Pages

samedi 16 août 2025

Téléchargez Étrangeté urbaine

 




En cliquant sur ce lien, vous pouvez télécharger le fichier PDF de la nouvelle 

Étrangeté urbaine !

 

Épisode 16 : Étrangeté urbaine

 


Nous n'avions pas pu rencontrer Madame le maire. Nous apprîmes plus tard qu'elle avait eu un voyage aux Bahamas payé par You-TOP-iA pour le lancement de l'application. Il ne valait mieux pas qu'elle revienne. 

En sortant de la mairie vers 10h du matin, sans aucune garantie de rien, il nous restait 14h. La ville était toujours plongée dans le noir numérique. Le temps que les autorités compétentes s'en aperçoivent puis que des techniciens soient appelés à la rescousse, nous gagnions peut-être quelques heures supplémentaires. 

Quelqu'un fit alors une réflexion juste : si internet était déconnecté, la chape électrique qui empêchait de sortir de la ville était inactive. Nous pouvions nous échapper. C'était un message à faire passer au plus grand nombre.

Avec la voiture équipée d'un haut-parleur que la CGT possédait, nous fîmes le tour de la ville et nous en profitâmes pour faire passer d'autres messages : "Vous pouvez sortir d'Audincourt. Vous pouvez aussi nous rejoindre pour vous opposer à ce rachat de la ville qui bouleverse nos vies. Vous pouvez rejoindre le mouvement pour retrouver vos vies ! Les abonnements sont des rackets ! Avez-vous vraiment besoin de l'iA ?..." 

Nous avons rallié à notre cause quelques indécis que la chute des réseaux et la disparition de leur compagnon virtuel avait rendu sceptiques. Certains nous ont raconté s'être réveillé avec le sentiment d'avoir traversé une sorte d'aliénation, de coma étrange de 2 semaines. Comment avaient-ils pu se laisser endormir par ce gadget ?

Au cours de la matinée, la petite place du centre-ville s'est remplie. Les tracts et les banderoles confectionnées pendant la nuit, les slogans inventés que l'on chantait à tue-tête, les discussions qui s'amorçaient, entre les amis, les voisins, la famille, tout cela avait un caractère joyeux et vivant. 

Je me souvins soudain du jour funeste où la place s'était noircie d'une foule silencieuse et immobiles et cela m'apparut comme un vilain cauchemar, glaçant. Nous ne pouvions pas confier nos vies à des machines. Nous avions le devoir de lutter et de trouver une solution. 

Nous étions stupéfaits que les forces de l'ordre n'interviennent pas. Et puis nous avons réalisé que nous étions désormais dans un espace strictement privé, ce qui compliquait l'intervention des pouvoirs publics. Cela, pour l'instant, nous arrangeait.  

Vers 12h, nous eûmes la surprise de voir débarquer Mark Zuckermusk en hélicoptère. II se posa sur la place du Temple. Ce n'était pas son avatar, son hologramme. Il était là en personne. Il parlait américain et était accompagné par un interprète. Rien à voir avec son double virtuel. 

Il avait une liste précise des gens avec qui il voulait discuter. L'iA avait plutôt bien fait le travail : c'était les meneurs. En se posant avec l'hélico, il se rendit compte de l'étendue de la protestation. 

Il avait l'air déconcerté, pris d'une légère panique. Surtout que la presse était arrivée et que les gros camions bardés de satellites des rédactions de toutes les chaînes d'infos du pays cernaient la place. On a vite compris qu'on pouvait tout obtenir de la part du grand patron : il était multimilliardaire et tout puissant. Il pouvait effectivement offrir à chacun d'entre nous autant d'argent qu'il fallait pour changer nos vies à jamais. Mais, constitués en collectif, nous étions tenus par une solidarité qui nous rendit incorruptibles. Nous avions le devoir de ne pas céder et d'exiger la fin de sans condition du programme You-TOP-iA pour notre ville. 

Entre temps, on avait creusé le sujet, juridiquement : le droit de propriété, la légitimité du conseil municipal pour vendre une ville entière, espace public et privé compris, les failles du contrat, cela avait été examiné. C'était un cas en dehors de toute jurisprudence, puisque c'était une première. Mais les avocats que nous avions contactés, étaient formels : il existait des failles. 

