IX
C’était un mail de Gontrand dont le titre m’a heurté : « Tu l’as fait exprès ??? »
Un peu agressif, tous ces points d’interrogation. Je ne comprenais pas. J’ai lu, ébaubie.
« Sandrine,
Je viens de tout comprendre. La police m’a convoqué, en tant que responsable de la rédaction. Je sors de 3 heures d’interrogatoire horrible. Ils m’ont questionné, encore et encore, des questions absurdes, répétitives, pour me faire craquer. Je ne savais même pas ce qu’ils voulaient me faire dire.
J’ai compris quand ils m’ont dit que ton avocate était Suzy Pasquet. C’est la tante de Rasier. Comment tu as pu faire ça ? Tu avais tout prévu, tout manigancé ? Tu voulais faire tomber la rédaction. Je comprends mieux : avec des relations comme ça ! Vive la neutralité, vive le professionnalisme ! Tu as mieux fait de démissionner, je comprends mieux !
C’est dégueulasse ! »
Et voilà comment j’en ai appris plus sur Suzy. C’était gênant. Je comprenais mieux l’appel par erreur, la discussion saisie à son insu, le pourquoi de la présence de Samuel Rasier.
Un si petit monde.
C’est tout l’intérêt de vivre dans une toute petite ville ! On se marche sur les pieds, on se retrouve mêlé aux histoires de famille, on éprouve quotidiennement la consanguinité, le conflit d’intérêt et le népotisme !
J’étais furieuse et inquiète. Elle m’avait dit « Je connais Rasier, mais cela ne changera rien », j’aurais dû me méfier. Et d’ailleurs, j’aurais dû me renseigner mieux sur cette avocate, choisie au hasard. Et dire que j’étais sur le point de tomber amoureuse. Non, j’étais déjà complétement amoureuse d’elle et ce n’était pas quelque chose qui allait s’arrêter d’un coup. Je crois même que ma flamme était attisée : pourquoi m’avait-elle quand même conseillée ? Pourquoi ne m’avait-elle pas plutôt dirigée vers un collègue, sachant que le conflit d’intérêt pouvait apparaître ? Peut-être juste parce qu’elle pensait que mon dossier serait vite écarté de l’affaire. Peut-être parce que je lui plaisais.
C’est ça. C’est parce que je lui plaisais. Laisse-toi aller, mon cerveau, laisse-toi aller, mon cœur, fais-toi des films, c’est tellement bon, c’est si doux. Je veux que ce soit ça parce que ça met du sucre dans ma tête, parce que ça me chauffe le creux de l’estomac. Ce qu’il fallait que je fasse, là, à ce moment précis, c’était fuir la réalité. Me réfugier dans ce trouble, dans ce délicieux trouble de l’amour. Mon esprit trouvait un dérivatif pour échapper au crash. Comme quand un ordinateur submergé par les requêtes se met en rideau. Ecran noir. Pensées roses !
C’est souvent dans des moments pareils que je me mets à faire des choses stupides sans réfléchir. J’ai attrapé mon téléphone pour appeler Suzy.
Je suis tombée sur son répondeur et j’ai raccroché aussitôt. Et puis j’ai réalisé ce que je venais de faire et surtout, ce à quoi je venais d’échapper : si elle avait décroché, que lui aurais-je dit ? Dans mon délire, j’aurais pu lui demander si elle m’aimait.
Je suis revenue sur terre. Je me suis demandé si ce moment d’envol passager n’était pas encore un effet indésirable de la drogue que j’avais ingérée la veille.
Il fallait que je réponde à Gontrand. Après tout, j’avais été de bonne foi, je ne savais rien des liens familiaux qui unissaient Samuel et Suzy. J’avais juste été manipulée par le destin ! Le rédacteur en chef croirait ce qu’il voudrait, cela ne me concernait plus. Et le journal s’en tirerait toujours. J’ai fait un mail lapidaire.
J’avais été dérangée sept fois depuis la veille au soir. Il était temps que je dorme.
Je m’étais déjà brossé les dents et j’avais déjà enfilé mon pyjama quand mon téléphone vibra encore. C’était Suzy. Le cœur battant, prise d’une panique bien légitime, j’ai hésité quelques secondes avant de décrocher, espérant encore une erreur. J’ai eu la pensée fulgurante de son téléphone sans écran bloqué, dans le fond de son sac à main.
Mais elle était bien au bout du fil, cette fois.
« - Bonsoir Sandrine.
- Bonsoir Suzy ! Ravie de…
Elle m’a coupée :
- Ecoutez, je ne comprends pas : je viens de jeter un œil au journal de mes appels et je me rends compte que je vous ai téléphoné hier soir tard dans la nuit. Et puis je vois que vous avez essayé de me rappeler ce soir. Je n’ai aucun souvenir de vous avoir contactée ! C’est sans doute mon portable qui me joue des tours – à moins que ce soit un réveillon trop arrosé ! – mais notre appel a bien duré 30 minutes ! Et puis ce soir…
- Oui, c’est votre téléphone qui m’a appelée tout seul. Je…j’ai…enfin…Je…et ce soir, ben…
- Vous êtes aussi perplexe que moi ! Ah ! Ces nouvelles technologies !
