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mercredi 3 décembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 14


 À la violence du choc, même si ce n’était qu’une hallucination, je rouvre les yeux. Je suis toujours étalée sur le sol blanc, dans la chambre blanche, dans la lumière blanche. Rien ne semble avoir bougé lors de mon absence, cette fois. Vert, orange. Blanc. 

 Le cauchemar qui m’a replongée dans cette période sombre a éveillé quelque chose de douloureux qui persiste au réveil. J’ai encore dans la bouche, le goût salé de ma tristesse, comme si je venais de pleurer sur la chaise du psy. Je me dis que ce psy était mauvais et dangereux et que sa chaise droite à l’assise en bois, c’était un peu comme ce sol. Que j’aurais fini par chopper des escarres si j’avais continué la thérapie… 

 Là, pourtant, sur le sol, il me semble que mes fesses flottent et que mon corps est indolore. Il n’y a vraiment rien. 

 Replonger dans cette période si douloureuse, dans ce burn out, dans ce syndrome de l’imposteur qui m’a empoisonné l’existence trop longtemps, c’est une très mauvaise idée, alors que je suis seule, je ne sais où, si ce n’est dans ma tête. 

 Je retrouve l’enfermement. Je retrouve la dépréciation, la violence envers moi-même. 

 Dans cet espace-temps rompu, si je n’y prends garde, je peux vivre une punition, un véritable enfer. L’enfer en soi-même. La confrontation inévitable d’un être humain face à ses choix, à sa vie entière. 

 Non ! Il faut refuser de sombrer. Quand j’avais 45 ans, j’y étais arrivée. J’avais pris des décisions radicales. J’avais coupé les ponts, j’avais tourné le dos aux personnes magnétiques mais toxiques, j’avais pleuré, j’avais écrit et j’étais repartie sur un autre chemin. 

 Peut-être est-ce la clé : mettre de côté tout le sombre et rallumer les couleurs. Le vert, c’est fait. L’orange aussi. Je ne sais pas à quoi cela correspond. Est-ce qu’il faut que je trouve les codes pour rallumer toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ? 

 Mais qu’est-ce qui pourrait me donner envie, là, allongée sur le sol ? Ma vie est faite, je suis en retraite, j’ai donné, j’ai pris, j’ai goûté à tout, j’ai aimé, j’ai été aimée…Y’a-t-il encore de quoi avancer ? 

 Non ! Je le dis tout haut ! Je le crie ! Non, non, non ! Hors de question ! Je ne me résignerai pas ! 

 Et une lumière rouge s’est allumée. 

 Mon existence a traversé ce XXIe siècle maudit, cette lente dégradation de la Terre, ces privations d’eau, d’air, d’énergie, de nourriture. Ces guerres à n’en plus finir pour l’eau, l’air, l’énergie et la nourriture. Ces migrations climatiques, ces hommes et ces femmes désemparés, humanité nue, en déroute, rejetés, refoulés, maltraités, blessés, tués. Ces hommes et ces femmes qui étaient moi, qui étaient toi, et que l’on a refusé d’aider parce qu’on trouvait qu’ils venaient voler notre pain sans avoir la même couleur que nous, sans avoir les mêmes vêtements, sans avoir les mêmes mercis et les mêmes s’il vous plait. 

 Cette vie de misères, de bêtise…Alors à quoi bon ? Mais quelque chose en moi disait « Non ! » et il n’était pas question de faire vaciller la petite lampe rouge qui s’était allumée dans un coin. 

 A bien réfléchir, c’est un répit que d’être étendue ici, sur ce sol tiède. C’est un cadeau. C’est déjà ça, ce silence, cette paix. C’est cultiver son jardin, comme disait Voltaire. 

 Avant de me rendormir, je veux oublier le moment désagréable, les pleurs chez le psy, la mort que j’ai souhaité si fort, les envies furieuses qu’un bus me fauche. Je veux gommer les dernières interrogations sur l’intérêt de vivre encore dans ce monde déglingué. 

 Méditation, à nouveau, lieu refuge, pensée positive. Je ferme les yeux, je respire à fond, je bloque et je souffle, j’expulse, je purge. Je suis au bord d’un lac. C’est l’été. La séquence est cinématographique. En fond musical, un nocturne de Chopin. Les notes de piano sont délicates, cristallines. L’eau turquoise scintille. Au loin, les montagnes se détachent sur un ciel bleu de carte postale. En rythme, le piano est rejoint par le clapotis des vaguelettes qui baignent la berge. J’anticipe déjà le plaisir qui me saisira quand j’entrerai dans l’eau fraîche, quand tout mon corps sera enrobé par les flots. 

 Je m’endors.

mardi 2 décembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 13


 Et si j’essayais d’appeler ? De demander de l’aide ? Je n’ai pas encore eu l’instinct de révolte. Pour l’instant, je crois que j’étais coincée dans une sorte de syndrome de Stockholm. Entre une torpeur confortable, une chaleur douce, sans aucun besoin et des moments de sommeil profond, peuplés de rêves nostalgiques, comme sous anxiolytiques, comme sous somnifères, assommée, sous camisole chimique, stupéfaite, sidérée, je n’ai même pas pensé à crier. 

 Alors j’essaye. Une voix rauque, cassée s’éraille dans ma gorge engourdie. J’éclaircis, je racle, je tousse. Et je reprends, trop faiblement à mon goût « Eh ! Oh ! Y’a quelqu’un ? » Que dire ? Que demander, comment me faire entendre ? C’est douloureux. C’est absurde. J’ai l’impression d’avoir murmuré dans un vide total. Aucun écho, même faible. 

 Mais il ne faut pas abandonner. Il faut reprendre plus vivement. « Qui est là ? J’ai entendu quelque chose tout à l’heure ! Qui allume ? Qui éteint ? Pourquoi cette lumière verte, pourquoi l’orange ? » 

 Le silence me répond. J’ai peut-être bien rêvé en croyant entendre un souffle l’autre fois. Je ne sais même pas quand ? Un jour ? Deux ? Mes moments de sommeil sont-ils des nuits entières ? Je suis toujours dans les mêmes interrogations sans fin et je m’épuise toujours aussi vite. Une chose est sûre : si les sommes sont de longues nuits, les moments d’éveil ne durent jamais longtemps. Quelle est cette maladie ? Quelle mouche tsé-tsé m’a piquée ? J’étais parvenue à m’asseoir, il y a de cela quelque…temps. Et je suis retombée sur le dos, lourde. Je…dors…à nouveau… 

 Changement de décor. Je suis assise sur la chaise plutôt inconfortable d’un bureau plongé dans une pénombre poussiéreuse. Celui qui m’avait invitée à m’asseoir là, c’était un vieux psy barbu. J’avais pris en photo sa plaque, il y avait déjà quelques mois, en passant dans la rue. Il avait l’avantage d’exercer juste à côté de chez moi. 

 Ma détresse, à l’époque, c’était insoutenable. Pourtant, longtemps, j’avais tenu. Je me souviens très bien, avant : je pensais que je serais toujours plus forte que tout, plus forte devant les épreuves, toujours positive, toujours plus maline que les autres. Je disais, moi, quand ça ne va pas, j’écris, je me délivre des mauvais sentiments et puis ça passe. Et je me donnais des ordres aussi : prends de la hauteur, ma vieille, tous ces tracas ne sont que passagers, prends de la hauteur, oui, comme si tu voyais la terre depuis un satellite. Tu n’es qu’un tout petit point invisible et tes problèmes sont encore plus petits. 

 Mais soudain, les choses avaient changé. Les idées noires envahissaient tout. J’avais essayé d’en parler autour de moi. Personne ne semblait prendre ça au sérieux. On me répondait « n’importe quoi, tu as une belle vie, tout va bien ». Pourtant, l’obscurité l’emportait. La nuit, ces pensées sombres me réveillaient et tournaient en boucle dans ma tête : tu n’es rien, tu rates ta vie, tu es déjà morte, tu n’as qu’à mourir. C’était insidieux, c’était persistant, c’était lancinant, c’était à devenir folle. Cela dépassait la raison, cela prenait toute la place, comme une mousse compensée qui s’infiltre et qui emplit le moindre petit espace libre. Une mousse noire et collante. 

 Dans mon cauchemar, j’ai à nouveau 45 ans, et je suis devant le psy blasé, le psy qui en a vu d’autres. Je débite des conneries, je dis que je veux que ce soit magique, je veux me débarrasser de ces sordides refrains, que je veux que la crasse soit décollée au Karcher, que les blattes soient exterminées. 

 Il me répond : magique ? vous plaisantez ? ça fait des années que vous mettez vos émotions sous le tapis, on ne peut pas absorber tout ça d’un coup. Un peu plus et il disait tout haut ce qu’il pensait tout bas. À savoir : « Toi, ma vieille, tu vas me payer ma retraite sur la côte d’Azur ! Tu en as pour un bon moment : thérapie à vie ! Et en plus, tu as les moyens, alors ne crois pas que je vais te lâcher… » Il ne l’a pas dit, mais je l’ai bien lu dans ses yeux. Déjà que je n’accordais pas une très grande confiance à cette profession de charlatans…Mais pourtant, j’étais là pour ça, alors autant parler. 

 Alors j’avais insisté : si monsieur, je veux que ce soit magique, je veux retrouver la clarté, je veux retrouver la joie de vivre, l’énergie. J’ai perdu cela, mais je m’en sais capable…Peut-être…Parce que…la dépression qui m’afflige est… traître. Elle me fait parfois croire que je vais mieux, quelques heures…quelques minutes. Je suis prise d’une sorte d’indulgence envers moi-même, j’ai l’impression de retrouver de l’insouciance. Mais cela ne dure pas et toujours me rattrapent le vide et le désespoir. Mais dans les bons moments, la raison reprend le dessus. J’ai une femme qui m’aime, un peu d'argent sur mon compte en banque, quelques amis qui me supportent, j’ai tout ce qu’il faut pour vivre confortablement. Je suis probablement plus riche que 90% de la population mondiale. La raison veut que je sois heureuse, puisque j’ai tout pour l’être. Je ne suis pas une mauvaise fille, en plus : je donne ce que j’ai avec bon cœur, je m’engage sincèrement pour les autres, je fais un métier altruiste…Je ne démérite aucunement. Je ne suis pas parmi les salauds, les ingrats, les égoïstes. Et alors je suis prise d’une honte infinie d’éprouver autant de tristesse et de douleur. Je n’en ai pas le droit. 

