvenir dur et rond,
Pendant que la sage-femme à l’accent russe tournait et retournait
Sa main gluante.
[…]
J’étais là quand plus tard, m’étant retournée, je me suis retrouvée en face de son vagin.
Et moi debout, je l’ai vue
Elle allongée sur le dos, complètement brisée,
Meurtrie, tuméfiée, déchirée,
Saignant sur les mains du docteur
Qui tranquillement la recousait.
J’étais là, debout, et son vagin, soudain,
M’est apparu comme un grand cœur rouge qui battait.
Le cœur est capable de sacrifice.
Le vagin aussi.
Le cœur est capable de pardonner et de réparer.
Il peut changer sa forme pour nous laisser entrer.
Se dilater pour nous laisser sortir.
Le vagin aussi.
Il peut souffrir pour nous, s’ouvrir pour nous, mourir pour nous
Et saigner pour nous dans ce monde difficile et merveilleux.
Le vagin aussi.
J’étais là, dans la salle.
Je me souviens.
Je ne savais pas si c’était approprié. Ou plutôt, je savais trop bien que ça ne l’était pas. Que les vieux amis de ma mère ne comprendraient pas et que le peu de famille qui me restait couperait définitivement les ponts. Mais je me disais que ma mère aurait aimé ce coup de folie, ce féminisme militant, cet hommage à la femme, à la mère qu’elle était. Peut-être. En tout cas, je me donnais aujourd’hui la liberté de faire ce que je voulais.
Une heure plus tard, je me ravisais. Je prenais le cahier et le stylo offert par Jennifer et j’essayais d’écrire quelque chose de plus personnel.
« Maman. Tu m’as mise au monde et voilà que tu le quittes. Entre ces deux moments, nous avons appris à nous connaître et à nous aimer.
Tu étais une femme de convictions, de culture et d’amour.
Tu avais les convictions et la force de caractère de ces femmes qui vivent libres. Tu ne faisais aucune concession à la société, tu n’hésitais pas à braver les interdits et à décevoir les attentes qu’on portait sur toi pour vivre ta vie comme tu l’entendais. Femme libre, tu auras su me donner ces repères pour que je grandisse. Tu étais née à une époque où une femme n’est jamais une adulte, où il lui fallait l’autorisation de son père, de ses frères ou de son mari pour travailler, pour avoir un compte en banque, pour sortir dans la rue. Et tu t’es battue auprès des femmes de ta génération pour que nous ayons ces libertés. Merci pour cette vie de convictions.
Tu étais une femme de culture, persuadée que c’est sur le savoir que se construit le progrès. Tu lisais, tu cherchais à comprendre le monde, tu avais été émerveillée par l’arrivée d’internet, ce qui n’était pas courant pour les gens de ta génération. J’étais tellement fière et tellement étonnée, à chaque fois que tu m’appelais pour me parler de tel ou tel article que tu avais lu en ligne, me conseillant d’en parler dans le journal…C’est toi qui m’a donné le goût des mots et de la lecture.
Tu étais une femme d’amour. »
J’avais écrit d’un trait tout ce qui précède. Je calais un peu sur la suite. Je me demandais s’il fallait que je parle de ses aventures masculines et comment. On attendait de moi que je parle de l’amour filial. J’en étais incapable. Au diable ce qu’on attendait de moi ! Il fallait bien que j’apprenne, comme ma mère, à faire ce que je voulais ! Je ne savais pas ce que j’aurais pu écrire. Je devrais peut-être m’en tenir à ce texte du monologue du vagin : la naissance, la douleur, la maternité, le sang, la déchirure, les hématomes. Ce n’était pas convenable. Alors j’ai décidé d’écrire quelques banalités :
« Amour familial, amour de ton époux, amour maternel. Il n’est pas d’amour sans preuve d’amour. Tes preuves étaient dans la transmission, dans la confiance que tu mettais en nous, dans la confiance que tu attendais de nous. Tu as aimé, passionnément, tu as aimé charnellement aussi… »
C’était laborieux et ombrageux. Je ne savais pas bien ce que j’écrivais et l’ombre de mes mots m’effrayait.
Le jour de l’enterrement est arrivé. Ma crainte de ne pas pouvoir lire en public a grandi. J’ai abandonné l’idée.
Après une diffusion interminable du Lacrimosa, issue du Requiem, dans une version sûrement volée sur YouTube, tant elle me sembla laborieuse, le croque-mort, en catastrophe a lu très lentement et très mal Le Dernier adieu de Sully Prudhomme, grand succès de son catalogue.
« C'est aux premiers regards portés,
En famille, autour de la table,
Sur les sièges plus écartés,
Que se fait l'adieu véritable. »
Quand les derniers vers eurent fini de résonner à mes oreilles comme des mensonges creux, quand je réalisais que c’était le Kyrie Eleison de la Grande Messe en Do mineur que je voulais entendre et pas le Lacrimosa du Requiem, j’ai finalement éclaté en sanglots comme je m’étais promis de ne pas faire.
Enfin, la voix pointue de Barbara remplit toute la haute salle. Les yeux brouillés de larmes, j’ai aperçu dans la salle Gontrand tout au fond, regardant le plafond d’un air contemplatif et légèrement détaché, et à l’autre extrémité, le plus loin possible, Suzy et son neveu, droits et dignes, en représentation politique.
Mais une seule personne est venue vers moi avec sincérité pour me prendre dans ses bras et me réconforter.
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