- Non, oui, ça arrive ! Ce n’est pas grave. Mais ce soir, j’ai vraiment essayé de vous appeler, mais je me suis ravisée.
- Ah oui ? Et pourquoi donc ?
- Parce que…voilà…C’était suite à un appel…non, un mail de Gontrand…
- Qui est-ce ?
- Le rédacteur en chef du journal.
- Ah ! Oui…
- Oui, il m’a écrit suite à sa garde à vue : il a découvert quelque chose de troublant. Vous êtes la tante de Rasier ?
- Ah…Mince, oui, c’était un risque. Je n’aurais pas dû…j’aurais dû vous en parler…
- Bon. Je…vous m’aviez dit que vous le connaissiez ! Mais je n’avais pas compris que…
- Oui, c’est embarrassant. Désolée que vous l’appreniez comme ça… Qu’est-ce que ce Gontrand en dit ? - Il est furieux ! Il pense que j’ai tout manigancé. Il fait un peu de parano : il croit que je veux faire couler le journal avec cette histoire.
- Ouh ! La ! Il pense vite, mais mal, vous n’y êtes pour rien ! Ce n’est pas très judicieux, j’avoue, j’aurais dû vous prévenir, mais il extrapole : la juge n’ira pas sur cette piste !
- C’est votre mère ?
- Quoi ?
- La juge, c’est votre mère ? Non, je fais de l’humour, mais prévenez-moi, au cas où…
- Ah ! Ah ! J’aime beaucoup votre esprit. Non, ce n’est pas ma mère. Mais vous savez, nous sommes dans une petite ville de province : on se connaît, on fréquente les mêmes personnes, les mêmes lieux. Le même golf, les mêmes soirées…Vous n’êtes pas naïve, vous êtes journaliste.
- Non, je ne suis pas naïve, mais j’ai toujours essayé de faire mon métier avec rigueur et honnêteté. Alors voilà…
- Mais il y a des chances pour que cette histoire ne passe pas la nouvelle année, vous savez. La justice est encombrée par d’autres affaires autrement plus importantes. J’en parlais encore avec mon neveu, hier soir…Tout passe !
- Je suis la seule idiote, dans cette histoire…Celle qui a perdu son boulot… »
J’ai eu en réponse un long silence. Quand elle a enfin repris la parole, elle a ajouté :
« - Venez me voir demain. Nous parlerons de tout cela. Je suis vraiment désolée de ce qui vous arrive. Nous trouverons des solutions… »
Elle a raccroché. Me laissant euphorique et dépitée. Tout à la fois. Troublée comme jamais. Sûre qu’elle me proposerait des choses indécentes…et plus si affinités ! Persuadée qu’elle avait pitié de moi et qu’elle s’en fichait un peu. Tout en même temps !
Je me suis couchée avec le cœur qui battait si fort, comme quand je revenais d’une soirée, adolescente, comme quand j’avais passé un beau moment, comme quand je me remémore tous les instants, toutes les paroles dites, toutes celles que j’aurais dû dire, quand je refais le film, encore et encore, quand je ressasse, quand j’ai la même phrase musicale dans la tête qui m’obsède, qui me prend la tête encore et encore. Je n’allais pas passer une bonne nuit. J’allais dormir d’un sommeil léger et tendu, plein de cauchemars. Cet état, je pensais qu’avec le temps, je ne le subirais plus. Je pensais que je saurais de mieux en mieux relativiser et prendre du recul. Il y a des moments, dans la vie, où l’on pense que son cœur devient un meuble froid et inutile. Qu’il ne bat plus et qu’on a trouvé le moyen de le régler comme une horloge. On croit atteindre cet équilibre, cette sagesse, cet état de méditation. Et puis tout se dérègle et l’on se retrouve pire qu’une jeune fille en fleur à la veille d’un rendez-vous galant. On se retrouve pris à la gorge par ses émotions, on ne contrôle plus rien. Et l’on a beau se dire que ce n’est rien, que c’est ridicule et que cela passera, on ne peut pas contrôler l’influx nerveux qui nous dirige. Ou les hormones.
J’ai ruminé toute la nuit. J’ai tenté les pensées positives, j’ai tenté de m’imaginer avec Suzy et puis le rêve virait toujours au sombre. La nuit gagnait toujours. J’ai tenté de me réciter des poèmes, de me chanter des chansons, de revoir mentalement mes films préférés. Avez-vous déjà fait cela ? Prenez un film que vous connaissez par cœur et récitez-le-vous. Avec les plans, les séquences, la musique et les répliques : cela vous occupe une nuit longue comme une nuit polaire. Mais cela ne fait pas passer le temps plus vite.
Il est quand même arrivé, le petit matin grège et pâteux. J’ai pris un café, puis un deuxième café. Et j’ai pris une douche. Mais rien n’aurait pu m’ôter l’impression de brouillard qui émanait de mon cerveau pour se répandre autour de moi.
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