Sous le poids de nos arguments, on sentait bien que le grand patron, après l'échec de ses voitures électriques et les premiers morts dans ses expéditions vers Mars, ne voulait pas d'un autre scandale. 

Il fit mine de passer des coups de fils important, il tourna en rond devant son hélico. Il nous sembla si seul au monde. 

Il revint au bout d'un petit quart d'heure en nous expliquant que les nouveaux venus étaient nombreux, que son programme était attractif, que la ville n'en connaîtrait que les avantages. Mais déjà dans son regard, on lisait la capitulation. Les télés du monde entier avaient les caméras braquées sur lui. On savait qu'on avait réussi notre coup. 

Hervée de Lafond l'interpela : "Alors, mon p'tit, on a des doutes ? Tu sais, dans la vie, il y a des réussites et des échecs ! Tu es jeune, tu t'en remettras ! Mais pour ton prochain projet, mise sur l'humanité, permets aux gens de réussir leur vie, plutôt que d'essayer de leur vendre des choses inutiles et de l'asservissement, de l'avilissement, de la bêtise ! Tu verras, ton karma s'en portera bien mieux !"

Et voilà comment tout redevint enfin paisible dans notre jolie cité. L'hélicoptère s'envola définitivement et nous n'entendîmes plus jamais parler de ce projet sinistre. 

Madame le Maire ne revint plus jamais des Bahamas et après la démission de beaucoup d'adjoints, honteux d'avoir vendu leur propre ville, de nouvelles élections furent organisées et l'ancien maire fit un retour triomphant et ravi de pouvoir faire revivre sa ville, de lui rendre ses belles valeurs de solidarité, de paix et de culture.  

vendredi 15 août 2025

Étrangeté urbaine : épisode 15

 


Un petit comité s'était donné rendez-vous pour être à 9h pétantes devant la mairie. Nous n'avions pas de rendez-vous, mais nous ferions le forcing, quoi qu'il se passe. 

Les tenants de la municipalité n'étaient pas des amis. 

En 2026, une campagne agressive sur le thème de la sécurité et sur les économies drastiques à faire sur les services publics. Quelques événements tragiques en janvier, à quelques mois des élections firent monter la pression : un SDF avait poignardé un commerçant et quelques faits divers liés aux trafics de drogue avaient émaillés l'hiver, montés en épingle par une presse avide de polémiques. 

L'extrême droite en avait évidemment profité pour fustiger le laxisme de la gauche, pour faire valoir ses idées de rejet et de haine de l'autre. Les coupables étaient toujours les mêmes : les assistés, les profiteurs, ceux qui prenaient l'argent des bons Français et mettaient le bazar partout. 

Une conjoncture nationale et internationale favorable à ces idées, une multiplication de listes électorales divisant les voix des plus modérés et à 2 ou 3 pourcents près, le RN passa au second tour. Ce fut une déception sans précédent pour une ville historiquement de gauche depuis la fin de la 2e guerre mondiale.

Durant la première année de mandat, les nouveaux élus n'avaient pas fait de miracle, découvrant qu'on ne fait pas vraiment ce qu'on veut avec la sécurité. Cependant, des choix politiques radicalement différents des précédents furent fait : la suppression de beaucoup de services du centre communal d'actions sociales, notamment, permirent beaucoup d'économie. Le service culturel fut quasiment complètement sacrifié : plus de festival de musique du monde, plus de manifestation prônant l'agriculture locale et biologique, plus de musée, une médiathèque à l'agonie. Là encore, les caisses se remplirent. Mais on ne voyait pas bien à quoi cela servait de supprimer pour supprimer. 

On a compris quand la ville fut rachetée : l'iA allait remplacer le centre de santé, les actions sociales et la culture. Quand tu as Sardou pour meilleur copain, pas besoin de festival !

Mais les conséquences étaient telles qu'il faudrait maintenant rendre des comptes à la population. Et nous étions là pour ça. 