 « Bien sûr que vous en avez le droit », tente le praticien, en réprimant un bâillement. « Vous dites que vous avez des amis qui vous…supportent ? Que voulez-vous dire ? ». 

 Il n’a pas l’air, mais il m’écoute, quand même. Et il vise juste, le tireur d’élite. Je m’effondre. Ce souvenir est particulièrement douloureux. Je suis en pleurs dans le cabinet poussiéreux, dans l’alcôve aux murs tapissés de moquette, aux étagères pleines de livres que personne n’a ouverts depuis trop longtemps. 

 Je tremble et je suis secouée par des spasmes douloureux, là, sur la chaise trop dure. Je n’ai pas d’amis, dans un sanglot, je dis, je ne suis pas douée pour les liens sociaux. Je…gâche tout, toujours… 

 Stoïque, il me tend le paquet de mouchoirs en papier. Et il conclut en me disant de faire le point, avec objectivité, en écrivant quelque chose pour la semaine suivante, sur ce sujet. Sur l’amitié, sur le rapport aux autres. 

 La séance est finie. Je me dis en sortant qu’il est irresponsable de me laisser sortir dans la rue, au soir tombé, comme ça, dans cet état lamentable. Alors que je suis fragilisée. J’ai toujours une boule dans la gorge et je traverse la rue en souhaitant me faire percuter par un bus. 

 Comme je suis dans un cauchemar, le bus arrive, énorme, à toute allure. Nuit.

lundi 1 décembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 12


 Je suis nue, comme au premier jour. Baignée dans une lumière blanche. Dans un bien-être physique total. Sans douleur, sans besoin, comme flottante. Comme dans l’utérus de ma mère, sans doute. Une sorte de retour à l’originel, au début de toute chose. Comme un paradis perdu. Maintenant, les lumières, la verte et l’orange, se font douces et baignent l’atmosphère de quelque chose de tendre et d’idyllique. C’est psychédélique. C’est une expérience, c’est un trip. Je ne sais pas quelle est la drogue, quel est l’alcool, mais je ne me suis jamais senti aussi détendue, libérée de toute contrainte. 

 Mais pourquoi suis-je nue ? La nudité, c’est clinique, médical, si ce n’est érotique. Et ça n’a rien d’érotique, ici. 

 Je n’aime pas être nue. Je n’ai jamais aimé cela. Je ne sais plus du tout comment penser la situation. Est-ce que je suis retenue par un pervers ? Est-ce qu’on m’observe, est-ce qu’il y a des caméras que je ne perçois pas et qui me filment ? Qui voit ces images ? Pourquoi ? 

 Non, cette hypothèse est stupide. Depuis la banalisation de l’iA, la pornographie humaine n’a plus de succès : les vidéos créées par l’intelligence artificielle sont bien plus parfaites et abondantes. Plus personne ne perd son temps à faire des films X. 

 C’est donc médical. Tout est hospitalier, d’ailleurs, dans cet univers. Le blanc, les lampes qui clignotent et moi, nue, sur le dos. Mais alors ? Suis-je le cobaye d’une expérience scientifique ? 

 Comme toujours, toutes ces pensées qui se bousculent m’épuisent émotionnellement. Je baille. Il me semble que la lumière blanche se fait plus douce. Je glisse dans le sommeil. 

 Je suis nue dans un hammam, au Maroc. C’est une scène que j’ai déjà vécue. Un voyage de jeunesse, avec des amis, la soif de découverte, un vrai hammam, conseillé par le patron du petit hôtel que nous avions déniché, au pied de la médina de Fès. 

 Au milieu de la vapeur, on devine les corps des femmes qui viennent là chaque jour, pour se retrouver, pour papoter tout en prenant soin d’elles. Savon noir, gant de crin, grands rires joyeux. Je suis avec Caro. Nous avons un peu honte de nos corps de bourgeoises européennes, je crois. Nous sommes pâles et maigres et nous ne savons pas quoi faire de nos seins, de nos mains, de nos hanches. Cette nudité ne nous est absolument pas confortable. Mais nous rions, pour avoir l’air détaché, pour coller à l’humeur du lieu, pour nous fondre dans le décor. Nous ne restons pas longtemps. 

 Dans mon rêve, la séquence change vite aussi. 

 Je me retrouve dans un cabinet de gynécologue, comme j’en ai connu quelques un dans ma vie de femme. Là aussi, la nudité imposée ne n’est pas confortable, mais elle est « normale ». Et d’ailleurs, c’est un mauvais moment à passer, mais l’important est que tout soit normal. 

 Flash, à nouveau et changement de décor. Je suis habillée. Mais je suis devant un public. J’ai 13 ans, je crois, une guitare à la main et je chante. Je participe à un concours de chant. J’ai décidé de me démarquer en chantant une chanson à texte. Toutes les autres candidates ont braillé du Céline Dion ou du Lara Fabian. Je ne suis pas dans le ton, même si je chante juste. Je fais sourire la salle qui ne s’y attendait pas. J’ai choisi Anne Sylvestre. J’aime les gens qui doutent. J’ai perdu le concours. Trop atypique. J’en ai tiré la conclusion hâtive qu’il ne fallait pas se mettre à nu. 

 A l’intérieur même de mon rêve, je me demande bien où tout cela me mène. C’est incohérent. Pire qu’une séance de psy. J’en ai marre. Je me réveille.

dimanche 30 novembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 11


 Je suis chez moi devant la télé. Sidérée. Un gars en costard cintré est là, sur une scène de paillettes et de lumière et il chantait. Douce France, je crois. Un sourire faux et un ton enjôleur. C’était le nouveau président de la République. Les gens l’applaudissaient. C’était le jour de la Victoire. 


 C’était arrivé doucement. On s’était habitué à voir les scores monter et on avait minimisé les choses. Mais non, cela n’avait rien à voir avec l’Allemagne d’Hitler. Mais oui, les fachos d’aujourd’hui étaient bien plus respectables que ceux d’hier. 

 Changement de décor. Le rêve ne me laisse pas de répit et me transporte devant ma fenêtre. Le ciel orange, chargé de pluie, prenait des allures exotiques pour faire oublier que le mois de novembre avançait, avec son lot de froidures, de grisaille et de jours raccourcis. De bouleversements politiques. 

 J’avais envie, cependant, en regardant le soleil se couchant dans une lueur étrange, de ne retenir que le fin liseré bleu qui soulignait l’horizon. Je repensais à cette phrase de Camus, sur l’invincible été. Je ne savais pas trop si je l’avais, moi, cet invincible été, au milieu du mois de novembre. Au milieu de ce marasme électoral. Mais ce bleu faisait tout de même briller mes yeux et c’était déjà ça. 

 J’avais 50 ans à l’époque. 

 Le monde était à nouveau en train de tourner vinaigre, sur fond de dérèglement climatique et de gouvernements autoritaires. 

 Sous ma fenêtre de cuisine, un évier inutile : le robinet ne délivrait plus d’eau qu’une heure par jour, les bons jours. Malgré cela, le gouvernement continuait de prôner l’agriculture intensive, les moteurs thermiques, les vols low-costs pour des week-ends à Barcelone. Les chaînes télés privatisées n’apportaient aucune nuance. Fermons les yeux, fermons les portes et les frontières. 

 C’est à travers le mur que passa Trump, la mèche orange volant au vent, l’air furieux. Et puis je me retrouvais au milieu d’un désert, devant un panneau indiquant qu’ici, autrefois, coulait une rivière. Et dans ce désert, soudain, un camp de migrants se dressa. C’était cauchemardesque, encore une fois. Des dizaines d’enfants maigres levaient leurs yeux désespérés sur moi, leurs grands yeux dignes d’un dépliant de l’UNICEF, leurs grands regards de faim et de souffrance. Cela semblait loin, quand on parlait du Soudan, du Pakistan, de Gaza. Mais l’enfant prit la parole et me dit dans un français impeccable : « Vois ce que la Corrèze est devenue. » 

 Et Trump ricana comme un diable de comédie en criant : « Water ! » 

 Je me retrouvais alors en sueur, assise au milieu de la pièce blanche où clignotais une loupiotte verte dans un coin. Je répétais le mot de Trump ; « Water ! » Une deuxième lampe s’alluma. Orange comme le visage de l’ancien président des USA. Faisons le point. « Vole ! » C’est vert. « Water ! », c’est orange. Je ne comprends rien. 

 Je me suis assise, il y a du progrès. 

 J’étais en sueur à mon réveil, mais soudainement, je suis sèche, complètement, comme si ma transpiration avait été aspirée de ma peau. 

 J’ai pris conscience de ma nudité, à ce moment précis.

samedi 29 novembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 10




 En rouvrant les yeux sur le vide, il me semble que quelque chose bouge. C’est presque imperceptible. Un frémissement, le glissement d’une robe sur le sol. Je n’ai pas peur, étonnamment. Au contraire : si on pouvait en finir…Mais rien ne vient. 

 La situation s’éternise. 

 Il faut que j’essaie de décrypter mon dernier rêve. Toutes ces femmes qui me crient de voler. Il faut que je rattrape ma raison, que je réfléchisse vraiment. 

  • J’ai été kidnappée, on attend une rançon. 
  • Je suis en quarantaine, j’ai une maladie extrêmement contagieuse, je suis dans un isolement total. 
  • Je suis emprisonnée. J’ai commis un crime épouvantable. Je suis dans une geôle d’un nouveau type, complètement inviolable. 
 Que peut-il bien se passer ? J’ai beau faire tous les efforts possibles, je ne parviens pas à me souvenir du moment d’avant ou de mon arrivée ici. 

 Et si c’était une sorte de jeu ? Un Truman show aux caméras invisibles ? Un escape game dont je ne connaîtrais pas les règles ? Et si les rêves étaient comme des indices ? Un thriller psychologique. Toutes les hypothèses sont bonnes à prendre. 

 Je crois bien que j’ai fait ces réflexions à voix haute. 

 Dans un coin de la pièce, une lumière verte s’est allumée. Une lumière d’espoir. Mon cœur s’est emballé et soudain, j’ai pris conscience que je n’étais pas entravée. Je n’ai pas d’attache, pas de camisole de force, pas de lien. Il faut que j’essaie de bouger, de me lever. Je ne suis retenue que par moi, finalement. Mais mes mouvements sont encore lourds, je me sens encore engourdie. Je suis loin de prendre mon envol. 

