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mercredi 8 novembre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 16

XVI 

C’est une salle de province qui sert habituellement aux bals du samedi soir, aux thés dansant du dimanche après-midi et aux galas de gym du club des Joyeuses du bâton de twirling.

C’est une salle qu’on a plongée dans une pénombre intime pour mieux mettre en valeur la scène repeinte de lumière républicaine. Sur chaque chaise, couleurs assorties, un petit drapeau : bleu, blanc, rouge.

Petit à petit, la salle se remplit : la moyenne d’âge est la même que d’habitude pour les thés dansant. Il y a quelques jeunes, ça et là. Peut-on encore dire « jeune » quand on a trente cinq ans et qu’on fait de la politique ? Il y a des cravates, il y a des écharpes et des bonnets. La salle n’est pas encore chaude, on se serre la main, on se fait la bise, mais on garde une petite distance avec l’événement et avec le lieu. On n’en parle pas encore. Dans le fond, on vient pour observer, pour se renseigner, mais on ne sait pas à quoi on s’attend…et puis, la politique, les politiques…On garde ce petit cynisme prudent : « Bah ! qu’est-ce qu’on va bien nous raconter, encore… » Faire mine de ne pas y croire, garder son manteau, attendre de voir.

Quand la salle est pleine – elle est toujours pleine, on prévoit des paravents à tirer s’il y avait moins de monde, mais il reste toujours des gens debout, et si c’était vraiment un bide, on ferait des photos serrées…– quand la salle commence à bourdonner, à s’accorder comme un orchestre, on note comme une légère modification de l’ambiance. On n’attend pas le Messie, non, on n’attend même pas Johnny à Bercy. Mais on attend quand même un type qui passe à la télé et dans le journal. Un type qui fait partie du conseil régional et qui pourra peut-être monter à Paris pour nous représenter. Un futur député. Un de ceux qui ont le pouvoir. Un pouvoir. Une parcelle de pouvoir. En tout cas, plus de pouvoir que nous, que vous, que moi.

Et puis la musique passe du style ascenseur à la musique d’entraînement de Stallone. La politique n’est pas forcément un lieu de finesse musicale. Mais le signe est fort : les lions vont rentrer sur le ring, les boxeurs arrivent dans l’arène. C’est quand le signe est fort, en politique, que tout se joue. Mais trêve de cynisme : quand la salle, unanime, tombe le manteau, se lève de sa chaise, se saisit du drapeau et se met à applaudir comme un seul homme, on est saisi, même si l’on n’y croit guère.

Et puis les discours commencent. C’est un rituel, c’est une organisation bien réglée : tout d’abord, c’est le joueur local qui parle : un maire ou le secrétaire du parti. Sur son terrain, devant son public d’administrés. Il les connaît presque tous par leur nom. Mais quand même, il est un peu plus suant que d’habitude, un peu plus tendu : il faut assurer la première partie de la star. Vient ensuite le mec au-dessus. Le député qui s’apprête à passer le relai, par exemple, ou le sénateur qui vient encourager un futur confrère. Une star locale, c’est sûr, à laquelle on serre la main de temps en temps. On l’a entendu cent fois, on connaît déjà ses répliques, on peut dire, au fil des intonations, au gré du rythme et du phrasé, s’il est en forme ou pas, s’il a forcé un peu sur le Pomerol durant le dîner. Enfin, quand la Madame Loyale d’un soir - une dame, forcément, pour introduire tous ces messieurs - annonce le candidat, c’est l’apothéose. On se lève pour l’accueillir. On crie dans les rangs, on est bouillant, ça y est, on a tombé la veste et desserré la cravate, comme entre le digeo et l’orgasme.

Celui qui n’a jamais assisté à un meeting politique ne peut pas comprendre ces instants d’adhésion collective. Peut-être ceux qui vont à la messe. Quand le curé s’entend dire « Et avec votre esprit », peut-être cela se rapproche-t-il du vibrant cri de la foule assemblée autour du candidat qui termine son discours par un glorieux « Vive la République, vive la France ! ». Mais il n’y a plus guère de catholiques, le dimanche dans les églises. Il y a encore quelques citoyens qui croient à la politique…comme en Dieu ? Non. Comme en l’Homme.

Le problème de ces meetings, c’est qu’ils ne s’adressent qu’aux convaincus, même s’ils sont excellents pour le moral : nous ressortîmes plein d’espoir de ce moment de liesse, mais avec la crainte vague que ça ne suffirait pas.

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