Dès que les portes s'ouvrirent, nous nous adressâmes à l'accueil, en exigeant de voir madame le maire. On nous rétorqua que l'on n'avait pas rendez-vous. Nous sortîmes donc les banderoles, les cornes de brumes et les fumigènes. Quelques supporters du FCSM nous avaient fourni tout ça.

Grâce à ce tapage, plusieurs élus déboulèrent dans le hall. Ils nous reçurent. Froidement. Sans même nous regarder dans les yeux. Nous étions là pour leur reprocher d'avoir vendu la ville que nous leur avions confié par les urnes à une multinationale. Pour les mettre devant leurs responsabilités. 

Ils bredouillèrent que l'iA était l'avenir, qu'il fallait se rendre compte de notre chance. Ils n'y croyaient pas, mais ils récitèrent les éléments de langage fournis en échange de leur signature. Eux, ils avaient sans doute eu un rabais sur l'abonnement. Ils tentèrent de nous parler de culture pour tous, d'accès aux nouvelles technologies, du manque de médecin qu'on pouvait pallier grâce à l'iA. Mais 15 jours d'essai avaient permis à tous de se rendre compte que c'était n'importe quoi. 

Nous avons promis que nous n'en resterions pas là.  

 

jeudi 14 août 2025

Étrangeté urbaine : épisode 14


Réunion à minuit sur la place du marché : permettre à 500 personnes de s'exprimer et de s'entendre, de manière totalement improvisée, ce n'est pas une mince affaire. 

Ceux qui veulent parler montent à tour de rôle sur une grosse poubelle qu'on a placé au centre d'un cercle compact d'habitants en colère. 

J'ai commencé en expliquant que pour les propriétaires comme pour les locataires, tout cela était inadmissible. Qu'il était hors de question de partir et que nous allions résister. Pour cela, il faudrait nous organiser et réfléchir à des idées pour retarder l'échéance, tout d'abord. Pour faire valoir nos droits, il faudrait faire preuve de persévérance : la bataille contre une multinationale de cet acabit ne serait pas une partie de plaisir.   

Les idées fusèrent : déjà, il fallait couper internet...La fibre, les antennes relais...Débat : si les réseaux ne marchaient plus, nous non plus nous ne pourrions pas communiquer...Or, il fallait bien qu'on avertisse les médias, qu'on fasse du bruit...Surtout si on voulait que les 11 autres villes appartenant à You-TOP-iA nous rejoignent...Débat vite clos : on savait communiquer avant internet. On reprendrait les vieilles méthodes : presse écrite, réseaux téléphonique filaire, manifs...

Ensuite, il fallait aller demander des comptes aux élus qui avaient accepté que la ville soit vendue. 

Et puis, il fallait convaincre encore plus de monde. Il fallait organiser des sit-in, des manifs, des piquets de grève, partout dans la ville, il fallait convaincre, expliquer, faire valoir notre cause. Des tracts, des banderoles. Tous ensemble. Avec nos moyens : on a encore accès à nos logements, avec nos imprimantes, nos stylos, notre papier, de vieux draps, on va vite fabriquer tout ça. On a avec nous le collectif des retraités de la CGT, ils sont maîtres en la matière. D'ailleurs, au milieu de la réunion, ils débarquèrent avec une sono. C'était déjà mieux. 

On eut aussi la troupe du théâtre de l'Unité. Ils étaient très forts pour les improvisations, pour les interventions dans les lieux publics, pour les coups d'éclat choc ! Jacques Livchine avait son petit livre rouge, qu'il brandissait comme un bréviaire

Ce qui nous inquiétait, c'est qu'on avait une armée de drones qui nous tournaient autour. C'est sûr que nos idées ne resteraient pas confidentielles longtemps.

Pour contrer ça, on finit la réunion très vite en braillant "Ah ça ira, ça ira, ça ira, l'iA on n'en veut pas !" avec pour cheffe de chœur, Hérvée de Lafond. On a cassé les oreilles aux drones...

On s'est éparpillés, plein d'espoir, gonflé à bloc pour faire la peau au système. 