 Je referme les yeux, épuisée par ce moment intense. Comment en tirer parti ? Mon cerveau m’envoie des images : derrière mes yeux, s’animent des arbres, une rivière, des champs à l’infini. 

 Je suis au sommet d’une montagne. L’air est doux, le vent fait chanter les branches des grands chênes derrière moi. Au loin, les brumes sont lentement dissipées par le soleil sur les collines, sur les villages et sur le Rhône qui sillonne la plaine. Je sais parfaitement où je suis, je ne dors pas, je ne rêve pas. Je fais juste marcher ma mémoire. 

 C’est un lieu refuge, un lieu qui me rassure et qui m’apaise. Je reprends le contrôle. Je suis sur le banc, au sommet de cette montagne. C’était avant que le monde s’effondre, avant que la biodiversité soit complétement anéantie, avant qu’il n’y ait plus que des cailloux au fond du lit des rivières. Nous avions de la chance, nous pouvions admirer ces paysages superbes. Nous avions aussi les clés pour comprendre : les scientifiques nous avaient prévenus. Ils nous avaient dit quoi faire. 

 Mais l’Humanité est une adolescente qui n’écoute pas les conseils de sa mère. 

 On s’en est remis progressivement à l’iA et on a arrêté de réfléchir. L’intelligence humaine a disparu. Et moi qui ai 70 ans, je fais partie des vieux qui ont eu un peu d’éducation, un peu de culture scientifique, un peu de littérature. J’ai vu s’amenuiser les pensées. Nous avons pas lutté. Je n’ai pas lutté. 

 Je n’ai pas lutté contre le sommeil…encore une fois.

vendredi 28 novembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 9


 J’avais pensé à de jolies choses. J’espérais tomber dans un joli rêve. Mais ce n’était pas aussi simple. Cette fois-ci, c’était étrange. Des personnes de toutes les périodes de ma vie m’entouraient. Me submergeaient. Ce n’était pas un souvenir. C’était mille souvenirs. Comme si quelque chose s’était déréglé. Il n’y avait que des femmes : ma mère, mes grands-mères, des amies d’enfance, Laure, Laetitia, Léna. Il y avait les tantes, les grands-tantes, des voisines, des collègues. 

 Elles avaient toutes un air furieux. Elles me pointaient du doigt. Elles disaient quelque chose, mais je ne voyais que leurs lèvres bouger. Je n’entendais pas. Je ne comprenais pas. 

 Soudain, un flash m’a ramenée au jour où mon arrière-grand-mère s’est envolée. J’avais sept ans, peut-être huit. J’étais chez ma grand-mère et j’avais le nez collé aux carreaux de la cuisine. Je regardais dehors, je ne sais quoi, le temps qu’il faisait, le temps qui passe, le ciel clair, les nuages noyés de soleil, le pommier de l’autre côté de la route ou la grange. Je ne sais plus. J’étais rêveuse à cette époque-là. C’était un trait de caractère qui devait rester, puisqu’aujourd’hui encore, je rêve. 

 Mais le ciel d’alors s’obscurcit et mon arrière-grand-mère sortit de la grange. Elle avait sa canne, elle était courbée en deux. Elle marchait lentement. Et puis elle s’envola. 

 Mon arrière-grand-mère, Charlotte avait toujours exercé sur moi un pouvoir de fascination. Elle était maigre. Son visage émacié, ridé, son nez aquilin, ses yeux bleus, perçants, son chignon savant qu’elle refaisait chaque jour, en plantant des épingles avec soin dans sa longue chevelure blanche, tout pour moi était mystère. 

 Elle était la sorcière des contes d’enfant. Elle ne parlait presque pas. Elle échangeait parfois quelques mots de patois avec mon grand-père. Elle faisait danser ses longs doigts sur l’accoudoir de son fauteuil. Elle n’avait pas l’air commode mais il lui arrivait de sourire quand elle nous prenait sur ses genoux. 

 Elle s’envola…Oui, je vous le jure, elle s’est vraiment élevée dans le ciel, sans effort, sans mouvement. Ce n’était pas une vision de l’esprit, ce n’était pas non plus une métaphore. Elle n’est pas morte, elle n’est pas allée au ciel. Elle a bel et bien fait de la lévitation. 

 Je me suis frotté les paupières, j’ai tendu un doigt étonné, j’ai voulu appeler, mais les sons ne sont pas sortis de ma gorge. J’ai juste écarquillé les yeux, j’ai juste ouvert la bouche comme un four. Elle est restée en l’air, avec sa canne, suspendue, heureuse, souriante, tranquille. Elle est montée de quatre ou cinq mètres, au moins. Un spectacle, une curiosité. Et puis elle s’est reposée sur le sol, légère, délicate comme une plume et elle a repris sa marche courbée et laborieuse. Elle m’a vue derrière la fenêtre et j’ai dû me pincer quand elle m’a fait un clin d’œil. 

 J’avais sept ou huit ans. Je n’avais pas bu et je n’avais pas fumé. J’ai vu ce que j’ai vu, j’en ai gardé la conviction toute ma vie. Je crois évidemment à la lévitation. Mr Vertigo est un témoignage. 

 D’ailleurs, on s’élève. Comment ne pas y croire ? Qu’on soit professeur ou parent, on élève, on a des élèves, on s’élève…Et on retombe. Parfois sur ses pieds, parfois à côté. Mais la vie est effectivement faite de hauts et de bas. 

 Charlotte vola pour moi, ce jour-là. Comme pour me dire que tout était possible. Elle m’avait appris la liberté. 

 Je n’avais rien compris, j’avais douté de moi. J’avais eu peur, j’avais voulu garder les pieds sur terre. On était très terre à terre à la maison. Très peu porté sur le surnaturel. Alors j’avais rêvé, voilà tout. Et surtout, je n’en ai jamais parlé à personne. 

 Le disque de mon rêve sauta brusquement et je me retrouvais entourée de toutes les femmes de ma vie qui me hurlaient des choses en silence. Mais sur leurs lèvres, j’ai lu… « Vole ! »

jeudi 27 novembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 8




 C’est à ce moment précis que je rouvre les yeux, toujours étalée sur le sol blanc, dans la chambre blanche, dans la lumière blanche. Rien ne semble avoir bougé lors de mon absence. Le sang baigne ma mémoire. Mais je suis tranquillement allongée. La femme au voile ensanglanté a continué sa vie en cherchant de minuscules perles d’espoir pour ses enfants, au milieu d’un monde gris. J’ai perdu sa trace. C’était il y a plus de 25 ans. Il s’est passé tellement de choses, depuis. 

 Et moi, je suis là, dans ce paradis blanc. Comment faisait-elle, déjà, cette vieille chanson ? « J’irai dormir dans le paradis blanc où les nuits sont si longues qu’on oublie le temps… » Je fais un immense effort de mémoire, mais je ne me souviens de rien…Juste ce vers et quelques notes de la mélodie. Je fredonne…Mais le reste m’échappe. Je me souviens qu’il s’agissait peut-être de l’évocation de la cocaïne. Peut-être. Mais cela me semblait tellement correspondre à ma situation actuelle. 

 La drogue. Elle avait envahi nos vies, aussi, à cette époque. Palliatif au manque de soleil, de joie, d’espoir. Le besoin d’évasion, de raison de vivre. 

 La grande époque du narcotrafic roi, avec son lot de règlements de comptes, d’overdoses, de forces de l’ordre débordées. 

 Stop ! Il ne faut plus penser. Il faut que je me pose des limites. Si je pense, là étendue sur le sol, seule, alors je vais attirer les idées noires, les cauchemars. La folie, peut-être. C’était bien, au début, les souvenirs de maillot de bain et de boom du lycée. Comment revenir à plus de légèreté ? Ma vie n'a pas toujours été influencée par le monde. 

 Mais les idées noires sont souvent les plus fortes. Elles envahissent le cerveau comme le goudron sur les tableaux des musée. Et là, après la prière, après la réflexion, après les questionnements, je me suis souvenue de ma dépression. J’ai eu une période sombre. Un marasme qui me sembla insurmontable. Vieux traumas, incapacité à me faire comprendre, remise en cause de tous mes choix, professionnels, personnels…Bref, une bête crise de la quarantaine, banale. 

 Quand on est dans cet état, beaucoup de gens vous tournent le dos, parce que vous n’êtes plus rigolote. Mais il y a aussi des amis psychologisants qui vous conseillent tout et n'importe quoi : des tisanes, des bains de pieds, la méditation ou la pensée positive. Ce sont un peu des pansements sur une jambe de bois, car il faut que la crise se fasse, dans le fond, il faut qu’on y survive ou qu’on en meurt, il n’y a rien à faire, c’est comme une bonne grippe, il faut y passer et prendre son mal en patience. 

 Malgré tout, la pensée positive, là tout de suite, ça ne me semble pas une mauvaise idée, pour effacer les souvenirs de violence, de tristesse et de désespoir, pour tenter de croire que la femme au voile ensanglanté a trouvé le bonheur. 

 Allez…on inspire par le nez, profondément, on se détend. On souffle par la bouche et on relâche toutes les tensions. 

 Et on se le dit et on y croit : peut-être qu’une vie réussie, ce n’est que la succession de choses minuscules.  

