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lundi 23 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #6

Je n’ai pas de fièvre.

La cellule de crise me semble particulièrement angoissante, ce matin. Les ambulanciers nous informent qu’ils ont pris en charge 40 personnes en difficultés respiratoires cette nuit. Comme si l’étau se resserrait. Malgré cela, la solidarité est belle et fait chaud au coeur. Il y a tous ceux qui continuent à travailler pour faire en sorte que tout le monde s’en sorte pour le mieux : les agents du CCAS, les chefs de pôles de la mairie, qui courent dans les écoles pour trouver les masques des “kits terrorisme” pour les donner aux soignants, ce directeur d’usine qui a trouvé 800 masques dans ses stocks et qui nous les a apportés. Nous avons aussitôt pu les redistribuer à la maison de retraite, aux infirmières libérales, aux aides à domicile…Tout le monde est mobilisé. Et finalement, Valère Nedey nous prête gracieusement son camion frigorifique gratuitement, pour livrer les repas du CCAS. Merci pour cette solidarité !

Malgré tout, c’était peut-être la dernière fois que nous nous réunissions en vrai : nous comptions déjà quelques personnes en moins depuis le début. La maladie gagne du terrain, nous devons être prudents.

Mais cela me tue de ne plus voir personne. Cela peut paraître dérisoire, un caprice, une inconscience. C’est cela. Mais je m’inquiète vraiment de cet isolement forcé. Les contacts me manquent. Ne plus faire la bise me manque...Je ne suis pas forcément très tactile, pourtant en tant normal, mais ces gestes sociaux sont essentiels en fait. C’est maintenant que l’on s’en rend compte. Peut-être qu’après cet épisode, si l’on me prête vie, je deviendrais une mère poutou, une mère câlins, allez savoir !

J’ai traité les demandes de mes élèves au fil de l’eau, pendant au moins 4 heures cet après-midi. Et certes, être en classe avec eux, c’est un travail à 200%, qui ne laisse pas une minute de répit. Mais devoir leur répondre numériquement, c’est épuisant cognitivement aussi. C’est une tension permanente et qui ne s’arrête jamais, puisqu’ils peuvent envoyer des messages, des devoirs, des questions à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Tout à l’heure, j’ai fait la morale à une troisième qui m’a envoyé un message à 1h39 du matin. Je dormais, à cette heure-là, je vous rassure, loin de mon ordinateur.

En tout cas, dans cette période compliquée, j’ai du mal à mettre mon cerveau sur pause. Ce n’est pas une habitude, chez moi, de mettre mon cerveau sur pause, mais j’arrive, en général à vraiment regarder un film ou une série en ne pensant à rien d’autre. Et là, non. Je n’y arrive pas. J’ai soudain envie d’appeler la famille, j’ai soudain une envie de restaurant qui me traverse la tête. Sans doute parce que je sais que je ne peux pas aller au restaurant et parce que je sais que je ne peux pas voir ma famille si je veux. Alors mon cerveau panique. La privation de liberté. Tout à coup, on se rend compte de ce qu’est la prison.

Allez, pas d’angoisse. Un poème.

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu’on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l’arbre qu’on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

– Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

 Paul Verlaine, Sagesse (1881)


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