Un petit comité qui avait quelques connaissances des points d'accès de la fibre s'est tout de suite chargé d'aller déconnecter tout. 

Dans la foulée, les armoires à fibre furent ouvertes, les fils arrachés. Les antennes, dans les clochers et sur les châteaux d'eau, détruites. 

Dans le silence de la nuit, on a entendu les hurlements des plus accros à l'iA hurler, comme des loups blessés, parce qu'ils avaient perdu leur hologramme préféré, parce qu'ils se retrouvaient désespérément seuls. Avec la sono de la CGT, on est passé dans les rues en incitant les gens à nous rejoindre. 

Dans un premier temps, les autorités, étrangement, furent prises de court. La police municipale, évidemment, à cette heure-là, n'était pas opérationnelle. Mais surtout, les responsables de You-TOP-iA avaient misé sur l'addiction provoquée par leur joujou pour contrôler les gens. Et ils n'avaient pas du tout prévu de système de sécurité. 

Cependant, nous savions bien que cela ne durerait pas.  

mercredi 13 août 2025

Étrangeté urbaine : épisode 13

 


J'ai tourné les choses dans ma tête. J'avais très peu de temps pour me retourner. Je ne me faisais pas d'illusions : une multinationale comme You-TOP-iA avait bien évidemment verrouillé toutes les possibilités juridiques. 

J'aurais pu commencer mes cartons, prospecter pour trouver une location dans une ville voisine et laisser tomber. Mais l'idée me restait coincée dans la gorge. Je n'avais pas envie de céder. 

Je savais bien que si je restais dans mon logement, je serai délogée manu militari et que je ne sauverai même pas mes affaires. Il fallait que je trouve autre chose. 

Je me suis dit, très vite, que je n'étais sûrement pas la seule. Pas la seule à refuser, pas la seule divergente. Il fallait que je trouve des alliés dans la bataille. 

Je repensais, un peu triste, à tous les zombies que j'avais croisés ces derniers temps : ces voisins, c'est amis complétement intoxiqués par l'iA et pendant un instant, j'étais tenté par le découragement. Et puis, je repris espoir. Il y avait Éliane, Natacha, Florent, Patrick, Michelle, Noëlle, Christine, Christiane, Kamel, Adina, Odile...Il y avait tous ceux qui refuseraient sûrement le racket imposé par cette entreprise.

J'ai décidé de m'organiser : j'allais contacter toutes les personnes dont j'avais le numéro de téléphone, pour commencer, puis tous les gens de mon immeuble, ceux de ma rue...Le plus de monde possible. Quitte à être une divergente, autant entraîner le maximum de monde avec moi. 

J'ai essuyé quelques réponses timorées, il faut bien le reconnaître : "Non, on va prendre le forfait à 99,90€, finalement, qu'est-ce que c'est, hein, pour avoir la tranquillité...On verra bien si on prend quelqu'un à la maison..." 

J'ai eu des réponses beaucoup plus passionnelles : "Non, j'adore trop ma nouvelle vie, je ne peux plus m'en passer ! Figure-toi que...Michel Sardou...Patrick Sébastien...Brigitte Bardot...Marine Le Pen...(rayez les mentions inutiles) est mon (ma) meilleur(e) ami(e), maintenant ! C'est le kif !" 

Bon...pas de regret...

D'autres étaient encore plus enthousiastes, pour des raisons encore plus scabreuses et étaient prêts à payer le forfait Premium...Allez comprendre ! 

J'ai continué ma tournée et j'ai commencé à rencontrer la détresse de beaucoup : "J'ai passé ma vie à travailler pour posséder ma maison, pour avoir un toit sur la tête, et aujourd'hui, un contrat signé en mon nom m'en dépossède ? C'est injuste ! C'est épouvantable ! Tout ça pour quoi ? Pour un gadget débile, pour un truc qui te conseille de faire une quiche quand il te reste des œufs et du jambon dans le frigo ? Comme si je n'étais pas capable de penser par moi-même !"

J'avoue que je n'avais pas tellement de plan, juste une vague idée derrière la tête...Un mot d'ordre : "Révolution !", comme disait Éliane...