Le sourire d’un enfant,

Les cerises de la fin du printemps, 

Le rayon de soleil sur le carrelage,

Le bruit des saletés qu’on aspire dans le tuyau de l’aspirateur,

Les premières notes d’une chanson qu’on adore, 

 Sing, sing a song, 

 Sing it loud, sing it strong 

Sing a good thing, not bad, 

 Sing of happy, not sad, 

Sing, sing a song, 

 Make it simple to last your whole life long 

Don’t worry that’s not good enough 

For anyone else to hear, 

 Just sing, sing a song.*

 Les variations de couleur des feuilles en automne, 

 Le fou rire inexpliqué qui éclate et fait battre le cœur, 

 L’amour, le plaisir, la chaleur d’une main sur la peau, 

 L’ivresse légère, la danse, les soirs d’été, 

 La douceur de l’eau quand on se baigne dans un lac, la première fois de l'année, 

 Les poèmes : les vers de Victor Hugo, un peu pompeux parfois, ceux de Verlaine, simples et doux, 

 Les romans qu’on aimerait ne jamais voir se finir et qu’on referme sans les quitter vraiment. Ceux qu’on aurait aimé écrire… 

 La verve des bons orateurs, 

 Les pâtisseries du dimanche midi, 

 Le moment où l’on bascule dans le sommeil… 

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Chante, chante une chanson, 

Chante à tue-tête, hurle-la, 

Chante positif, pas la haine,

Chante le bonheur, pas la tristesse,

Chante, chante une chanson, 

Trouve en une facile, 

Pour la chanter toute ta vie, 

Ne t’occupe pas de savoir 

Si elle ne plait pas aux autres, 

Chante, chante une chanson.


mercredi 26 novembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 7


 La femme au voile ensanglanté…Les pompiers sont venus. Ils ont désinfecté, pansé la plaie. Ils ont examiné le bébé qui n’avait rien d’autre que la peur et des sanglots déchirants. Et ils ont déclaré la mère apte à se remettre debout. Ils sont repartis. Pas la peine qu’elle aille moisir pendant des heures dans la salle d’attente puante des urgences bondées. Alors comme j’étais là, je l’ai prise sous mon aile. Elle ne voulait pas rentrer chez elle comme ça. La peur et la honte se mêlaient. Elle m’a raconté son histoire qui était l’histoire de toute l’humanité : la faim, le fusil, la famille qu’il faut protéger et la fuite, inévitable, pour la survie, pour l’espoir d’une vie meilleure. Laissez derrière soi les repères, les racines, tout ce qui faisait l’identité, pour repartir à zéro dans un pays où, quoi que l’on fasse, qui que l’on soit, on sera toujours vue comme une étrangère, une moins que rien. 

 Elle avait trois enfants, qu’elle bataillait à élever, avec un père qui s’engageait à la journée, tôt le matin, sur les parkings des zones commerciales, à l’arrière des camionnettes pourries des artisans qui faisaient du black. Il fallait qu’il sache tout faire : électricité, c’est OK, maçonnerie, oui, bien sûr, peinture, plâtre, marteau piqueur…Les mains aux engelures, le dos cassé…Et payé, souvent d’un pauvre billet de 20, sans avoir rien d’autre à dire que merci et à demain, peut-être. 

 Les gamins étaient nés dans la guerre, ils avaient été trimbalés, tout bébés, à travers un monde hostile, ils avaient grandi là, avec les traumatismes tus, avec le racisme ordinaire, avec l’éducation nationale impuissante. Leur mère me le dit simplement : « Les deux grands, ils n’ont pas 15 ans, mais ils ont déjà la haine. Et lui, le trésor de ma vie…Quel monde aura-t-il ? » Rien n’était fait pour eux ici. Tout concordait à leur frustration : la xénophobie, le rejet, la pauvreté, la société de consommation, la société de l’insatisfaction permanente, ce qu’on voudrait être, ce qu’on ne peut pas être… 

 Moi, je savais tout ça. J’avais été bénévole dans une association d’aide aux devoirs, avant que les subventions s’arrêtent et que la mairie ne vende nos locaux à un fast-food. C’était le parcours du migrant classique. Et aujourd’hui, la violence explosait, légitimée par les politiques et les médias. 

 Elle m’avait raconté son histoire lentement. 

 Pendant ce temps, le pansement sur son front avait rougi à nouveau et le sang coulait dans ses yeux. Elle avait besoin de points de suture. J’ai appelé une voisine de palier, infirmière. J’ai eu de la chance. Nous avons eu de la chance. Nous n’avons compté que sur nous-même.

mardi 25 novembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 6


 Pour effacer la vision, pour juguler la peur, cette fois-là, j’ai commencé à prier, machinalement. Je ne crois pas en Dieu. Du moins, je doute. Agnostique, c’est ce qu’on dit généralement en société, pour paraître plus malin que les autres. 

 Prier, quand on est nu comme un vers dans un paradis blanc, ou dans un purgatoire vide…pourquoi pas ? 

 J’ai commencé le Notre Père. Parce que j’ai eu une enfance catholique. Traditionnelle. Pas du tout extrémiste : baptisée au cas où, la messe de temps en temps, pour faire plaisir aux grands-mères. A l’église, on récitait comme on récite un poème de Maurice Carême devant le tableau noir de l’école primaire, un Notre Père ânonné auquel on ne comprenait rien. 

 Notre Père qui es aux cieux… 

 On le tutoie et moi, déjà, je ne m’y suis jamais fait. Je souffre d’une trop bonne éducation : on ne tutoie pas quelqu’un qu’on ne connait pas. On ne tutoie pas quelqu’un de plus âgé que soi. Et Dieu, pour le coup, il est vachement vieux. Mais bon, il faut se noyer dans la masse, à la messe. Il faut bredouiller sa prière comme les autres. 

 Que ton nom soit sanctifié… 

 Pour tout le saint-frusquin, c’est par essence Dieu qui s’en occupe ! Alors évidemment que Dieu se sanctifie lui-même…Il y a des principes de base : on n’est jamais mieux servi que par soi-même et il vaut mieux s’adresser au bon dieu qu’à ses saints… 

 Que ton règne vienne… 

 On n’y est pas déjà ? Il faudrait savoir : soit on y croit, et nous sommes bel est bien dans le règne de Dieu…soit…ce n’est pas pour demain ! 

 Que ta volonté soit faite, sur la terre comme au ciel. 

 C’est là que ça se gâte. Quelle est sa volonté, à Dieu ? Qu’est-ce que j’en sais et comment puis-je le savoir ? Si ça se trouve, il ne veut pas ce que je veux. Je rentrais toujours dans des considérations complexes à ce moment-là de la prière. Si la prière marche, comme nous sommes des millions à la faire en même temps, alors, ce qui se passe en ce moment est réellement la volonté divine. Sur la terre, les guerres, les enfants qui meurent, les tornades, les volcans, les inondations et les feux de forêt, c’est la volonté de Dieu. A ce moment de la prière, je me souvenais des histoires du très Ancien Testament, dont on nous lisait les histoires comme si c’était des contes de fées, au catéchisme. De Noé, dont même les fils se noient, de Jonas, dévoré par une baleine, de Job, ruiné en un instant. De toutes ces colères noires de ce Yahvé au bras vengeur. Dès que quelque chose ne lui plaisait pas, il frappait. Adam et Ève jetés dehors du paradis, tout nus et tout piteux, la Tour de Babel, les hommes dispersés, désunis… 

 Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour… 

 Je suis sûre que nous étions nombreux, à ce point à avoir un gargouillis d’estomac monstrueux. Il était midi moins le quart et l’idée d’un morceau de baguette du dimanche, bien croustillant, nous mettait en émoi. 

 Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. 

Au début de ma vie de chrétienne approximative, j’avoue que je ne comprenais pas du tout le verbe offenser. Mais plus tard, ce sont ces deux vers qui m’ont paru les plus importants. Les plus exigeants. Pas simple de pardonner à ceux qui nous ont offensé, mais c’est à ce prix que Dieu nous pardonnera…Les jours où je vivais vraiment ces paroles, celles-ci, je les murmurais, piteuse. 

 Mais le meilleur était pour la fin. Je me souviens qu’à cette époque bénie de la fin de l’enfance, j’oscillais entre une vocation totale pour Dieu et l'amour charnel qui n’était pas sans m’attirer. Me tenter... Alors le fameux « Ne nous soumet pas à la tentation mais délivre-nous du mal », c’était un peu difficile à assumer. Malgré mes prières, Dieu mettait sur mon chemin des Rémy aux beaux biceps ou des Julie aux belles dents. Comme une preuve irréfutable de l’absence totale de ce fameux Dieu dans les cieux. Et je ne voyais pas où était le mal. Quelques années plus tard, un pape a dû se rendre compte de la faille et a fait changer cette phrase pour « Ne nous laisse pas entrer en tentation ». La nuance est de taille : ce n’est plus Dieu qui tente mais nous qui nous laissons tenter…Le libre arbitre vient tout changer. 

 Couchée sur le sol, dans ce vide sidéral, il faut que je m’ennuie ferme, pour faire l’exégèse du Notre Père. C’est un réflexe humain, paraît-il, que de se réciter des choses, quand on est en prison, en camp de concentration…ou là, dans cette salle d’attente sans journaux périmés. 

 En fermant les yeux, me sentant glisser dans le sommeil, j'ai peur, désormais des souvenirs qui surgiront. J’espère que cette prière va m’aider. Mais elle est encore là, dans mon crâne, dans mes yeux brûlants, la femme au voile ensanglanté, comme un flash violent, comme le rouge d’une toile de Nicolas de Staël, comme une persistance rétinienne douloureuse. 

 À nouveau, pourtant, je papillonne et me détends. Le sommeil me tombe dessus comme le fascisme sur nos vies, à cette époque-là.

lundi 24 novembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 5


 C’était juste le moment de la bascule. Il y avait déjà dans l’air le ferment de la catastrophe. Il y avait déjà ce qui ressemblait à une menace, un subtil mélange d’effroi et de tragique. Une odeur de peur, une vibration comme celle des tremblements de terre, que seuls les animaux savent percevoir, parait-il. Je crois que les hommes savent aussi la percevoir. Mais ils ont oublié. Ils ressentent des signaux qu’ils ne savent plus décrypter. Et cela les perturbe. Les plus forts en pleurent. Les plus sensibles en meurent. 

 Un frisson dans l’air, des guerres qui se rapprochent, des idées qui montent, comme montent les brumes de novembre dans les plaines, le soir. 

 Les hommes avaient perdu le goût des autres. On s’insultait pour un rien, pour une blague. Le second degré était porté disparu. En quelques années, nous étions passé de grand Guignol à Peur sur la ville. On se regardait en chien de faïence, on avait peur de son ombre. 

 Dans mon rêve, une télé, une chaîne d’info en continu et un planisphère où la lumière déclinait lentement : les élections, à tour de rôle, faisaient tomber chaque pays dans le crépuscule où naissent les monstres. La haine était décomplexée. On ne dénombrait plus les polémiques au sujet d’un pull rose jugé dévirilisant, de la petite phrase d’un chanteur, du dernier dérapage d’un ministre. On avait pris l’habitude de se dire qu’il faudrait que nos enfants soient de la chair à canon. Et vint le tour de notre pays, pourtant gardien de la démocratie. Dernière élection avant l’inconnu. Terminus du peuple. Terminus de la démocratie. Et la situation s’enflamma. Ceux qui n’avaient pas voté, ceux qui avaient mal voté, ceux qui n’avait pas voté la même chose : trois camps en bataillons rangés qui se tapaient sur le crâne et qui ne voteraient plus avant qu’il soit longtemps. 