Mais je partis seule au matin, et le soir venu, nous étions 500...

Nous n'avions plus que 24h ! 

mardi 12 août 2025

Épisode 12 : Étrangeté urbaine


 J'ai encore eu l'honneur d'avoir à faire à un avatar du grand patron. Mark Zuckermusk en personne qui ne prit même pas la peine d'adopter un accent franco-américain. Non. Le moment était grave et empreint d'une sévérité qui me glaça.

"Bonjour Céline, matricule 312-518, 

Allons droit au but : vous êtes divergente. Non seulement, vous n'avez presque pas utilisé l'iA pour vous assister ou pour vos loisirs, mais en plus, vous avez posé des questions stupides dans le but de faire échouer l'intelligence artificielle ! C'est inadmissible. Rendez-vous compte : les ordres combinés "Sauve le monde!" et "Arrête l'iA !" on faillit faire buguer complétement le système. 

Cependant, nous avons le devoir contractuel de vous proposer une. Car vous avez un problème. Vous savez que nous avons racheté la ville. Nous sommes donc votre propriétaire. Nous proposons en général aux clients normaux deux contrats : 

- Vous gardez gratuitement votre logement, vous payez un forfait pour l'utilisation de l'iA (en général, 99,90€ en version Bêta et 299,90€ en version Premium, avec évidemment des aménagements, des options supplémentaires possibles si vous le désirez. (Tarifs révisables chaque mois, un dossier complet de 632 pages détaillant les conditions vous sera envoyé) Mais en contrepartie de votre logement gratuit, nous vous demandons d'accueillir (selon le nombre de mètres carrés que vous avez) un ou plusieurs usagers de l'iA : vous n'êtes pas sans avoir remarqué que les volontaires sont nombreux.

- Si vous ne voulez pas de l'iA, vous nous devez un loyer, que nous calculerons selon les tarifs parisiens en vigueur. Votre ville a désormais un fort pouvoir d'attraction et le prix au m2 a un peu augmenté, vous le comprendrez. Vous pourrez bénéficier d'un tarif dégressif si vous accueillez quelqu'un. 

- Si vous refusez les deux options sus-citées, nous vous prierons de quitter la ville. 

Mais vous êtes une divergente. Cela change tout. Vous êtes un problème pour le système. Un danger. 

Nous vous intimons donc d'accepter la troisième solution, sans contrepartie. 

Nous vous laissons la chance de partir, puisque vous n'êtes pas intéressée par l'iA. Votre logement sera réquisitionné pour accueillir des volontaires. 

Les conditions signées par les élus de la ville stipulent que vous avez 48h pour libérer les lieux. La chape électrique bloquant les issues de ville se déverrouillera pour vous à ce moment là. Vous ne pourrez plus vivre ici par la suite. 

Nous sommes désolés que notre collaboration prenne fin et nous vous souhaitons bonne chance, en dehors de notre belle ville You-TOP-iA. 

Cordialement"

Et l'image du grand patron disparut dans une vibration.

Je n'étais pas sûre d'avoir bien compris. Je venais d'être expropriée et je devais quitter la ville dans 48h. 

Que se passerait-il si je ne le faisais pas ?  

 

 

lundi 11 août 2025

Etrangeté urbaine : épisode 11


Au matin de ma dernière semaine d'essai, la chaleur était revenue. La fin du mois de juillet ne laissait pas présager un retour aussi brutal de la canicule. Nous sommes l'année du grand changement : tous les spécialistes l'ont dit et redit. En deçà de 1,5°C de réchauffement global, nous n'avions encore rien vu. Nous les avions dépassé dès le mois de juin. Et les effets étaient démultipliés : plus d'eau dans les nappes phréatiques, des catastrophes naturelles en série, des inondations pour certains, des sécheresses d'une ampleur inédite pour d'autres. Des feux de forêt rendus incontrôlables. Les années précédentes n'étaient déjà pas tellement réjouissantes. Mais là, cela dépassait tout ce qu'on avait connu. 