 Cette période était cauchemardesque, vendue en 3D par des technologies aux écrans toujours plus présent. On pouvait vivre sans retirer son casque de réalité virtuelle, pendant des jours entiers. Il faut dire que les voitures conduisaient à notre place, les drones nous livraient la nourriture du quotidien. On pouvait tout faire, pour ainsi dire, en un clin d’œil. 

 Enfin… si on était né du bon côté, évidemment. Parce qu’il restait ceux qui ne pouvaient pas se payer tout ça. Il y avait les parias, les asociaux, les pauvres. 

 On disait « Bah oui, il y a toujours eu des pauvres. Aide-toi et le ciel t’aidera. » Et on restait dans sa bulle, sans voir le monde autrement que dans son casque. La sécurité était à ce prix. Seul sur son canapé.

 Et étendue sur le sol dur et blanc, c’est mon propre cri qui me réveilla, quand je revis encore une fois le sang couler. Je pouvais cauchemarder les yeux ouverts : au début de la Nouvelle Ère, les exactions faisaient rage, au nom du Déremplacement. On fracassait des crânes au coin de la rue. Je revoyais la scène, encore et encore : une femme, le voile arraché, le sang coulant sur son visage, sur l’enfant qu’elle serrait contre elle, désespérée. J’avais crié. Les miliciens, lâches, avaient disparu comme une volée de moineaux. J’avais tenté de garder éveillée cette pauvre femme pendant plusieurs minutes. Les pompiers avaient tardé à arriver. Encore une victime de la brigade du Déremplacement ? Ils hésitaient à venir. La peur régnait…

dimanche 23 novembre 2025

Il n'y a rien - Episode 4

 


Pourtant, mes yeux s’ouvrent. Je réalise soudain que la lumière blanche et vive ne doit pas toujours être allumée. Je me dis alors que ne suis pas seule, assurément, puisque quelqu’un éteint la lumière quand je dors. « Je n’ai jamais pu dormir avec la lumière allumée ». Oui. Mais aussitôt « Je n’ai jamais pu dormir ailleurs que dans un lit » Et là, sur cette surface dure, je dors comme un bébé. Je rêve, même. Alors qu’est-ce que cela signifie encore, ce que je faisais avant ? 


 Rien. Le vide. Je pense un instant à pleurer, à appeler, à crier. A me débattre. J’essaie. Ma voix se perd, timide, il me semble que c’est un effort insensé d’ouvrir la bouche et d’actionner tous ces muscles, le cou, les cordes vocales, l’air qu’il faut expirer. Le son se casse et semble ridicule au milieu du vide. Pas d’écho. J’ai l’intuition, immédiatement, que c’est inutile. Comme dans un film, comme dans une série et que l’otage essaye de crier : ici, même pas besoin qu’un méchant réponde « Tu peux crier autant que tu veux, personne ne peut t’entendre ». Il y a comme des liens invisibles, des malfrats fantômes qui m’auraient bâillonnée et ligotée là. 

 L’angoisse ne doit pas gagner. Je tente de me rassurer. J’ai connu pire. On a tous connu pire. Ici, je n’ai ni trop chaud, ni trop froid. Je n’ai pas faim. Je suis bien. Je me repose. A quoi bon angoisser ? Si j’ai du temps pour paniquer, autant utiliser ce temps à bon escient : pour dormir, pour rêver encore, pour réfléchir, pour faire le point. Pour trouver une solution… 

 Et je sombre à nouveau. L’ambiance a changé. Plus de boom ou de lycée.

samedi 22 novembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 3

 

Je suis une fois de plus repartie dans un sommeil profond. Je me suis retrouvée au lycée, cette fois. La puissance du souvenir. Les lectures de la pièce, en classe, ce personnage de lesbienne austère qui avait fait marrer les garçons. Dans mon sommeil, le titre m’est revenu. Huis Clos. C’était cela. Je me sens enfermée dans mon corps. Lockdown syndrome, dans une sorte de paradis blanc. Et puis non, cela revient à penser que je suis dans le coma et ce n’est pas cela. Cette fois-ci, délibérément, je n’ai pas rouvert les yeux. Je me suis complu dans mes souvenirs. Le lycée si lointain. Tout semblait possible, à 18 ans. Le corps ne me lâchait jamais, je me sentais infaillible et je pensais que cela durerait toujours. J’avais appris que j’étais belle dans le regard de certains garçons et j’en faisais une fierté, un étendard, un droit de passage. Même si j’avais aussi appris le mépris dans le regard de beaucoup d’autres. 


 Que j’étais bête, quand j’y pense, mais comme j’avais eu raison d’en profiter. C’était un autre temps. On pouvait séduire, on pouvait profiter. 

 C’était avant. 

 J’ai glissé à nouveau. 

 Le rêve m’a conduit soudain sur les rives d’un bonheur perdu. Soirée disco, milieu des années 80. That’s the river of Babylon. La mélopée des voix puis le rythme qui m’emporte. J’ai 15 ans, soudain. Fin de 3e. J’ai les mains moites et j’ai mis mon plus beau jean. Celui qui me fait un cul d’enfer et une taille de guêpe. Celui qui faisaient du corps des filles comme un triangle posé sur le sol, la taille haute et fine, les pattes d’eph’ en bas, et puis un petit débardeur et des couettes, je ne sais plus, mais ce qui est sûr, c’est que j’ai des seins et que ça fait rougir les gars. La scène se passe dans le garage de la maison des parents d’un copain. On a caché l’établi avec des grands draps, on a décoré avec des ballons, on a trouvé deux ou trois spots colorés et on a emprunté la chaîne hifi du tonton pour passer des cassettes et des disques. Sur l’invitation, on était convié à amener tout ce qu’on avait en musique cool. Les filles avaient fait un cercle avec des chaises de jardin et discutaient entre elles, riaient fort, se moquaient sans doute un peu des garçons, en les regardant en coin. Les garçons tâchaient d’occuper l’espace, se donnant une constance, un verre de Coca à la main, en parlant foot ou formule 1, mais en reluquant surtout les nanas. Deux petits mondes distincts qui attendaient patiemment que la musique se fasse plus douce pour s’apprivoiser. L’intro de la chanson de Boney M est parfaite pour ça. Premier contact. On se regarde dans les yeux et on éclate de rire, un peu gêné, puis la musique dissipe la gêne, on bouge en rythme, on se laisse emporter. C’est ce jour-là que Rémi, le musclé, le beau gars, celui qui était déjà passé au lycée, le frère de Caro, la best friend de toujours, Rémi, celui qui faisait tourner les têtes de toutes les filles, qui avait son prénom entouré de petits cœurs roses dans tous les agendas et qui aurait défendu sa petite sœur à coups de poings s’il avait fallu, Rémi…Le souvenir s’effiloche puis les images se rassemblent, la lumière, l’ambiance, le goût du Coca et du gâteau au yaourt, nappage au chocolat avec des Smarties pour faire la déco, Rémi, comment était-il habillé, un jean, sûrement, mais contrairement aux autres qui avaient mis une chemisette pour l’occasion, lui, mettait en valeur ses bras de boxeur avec un tee-shirt aux manches roulées. Un peu bad boy. Aux premières notes de la chanson, il est venu vers moi, sans sourire, très sûr de lui, le regard ténébreux. Il m’a pris par la main et je l’ai collé un peu en me trémoussant. Il m’a murmuré « Toi, t’es ma préférée de toutes les copines de ma sœur ! Tu vas faire des ravages au lycée, t’es carrément belle ! » Ils avaient eu le temps d’esquisser quelques pas d’une sorte de slow et puis la musique avait démarré et l’étreinte s’étaient desserrée. 

 C’est furtif, c’est léger un souvenir d’avant et ça vous revient sans prévenir. C’est doux comme un premier baiser. On ne voudrait plus se réveiller, ensuite.

vendredi 21 novembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 2


 C’est comme cela à chaque fois. Je tente de lutter, de garder les yeux ouverts et malgré la lumière crue, impossible. Je suis bien, malgré le sol dur, malgré la nudité. Je ne ressens ni la faim, ni la soif, ni les besoins les plus élémentaires. Je me rendors, portée par un doux souvenir. Je suis embarquée et il faut attendre que je me réveille à nouveau. Je n’ai aucune idée du temps durant lequel je me rendors. Quelques minutes, quelques heures ? Je ne sais pas depuis combien de temps je suis là, ni même à quoi ce « là » peut bien faire référence. 

 Cette fois-ci, je n’ai pas essayé de répondre à quelques questions basiques pour me prouver que je suis bien en vie. Je ne me suis pas dit « Comment je m’appelle, quel âge j’ai ? Où je vis, quelle année, qui est le président, qui je suis ? » Ces questions que les ivrognes se posent pour se prouver qu’ils ne sont pas saouls. Ou les questions que l’on pose à quelqu’un qui vient de faire un AVC. 

 Les premières fois, je me suis dit, « faisons le point. J’ai 70 ans. J’ai pu prendre ma retraite. On a fêté ça. Je ne pensais pas y arriver. 70 ans. Âge légal de départ en retraite. A moi la tranquillité. Et patatras, je me retrouve étendue là, je ne sais pas ce qui m’arrive. » 

 Et puis j’ai cherché à comprendre. J’ai regardé de tous mes yeux, j’ai cherché à activer mes sens au-delà du normal. 

 Quand j’ai rouvert les yeux à nouveau, rien n’avait changé. Je ne me suis pas posée de questions. Il fallait que je passe à l’action, que j’essaye d’écouter, de sentir. Même si je l’avais déjà fait, en vain. A chaque fois, j’ai beau écouter de toutes mes oreilles, je n’entends rien. Ni la pluie, ni des pas, ni le craquement d’un plancher ou d’une charpente. Il n’y a rien que le sifflement du sang qui bat dans mon corps. Il n’y a rien que moi. J’ai beau activer mon odorat, j’ai beau ouvrir mes narines, rien ne me parvient. Ce n’est pas un lieu où l’on cuisine, où l’on vit, où l’on se lave et où l’on défèque. Par réflexe, parfois, j’ai mis ma main devant ma bouche, pour vérifier que ce n’était pas moi qui ne sentais plus rien : mais mon haleine était légèrement sucrée, même pas désagréable, malgré les heures de sommeil que je subodorais. J’ai vérifié souvent mes aisselles, dans un mouvement de tête qui me semblait un effort musculaire extraordinaire. J’ai reconnu à chaque fois le musc habituel de mon déodorant mêlé à ma sueur légèrement acide. 