J'ai donc adopté les bons vieux réflexes des plans canicules innombrables qu'on avait déjà vécues. Fenêtres et volets clos dès le début de la matinée, ventilateur, hydratation régulière...Je n'avais même pas pensé à l'iA, en faisant ces gestes mécaniques. J'avais fait un stock d'eau. Il arrivait désormais que l'eau soit coupée en pleine journée, pour l'économiser. 

J'avais sorti mon chien à 6h du matin, pour qu'il ne se brûle pas les pattes sur le bitume. Durant cette promenade, j'ai croisé quelques humains parlant tout seul. C'était devenu "normal", depuis une semaine. Des humains au sourire heureux, plongés dans une réalité parallèle, dialoguant avec leur chanteur préféré, sans prendre garde au monde autour d'eux. J'ai repensé à ma décision : changer le monde grâce à l'iA. 

Je ne savais pas tellement comment m'y prendre.  

L'iA grand public, c'était une sorte de gadget : tiens, en voilà encore, sans doute en train de se faire un trip érotico-amoureux avec je ne sais pas quelle starlette, c'est n'importe quoi ! Et en plus, ça utilise une énergie folle, ça gaspille, ça produit du CO2, ça contribue grandement à ce réchauffement climatique qui nous oblige à sortir le chien à 6h du matin !

Comment la transformer en un outil véritablement utile ? Alors, forcément, les vendeurs d'iA ne manquent pas de rappeler à toute occasion que c'est grâce à l'iA qu'on est en passe d'éradiquer le cancer, que c'est grâce à cette merveilleuse technologie que les voitures autonomes ont réduit drastiquement le nombre d'accident de la route, que c'est une technologie qui finira par sauver le monde ! Mais oui, mais alors, qu'est-ce qu'on attend ? Parce que pour l'instant, ça ne fait qu'empirer la situation ! Durant ma balade, pas un seul humain m'a adressé la parole !

Cette semaine de grosse chaleur a été un enfer. J'ai tenté plusieurs choses : "Dis, iA, fais baisser la température !" Et l'iA m'a répondu un galimatias d'idées éculées qu'on a l'habitude d'entendre à la radio : mouillez vos rideaux, mettez des glaçons devant votre ventilo, buvez du thé chaud, comme les bédouins dans le désert...N'importe quoi !

"Dis, iA, sauve le monde !" Elle m'a répondu, "Désolée, Céline, je ne comprends pas votre demande. Souhaitez-vous écouter la chanson "Save the World" de Swedish House Mafia ?" Je ne connaissais pas, alors j'ai dit oui. Dans le clip, il y avait un chien qui ressemblait drôlement au mien. J'ai souri béatement, moi aussi...

Mais le monde était encore en danger !

J'ai tenté "Dis, iA, arrête l'iA." 

Là encore, l'iA n'a rien compris. 

Par contre, la fin du temps d'essai approchait. J'ai reçu une convocation... 

 

 

 

dimanche 10 août 2025

Étrangeté urbaine : épisode 10


À l'issue de cette première semaine, au soir du dimanche précédent la seconde, je décidai de faire le point. Il m'apparut évident que je m'étais laissée aller à la paresse, que j'avais profité de cet outil merveilleux qu'était l'iA pour n'importe quoi !

Soyons honnêtes, tout cela n'était que du gadget : sans l'iA, j'aurais mis cinq minutes à remplir mon formulaire CAF et à l'envoyer, tout au plus. J'aurais très bien pu me faire à manger en regardant le contenu de mon frigo et en réfléchissant un peu. J'aurais pris rendez-vous en cherchant un dermato sur Doctissimo et j'aurai sans doute eu un créneau, en visio ou pas. J'aurais fait mes courses toute seule, comme je l'avais toujours fait. Et j'aurais sans doute été encore plus créative que la machine pour occuper les enfants. 

C'est un luxe, que de claquer des doigts et d'être assister comme cela. 

Mais le luxe n'est pas désagréable. 

Il me restait une semaine pour éprouver un peu plus ces innovations : est-ce que toutes ces technologies, toute cette énergie, toute cette véritable intelligence - humaine - mise en œuvre pour inventer cela ne méritait pas mieux qu'un vague dialogue avec des stars mortes, ou qu'une liste de courses, qu'une fonction agenda sur son téléphone portable ?