 Lors de mes premiers moments d’éveil ou de conscience, j’ai éliminé une hypothèse : si j’avais été dans le coma, j’aurais reconnu l’entêtante odeur d’hôpital, j’aurais perçu les bruits des machines, les bips réguliers de l’oxygène et du moniteur. Je n’avais pas l’impression qu’on venait à mon chevet. J’étais seule. Mais était-ce surprenant ? Qui serait venu me voir ? Une équipe médicale, au moins, peut-être… 

 Cette idée d’hôpital, pourtant, revient, lancinante. Les histoires d’expériences de mort imminente sont forcément une petite obsession quand on se retrouve allongée, seule, dans un espace lumineux et indéfini. Pourtant, je rejette cette idée-là avec un raisonnement tout aussi obsessionnel : je ne peux pas être sur le point de mourir, puisque je me réveille, puisque je pense, puisque je cherche à comprendre. Puisque je me sens vivante. Puisque qu’il y a sous mes doigts ce sol en plastique, doux, tiède et trop lisse pour être faux.  

Je me dis vaguement qu’il y a de quoi devenir folle. Puis je me dis que je suis folle. Je me dis que je suis morte. Que c’est cela, la mort. L’éternité dans du plastique. L’éternité à passer avec soi-même. Je me souviens soudain de cette pièce que j’ai dû lire au lycée, peut-être pour le Bac, cette pièce de Sartre. La pièce disait que l’enfer, c’est les autres. Ai-je retenu autre chose ? Même pas le titre, mais je me souviens des débats en classe : l’enfer, c’est les autres, mais c’est aussi le bonheur, les autres, l’amour, l’amitié, tout ça. Les débats immatures de gamins de 18 ans qui ne connaissent pas la vie et qui sont obligés de faire de la philosophie.

jeudi 20 novembre 2025

Il n'y a rien - épisode 1


 Il n’y a rien. J’ouvre les yeux et il n’y a rien. Pas de meubles, pas de fenêtres, pas de murs. Pas de poussière. Personne, évidemment. Pas de couleur. Il n’y a que mon corps qui pèse sur le sol dur. Ce sont les deux seules choses concrètes. Ça, et la lumière. Une lumière blanche, éclatante, qui émane de nulle part. Pas de source lumineuse, d’applique, d’ampoule. Pas de plafond, de murs, d’ailleurs, qui pourrait accueillir ces objets. Rien. 


 Je suis allongée sur le dos. Je ne sais même pas encore que je suis nue. Je tente juste de comprendre où je suis. Comme quand on se réveille, un matin, dans une chambre inconnue et qu’on a ce moment de trouble, qu’on ne sait plus si l’on est chez soi, chez ses parents, dans un hôtel ou chez des amis. C’est la même chose, mais c’est beaucoup plus vertigineux. Il n’y a rien. 

 Je tente d’être rationnelle, comme on est tenté de l’être quand tout nous échappe. Je me dis « pince-toi, tu rêves ». Mais je n’ai même pas la force de soulever ma main, pour l’instant. Je suis sur le dos, mes bras le long du corps. Je parviens à crisper un peu mes doigts sur le sol. C’est la seule chose tangible. Je caresse, je palpe et je fais appel à ma mémoire. Quel type de sol, quelle matière ? Du carrelage ? Non, c’est plus chaud et un peu plus…souple, me semble-t-il. Souple, ce n’est pas le mot. Plus…résilient, peut-être. Je me dis que ce doit être un sol plastique. Mais un plastique rigide, pas un balatum ou un de ces faux plancher en vinyle. Je n’ai pas froid et le sol est tiède. Je ferme les yeux. 

 Je sais maintenant à quoi cela me fait penser : aux transats, le long de la piscine, quand j’étais petite, chez mon oncle. Aux transats blancs, brûlants de soleil, quand je sortais de la piscine, trempée et que je m’affalais dessus, pour me sécher, pour prendre une pause, pour rire en voyant mon cousin faire une bombe en éclaboussant mes tantes et mes cousines, pour prélasser mon jeune corps de gamine, souple et caramélisé par l’été à courir dehors. Les jours heureux. Les jours d’avant. 

 J’ai fermé les yeux, je sais que je n’aurais pas dû, j’ai sombré à nouveau dans ce sommeil contre lequel je ne peux pas lutter. Comme dans un rêve, mais si réaliste, soudainement, j’ai à nouveau 10 ans, fière, dans mon premier maillot de bain une pièce, violet et rose, avec plein de cœurs et le B de Barbie sur la poitrine, celui que j’ai eu le droit de choisir, parce qu’en vrai, j’aurais préféré un deux pièces, noir, avec le soutien-gorge triangle, plus sexy, mais que ma mère a dit « non, à l’école tu vas aller à la piscine et tu ne pourras pas mettre ça…D’ailleurs, je ne voudrais pas ! Je serai quitte de te racheter un maillot une pièce ! Prends celui que tu préfères. » Et Barbie, c’est pas mal, quand on a 8 ans, durant ces années-là.

samedi 16 août 2025

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Étrangeté urbaine !

 

Épisode 16 : Étrangeté urbaine

 


Nous n'avions pas pu rencontrer Madame le maire. Nous apprîmes plus tard qu'elle avait eu un voyage aux Bahamas payé par You-TOP-iA pour le lancement de l'application. Il ne valait mieux pas qu'elle revienne. 

En sortant de la mairie vers 10h du matin, sans aucune garantie de rien, il nous restait 14h. La ville était toujours plongée dans le noir numérique. Le temps que les autorités compétentes s'en aperçoivent puis que des techniciens soient appelés à la rescousse, nous gagnions peut-être quelques heures supplémentaires. 

Quelqu'un fit alors une réflexion juste : si internet était déconnecté, la chape électrique qui empêchait de sortir de la ville était inactive. Nous pouvions nous échapper. C'était un message à faire passer au plus grand nombre.

Avec la voiture équipée d'un haut-parleur que la CGT possédait, nous fîmes le tour de la ville et nous en profitâmes pour faire passer d'autres messages : "Vous pouvez sortir d'Audincourt. Vous pouvez aussi nous rejoindre pour vous opposer à ce rachat de la ville qui bouleverse nos vies. Vous pouvez rejoindre le mouvement pour retrouver vos vies ! Les abonnements sont des rackets ! Avez-vous vraiment besoin de l'iA ?..." 

Nous avons rallié à notre cause quelques indécis que la chute des réseaux et la disparition de leur compagnon virtuel avait rendu sceptiques. Certains nous ont raconté s'être réveillé avec le sentiment d'avoir traversé une sorte d'aliénation, de coma étrange de 2 semaines. Comment avaient-ils pu se laisser endormir par ce gadget ?

Au cours de la matinée, la petite place du centre-ville s'est remplie. Les tracts et les banderoles confectionnées pendant la nuit, les slogans inventés que l'on chantait à tue-tête, les discussions qui s'amorçaient, entre les amis, les voisins, la famille, tout cela avait un caractère joyeux et vivant. 

Je me souvins soudain du jour funeste où la place s'était noircie d'une foule silencieuse et immobiles et cela m'apparut comme un vilain cauchemar, glaçant. Nous ne pouvions pas confier nos vies à des machines. Nous avions le devoir de lutter et de trouver une solution. 

Nous étions stupéfaits que les forces de l'ordre n'interviennent pas. Et puis nous avons réalisé que nous étions désormais dans un espace strictement privé, ce qui compliquait l'intervention des pouvoirs publics. Cela, pour l'instant, nous arrangeait.  

Vers 12h, nous eûmes la surprise de voir débarquer Mark Zuckermusk en hélicoptère. II se posa sur la place du Temple. Ce n'était pas son avatar, son hologramme. Il était là en personne. Il parlait américain et était accompagné par un interprète. Rien à voir avec son double virtuel. 

Il avait une liste précise des gens avec qui il voulait discuter. L'iA avait plutôt bien fait le travail : c'était les meneurs. En se posant avec l'hélico, il se rendit compte de l'étendue de la protestation. 

Il avait l'air déconcerté, pris d'une légère panique. Surtout que la presse était arrivée et que les gros camions bardés de satellites des rédactions de toutes les chaînes d'infos du pays cernaient la place. On a vite compris qu'on pouvait tout obtenir de la part du grand patron : il était multimilliardaire et tout puissant. Il pouvait effectivement offrir à chacun d'entre nous autant d'argent qu'il fallait pour changer nos vies à jamais. Mais, constitués en collectif, nous étions tenus par une solidarité qui nous rendit incorruptibles. Nous avions le devoir de ne pas céder et d'exiger la fin de sans condition du programme You-TOP-iA pour notre ville. 

Entre temps, on avait creusé le sujet, juridiquement : le droit de propriété, la légitimité du conseil municipal pour vendre une ville entière, espace public et privé compris, les failles du contrat, cela avait été examiné. C'était un cas en dehors de toute jurisprudence, puisque c'était une première. Mais les avocats que nous avions contactés, étaient formels : il existait des failles. 

Sous le poids de nos arguments, on sentait bien que le grand patron, après l'échec de ses voitures électriques et les premiers morts dans ses expéditions vers Mars, ne voulait pas d'un autre scandale. 

Il fit mine de passer des coups de fils important, il tourna en rond devant son hélico. Il nous sembla si seul au monde. 

Il revint au bout d'un petit quart d'heure en nous expliquant que les nouveaux venus étaient nombreux, que son programme était attractif, que la ville n'en connaîtrait que les avantages. Mais déjà dans son regard, on lisait la capitulation. Les télés du monde entier avaient les caméras braquées sur lui. On savait qu'on avait réussi notre coup. 

Hervée de Lafond l'interpela : "Alors, mon p'tit, on a des doutes ? Tu sais, dans la vie, il y a des réussites et des échecs ! Tu es jeune, tu t'en remettras ! Mais pour ton prochain projet, mise sur l'humanité, permets aux gens de réussir leur vie, plutôt que d'essayer de leur vendre des choses inutiles et de l'asservissement, de l'avilissement, de la bêtise ! Tu verras, ton karma s'en portera bien mieux !"

Et voilà comment tout redevint enfin paisible dans notre jolie cité. L'hélicoptère s'envola définitivement et nous n'entendîmes plus jamais parler de ce projet sinistre. 

Madame le Maire ne revint plus jamais des Bahamas et après la démission de beaucoup d'adjoints, honteux d'avoir vendu leur propre ville, de nouvelles élections furent organisées et l'ancien maire fit un retour triomphant et ravi de pouvoir faire revivre sa ville, de lui rendre ses belles valeurs de solidarité, de paix et de culture.  

vendredi 15 août 2025

Étrangeté urbaine : épisode 15

 


Un petit comité s'était donné rendez-vous pour être à 9h pétantes devant la mairie. Nous n'avions pas de rendez-vous, mais nous ferions le forcing, quoi qu'il se passe. 

Les tenants de la municipalité n'étaient pas des amis. 

En 2026, une campagne agressive sur le thème de la sécurité et sur les économies drastiques à faire sur les services publics. Quelques événements tragiques en janvier, à quelques mois des élections firent monter la pression : un SDF avait poignardé un commerçant et quelques faits divers liés aux trafics de drogue avaient émaillés l'hiver, montés en épingle par une presse avide de polémiques. 

L'extrême droite en avait évidemment profité pour fustiger le laxisme de la gauche, pour faire valoir ses idées de rejet et de haine de l'autre. Les coupables étaient toujours les mêmes : les assistés, les profiteurs, ceux qui prenaient l'argent des bons Français et mettaient le bazar partout. 

Une conjoncture nationale et internationale favorable à ces idées, une multiplication de listes électorales divisant les voix des plus modérés et à 2 ou 3 pourcents près, le RN passa au second tour. Ce fut une déception sans précédent pour une ville historiquement de gauche depuis la fin de la 2e guerre mondiale.

Durant la première année de mandat, les nouveaux élus n'avaient pas fait de miracle, découvrant qu'on ne fait pas vraiment ce qu'on veut avec la sécurité. Cependant, des choix politiques radicalement différents des précédents furent fait : la suppression de beaucoup de services du centre communal d'actions sociales, notamment, permirent beaucoup d'économie. Le service culturel fut quasiment complètement sacrifié : plus de festival de musique du monde, plus de manifestation prônant l'agriculture locale et biologique, plus de musée, une médiathèque à l'agonie. Là encore, les caisses se remplirent. Mais on ne voyait pas bien à quoi cela servait de supprimer pour supprimer. 

On a compris quand la ville fut rachetée : l'iA allait remplacer le centre de santé, les actions sociales et la culture. Quand tu as Sardou pour meilleur copain, pas besoin de festival !

Mais les conséquences étaient telles qu'il faudrait maintenant rendre des comptes à la population. Et nous étions là pour ça. 

Dès que les portes s'ouvrirent, nous nous adressâmes à l'accueil, en exigeant de voir madame le maire. On nous rétorqua que l'on n'avait pas rendez-vous. Nous sortîmes donc les banderoles, les cornes de brumes et les fumigènes. Quelques supporters du FCSM nous avaient fourni tout ça.

Grâce à ce tapage, plusieurs élus déboulèrent dans le hall. Ils nous reçurent. Froidement. Sans même nous regarder dans les yeux. Nous étions là pour leur reprocher d'avoir vendu la ville que nous leur avions confié par les urnes à une multinationale. Pour les mettre devant leurs responsabilités. 

Ils bredouillèrent que l'iA était l'avenir, qu'il fallait se rendre compte de notre chance. Ils n'y croyaient pas, mais ils récitèrent les éléments de langage fournis en échange de leur signature. Eux, ils avaient sans doute eu un rabais sur l'abonnement. Ils tentèrent de nous parler de culture pour tous, d'accès aux nouvelles technologies, du manque de médecin qu'on pouvait pallier grâce à l'iA. Mais 15 jours d'essai avaient permis à tous de se rendre compte que c'était n'importe quoi. 

Nous avons promis que nous n'en resterions pas là.  

 

jeudi 14 août 2025

Étrangeté urbaine : épisode 14


Réunion à minuit sur la place du marché : permettre à 500 personnes de s'exprimer et de s'entendre, de manière totalement improvisée, ce n'est pas une mince affaire. 

Ceux qui veulent parler montent à tour de rôle sur une grosse poubelle qu'on a placé au centre d'un cercle compact d'habitants en colère. 

J'ai commencé en expliquant que pour les propriétaires comme pour les locataires, tout cela était inadmissible. Qu'il était hors de question de partir et que nous allions résister. Pour cela, il faudrait nous organiser et réfléchir à des idées pour retarder l'échéance, tout d'abord. Pour faire valoir nos droits, il faudrait faire preuve de persévérance : la bataille contre une multinationale de cet acabit ne serait pas une partie de plaisir.   

Les idées fusèrent : déjà, il fallait couper internet...La fibre, les antennes relais...Débat : si les réseaux ne marchaient plus, nous non plus nous ne pourrions pas communiquer...Or, il fallait bien qu'on avertisse les médias, qu'on fasse du bruit...Surtout si on voulait que les 11 autres villes appartenant à You-TOP-iA nous rejoignent...Débat vite clos : on savait communiquer avant internet. On reprendrait les vieilles méthodes : presse écrite, réseaux téléphonique filaire, manifs...

Ensuite, il fallait aller demander des comptes aux élus qui avaient accepté que la ville soit vendue. 

Et puis, il fallait convaincre encore plus de monde. Il fallait organiser des sit-in, des manifs, des piquets de grève, partout dans la ville, il fallait convaincre, expliquer, faire valoir notre cause. Des tracts, des banderoles. Tous ensemble. Avec nos moyens : on a encore accès à nos logements, avec nos imprimantes, nos stylos, notre papier, de vieux draps, on va vite fabriquer tout ça. On a avec nous le collectif des retraités de la CGT, ils sont maîtres en la matière. D'ailleurs, au milieu de la réunion, ils débarquèrent avec une sono. C'était déjà mieux. 

On eut aussi la troupe du théâtre de l'Unité. Ils étaient très forts pour les improvisations, pour les interventions dans les lieux publics, pour les coups d'éclat choc ! Jacques Livchine avait son petit livre rouge, qu'il brandissait comme un bréviaire

Ce qui nous inquiétait, c'est qu'on avait une armée de drones qui nous tournaient autour. C'est sûr que nos idées ne resteraient pas confidentielles longtemps.

Pour contrer ça, on finit la réunion très vite en braillant "Ah ça ira, ça ira, ça ira, l'iA on n'en veut pas !" avec pour cheffe de chœur, Hérvée de Lafond. On a cassé les oreilles aux drones...

On s'est éparpillés, plein d'espoir, gonflé à bloc pour faire la peau au système. 

Un petit comité qui avait quelques connaissances des points d'accès de la fibre s'est tout de suite chargé d'aller déconnecter tout. 

Dans la foulée, les armoires à fibre furent ouvertes, les fils arrachés. Les antennes, dans les clochers et sur les châteaux d'eau, détruites. 

Dans le silence de la nuit, on a entendu les hurlements des plus accros à l'iA hurler, comme des loups blessés, parce qu'ils avaient perdu leur hologramme préféré, parce qu'ils se retrouvaient désespérément seuls. Avec la sono de la CGT, on est passé dans les rues en incitant les gens à nous rejoindre. 

Dans un premier temps, les autorités, étrangement, furent prises de court. La police municipale, évidemment, à cette heure-là, n'était pas opérationnelle. Mais surtout, les responsables de You-TOP-iA avaient misé sur l'addiction provoquée par leur joujou pour contrôler les gens. Et ils n'avaient pas du tout prévu de système de sécurité. 

Cependant, nous savions bien que cela ne durerait pas.  

mercredi 13 août 2025

Étrangeté urbaine : épisode 13

 


J'ai tourné les choses dans ma tête. J'avais très peu de temps pour me retourner. Je ne me faisais pas d'illusions : une multinationale comme You-TOP-iA avait bien évidemment verrouillé toutes les possibilités juridiques. 

J'aurais pu commencer mes cartons, prospecter pour trouver une location dans une ville voisine et laisser tomber. Mais l'idée me restait coincée dans la gorge. Je n'avais pas envie de céder. 

Je savais bien que si je restais dans mon logement, je serai délogée manu militari et que je ne sauverai même pas mes affaires. Il fallait que je trouve autre chose. 

Je me suis dit, très vite, que je n'étais sûrement pas la seule. Pas la seule à refuser, pas la seule divergente. Il fallait que je trouve des alliés dans la bataille. 

Je repensais, un peu triste, à tous les zombies que j'avais croisés ces derniers temps : ces voisins, c'est amis complétement intoxiqués par l'iA et pendant un instant, j'étais tenté par le découragement. Et puis, je repris espoir. Il y avait Éliane, Natacha, Florent, Patrick, Michelle, Noëlle, Christine, Christiane, Kamel, Adina, Odile...Il y avait tous ceux qui refuseraient sûrement le racket imposé par cette entreprise.

J'ai décidé de m'organiser : j'allais contacter toutes les personnes dont j'avais le numéro de téléphone, pour commencer, puis tous les gens de mon immeuble, ceux de ma rue...Le plus de monde possible. Quitte à être une divergente, autant entraîner le maximum de monde avec moi. 

J'ai essuyé quelques réponses timorées, il faut bien le reconnaître : "Non, on va prendre le forfait à 99,90€, finalement, qu'est-ce que c'est, hein, pour avoir la tranquillité...On verra bien si on prend quelqu'un à la maison..." 

J'ai eu des réponses beaucoup plus passionnelles : "Non, j'adore trop ma nouvelle vie, je ne peux plus m'en passer ! Figure-toi que...Michel Sardou...Patrick Sébastien...Brigitte Bardot...Marine Le Pen...(rayez les mentions inutiles) est mon (ma) meilleur(e) ami(e), maintenant ! C'est le kif !" 

Bon...pas de regret...

D'autres étaient encore plus enthousiastes, pour des raisons encore plus scabreuses et étaient prêts à payer le forfait Premium...Allez comprendre ! 

J'ai continué ma tournée et j'ai commencé à rencontrer la détresse de beaucoup : "J'ai passé ma vie à travailler pour posséder ma maison, pour avoir un toit sur la tête, et aujourd'hui, un contrat signé en mon nom m'en dépossède ? C'est injuste ! C'est épouvantable ! Tout ça pour quoi ? Pour un gadget débile, pour un truc qui te conseille de faire une quiche quand il te reste des œufs et du jambon dans le frigo ? Comme si je n'étais pas capable de penser par moi-même !"

J'avoue que je n'avais pas tellement de plan, juste une vague idée derrière la tête...Un mot d'ordre : "Révolution !", comme disait Éliane...

Mais je partis seule au matin, et le soir venu, nous étions 500...

Nous n'avions plus que 24h ! 

mardi 12 août 2025

Épisode 12 : Étrangeté urbaine


 J'ai encore eu l'honneur d'avoir à faire à un avatar du grand patron. Mark Zuckermusk en personne qui ne prit même pas la peine d'adopter un accent franco-américain. Non. Le moment était grave et empreint d'une sévérité qui me glaça.

"Bonjour Céline, matricule 312-518, 

Allons droit au but : vous êtes divergente. Non seulement, vous n'avez presque pas utilisé l'iA pour vous assister ou pour vos loisirs, mais en plus, vous avez posé des questions stupides dans le but de faire échouer l'intelligence artificielle ! C'est inadmissible. Rendez-vous compte : les ordres combinés "Sauve le monde!" et "Arrête l'iA !" on faillit faire buguer complétement le système. 

Cependant, nous avons le devoir contractuel de vous proposer une. Car vous avez un problème. Vous savez que nous avons racheté la ville. Nous sommes donc votre propriétaire. Nous proposons en général aux clients normaux deux contrats : 

- Vous gardez gratuitement votre logement, vous payez un forfait pour l'utilisation de l'iA (en général, 99,90€ en version Bêta et 299,90€ en version Premium, avec évidemment des aménagements, des options supplémentaires possibles si vous le désirez. (Tarifs révisables chaque mois, un dossier complet de 632 pages détaillant les conditions vous sera envoyé) Mais en contrepartie de votre logement gratuit, nous vous demandons d'accueillir (selon le nombre de mètres carrés que vous avez) un ou plusieurs usagers de l'iA : vous n'êtes pas sans avoir remarqué que les volontaires sont nombreux.

- Si vous ne voulez pas de l'iA, vous nous devez un loyer, que nous calculerons selon les tarifs parisiens en vigueur. Votre ville a désormais un fort pouvoir d'attraction et le prix au m2 a un peu augmenté, vous le comprendrez. Vous pourrez bénéficier d'un tarif dégressif si vous accueillez quelqu'un. 

- Si vous refusez les deux options sus-citées, nous vous prierons de quitter la ville. 

Mais vous êtes une divergente. Cela change tout. Vous êtes un problème pour le système. Un danger. 

Nous vous intimons donc d'accepter la troisième solution, sans contrepartie. 

Nous vous laissons la chance de partir, puisque vous n'êtes pas intéressée par l'iA. Votre logement sera réquisitionné pour accueillir des volontaires. 

Les conditions signées par les élus de la ville stipulent que vous avez 48h pour libérer les lieux. La chape électrique bloquant les issues de ville se déverrouillera pour vous à ce moment là. Vous ne pourrez plus vivre ici par la suite. 

Nous sommes désolés que notre collaboration prenne fin et nous vous souhaitons bonne chance, en dehors de notre belle ville You-TOP-iA. 

Cordialement"

Et l'image du grand patron disparut dans une vibration.

Je n'étais pas sûre d'avoir bien compris. Je venais d'être expropriée et je devais quitter la ville dans 48h. 

Que se passerait-il si je ne le faisais pas ?  

 

 

lundi 11 août 2025

Etrangeté urbaine : épisode 11


Au matin de ma dernière semaine d'essai, la chaleur était revenue. La fin du mois de juillet ne laissait pas présager un retour aussi brutal de la canicule. Nous sommes l'année du grand changement : tous les spécialistes l'ont dit et redit. En deçà de 1,5°C de réchauffement global, nous n'avions encore rien vu. Nous les avions dépassé dès le mois de juin. Et les effets étaient démultipliés : plus d'eau dans les nappes phréatiques, des catastrophes naturelles en série, des inondations pour certains, des sécheresses d'une ampleur inédite pour d'autres. Des feux de forêt rendus incontrôlables. Les années précédentes n'étaient déjà pas tellement réjouissantes. Mais là, cela dépassait tout ce qu'on avait connu. 

J'ai donc adopté les bons vieux réflexes des plans canicules innombrables qu'on avait déjà vécues. Fenêtres et volets clos dès le début de la matinée, ventilateur, hydratation régulière...Je n'avais même pas pensé à l'iA, en faisant ces gestes mécaniques. J'avais fait un stock d'eau. Il arrivait désormais que l'eau soit coupée en pleine journée, pour l'économiser. 

J'avais sorti mon chien à 6h du matin, pour qu'il ne se brûle pas les pattes sur le bitume. Durant cette promenade, j'ai croisé quelques humains parlant tout seul. C'était devenu "normal", depuis une semaine. Des humains au sourire heureux, plongés dans une réalité parallèle, dialoguant avec leur chanteur préféré, sans prendre garde au monde autour d'eux. J'ai repensé à ma décision : changer le monde grâce à l'iA. 

Je ne savais pas tellement comment m'y prendre.  

L'iA grand public, c'était une sorte de gadget : tiens, en voilà encore, sans doute en train de se faire un trip érotico-amoureux avec je ne sais pas quelle starlette, c'est n'importe quoi ! Et en plus, ça utilise une énergie folle, ça gaspille, ça produit du CO2, ça contribue grandement à ce réchauffement climatique qui nous oblige à sortir le chien à 6h du matin !

Comment la transformer en un outil véritablement utile ? Alors, forcément, les vendeurs d'iA ne manquent pas de rappeler à toute occasion que c'est grâce à l'iA qu'on est en passe d'éradiquer le cancer, que c'est grâce à cette merveilleuse technologie que les voitures autonomes ont réduit drastiquement le nombre d'accident de la route, que c'est une technologie qui finira par sauver le monde ! Mais oui, mais alors, qu'est-ce qu'on attend ? Parce que pour l'instant, ça ne fait qu'empirer la situation ! Durant ma balade, pas un seul humain m'a adressé la parole !

Cette semaine de grosse chaleur a été un enfer. J'ai tenté plusieurs choses : "Dis, iA, fais baisser la température !" Et l'iA m'a répondu un galimatias d'idées éculées qu'on a l'habitude d'entendre à la radio : mouillez vos rideaux, mettez des glaçons devant votre ventilo, buvez du thé chaud, comme les bédouins dans le désert...N'importe quoi !

"Dis, iA, sauve le monde !" Elle m'a répondu, "Désolée, Céline, je ne comprends pas votre demande. Souhaitez-vous écouter la chanson "Save the World" de Swedish House Mafia ?" Je ne connaissais pas, alors j'ai dit oui. Dans le clip, il y avait un chien qui ressemblait drôlement au mien. J'ai souri béatement, moi aussi...

Mais le monde était encore en danger !

J'ai tenté "Dis, iA, arrête l'iA." 

Là encore, l'iA n'a rien compris. 

Par contre, la fin du temps d'essai approchait. J'ai reçu une convocation... 

 

 

 

dimanche 10 août 2025

Étrangeté urbaine : épisode 10


À l'issue de cette première semaine, au soir du dimanche précédent la seconde, je décidai de faire le point. Il m'apparut évident que je m'étais laissée aller à la paresse, que j'avais profité de cet outil merveilleux qu'était l'iA pour n'importe quoi !

Soyons honnêtes, tout cela n'était que du gadget : sans l'iA, j'aurais mis cinq minutes à remplir mon formulaire CAF et à l'envoyer, tout au plus. J'aurais très bien pu me faire à manger en regardant le contenu de mon frigo et en réfléchissant un peu. J'aurais pris rendez-vous en cherchant un dermato sur Doctissimo et j'aurai sans doute eu un créneau, en visio ou pas. J'aurais fait mes courses toute seule, comme je l'avais toujours fait. Et j'aurais sans doute été encore plus créative que la machine pour occuper les enfants. 

C'est un luxe, que de claquer des doigts et d'être assister comme cela. 

Mais le luxe n'est pas désagréable. 

Il me restait une semaine pour éprouver un peu plus ces innovations : est-ce que toutes ces technologies, toute cette énergie, toute cette véritable intelligence - humaine - mise en œuvre pour inventer cela ne méritait pas mieux qu'un vague dialogue avec des stars mortes, ou qu'une liste de courses, qu'une fonction agenda sur son téléphone portable ?

Au soir de cette première semaine, j'ai fait le compte, aussi, du nombre d'emplois que cela allait faire disparaître : tout le secteur de l'aide à domicile, tous les travaux de secrétariat, d'écriture, de logistiques...

Vivre dans une ville assistée par l'iA, c'était vivre dans une ville avec 80% de chômeurs, non ? Dès lors, il y aurait des laissés-pour-compte. Il y aurait ceux qui restent au bord du chemin...

Comment renverser la machine ? Comment se servir de cela à bon escient ? C'était une question large : une question d'économie, de philosophie, de morale. D'humanisme.

Durant ma seconde semaine, je me le promis : il faudrait que je renverse la machine, que je me serve de l'intelligence artificielle intelligemment...Si cette intelligence l'est vraiment, pourquoi ne nous en servons-nous pas pour sauver le monde, les Palestiniens ou les Ukrainiens ?

J'en étais là de mes réflexions quand mon téléphone, mon bon vieux téléphone a sonné : c'était le dermatologue de Joinville-le-Pont qui me rappelait, affolé. L'intelligence artificielle, c'est bien, mais ce n'est pas toujours suffisant. Pris d'un affreux doute sur ce qu'il avait diagnostiqué, il m'avait pris en urgence un rendez-vous chez un collègue près de chez moi. Il valait quand même bien mieux vérifier avec une biopsie ce vilain grain de beauté...Sans s'affoler outre mesure, naturellement. 

En même temps ou presque, j'ai reçu un mail de la CAF m'indiquant qu'il manquait des documents à ma déclaration...

L'iA, parfois..