Au soir de cette première semaine, j'ai fait le compte, aussi, du nombre d'emplois que cela allait faire disparaître : tout le secteur de l'aide à domicile, tous les travaux de secrétariat, d'écriture, de logistiques...

Vivre dans une ville assistée par l'iA, c'était vivre dans une ville avec 80% de chômeurs, non ? Dès lors, il y aurait des laissés-pour-compte. Il y aurait ceux qui restent au bord du chemin...

Comment renverser la machine ? Comment se servir de cela à bon escient ? C'était une question large : une question d'économie, de philosophie, de morale. D'humanisme.

Durant ma seconde semaine, je me le promis : il faudrait que je renverse la machine, que je me serve de l'intelligence artificielle intelligemment...Si cette intelligence l'est vraiment, pourquoi ne nous en servons-nous pas pour sauver le monde, les Palestiniens ou les Ukrainiens ?

J'en étais là de mes réflexions quand mon téléphone, mon bon vieux téléphone a sonné : c'était le dermatologue de Joinville-le-Pont qui me rappelait, affolé. L'intelligence artificielle, c'est bien, mais ce n'est pas toujours suffisant. Pris d'un affreux doute sur ce qu'il avait diagnostiqué, il m'avait pris en urgence un rendez-vous chez un collègue près de chez moi. Il valait quand même bien mieux vérifier avec une biopsie ce vilain grain de beauté...Sans s'affoler outre mesure, naturellement. 

En même temps ou presque, j'ai reçu un mail de la CAF m'indiquant qu'il manquait des documents à ma déclaration...

L'iA, parfois.. 

 

samedi 9 août 2025

Épisode 9 : Étrangeté urbaine

 


J'ai trouvé cela incroyable, de cuisiner avec Anne-Sophie Pic. Mon frigo était presque vide, mais elle avait quand même réussi à me faire un gaspacho merveilleux avec quelques tomates et un vieux concombre, un tataki de bœuf avec un morceaux de viande qui traînait au fond du congélateur, et une sorte de cheese cake aux pommes avec un yaourt et quelques fruits flétris. 

Je n'en revenais pas. 

J'ai passé toute la première semaine d'essai à apprécier ces avantages qui me semblèrent soudain indispensables. Comment avais-je fait pour vivre sans, auparavant ? On avait tous déjà eu cette sensation, vous le savez bien : comment avait-on fait avant le GPS ? avant le téléphone portable ? avant la machine à laver ? 

Les jeunes nés après les années 1990 ne pouvaient pas même imaginer une vie sans téléphone portable. 

Pour l'iA, l'histoire ne faisait que se répéter : pendant la semaine, j'eus un papier à remplir pour la CAF, un rendez-vous à prendre chez un dermatologue, des courses à faire, des activités à planifier pour les vacances avec mes petits neveux (6 et 11 ans), une expertise à réaliser dans la vieille maison de ma mère...Il me suffisait de demander et j'étais exaucée. C'était d'une simplicité enfantine : je disais et l'iA faisait. 

"Dis, iA, remplis-moi ce formulaire et envoie-le à la bonne personne !" La simplicité même : mes coordonnées pré-renseignées, le mail partit dans la seconde. 

"Dis, iA, trouve-moi un rendez-vous rapidement chez un dermatologue !" Je croyais lui poser une colle : la pénurie médicale était une plaie de notre temps. Mais non ! L'après-midi même, en réalité virtuelle, je consultait un spécialiste exerçant habituellement à Joinville-le-Pont. Mon grain de beauté ne présente aucun risque !

"Dis, iA, on n'a plus rien à manger et le stock de papier toilette est à un niveau critique !" Hop, j'étais livrée avant même d'arriver au bout de l'antépénultième rouleau !

"Dis, iA, comment occuper Rémy et Enora, cet été ?". Des idées incroyables ont été trouvées, validées, réservées. On a fait de l'accrobranche, pêché des truites, visité des grottes, pris des petits trains. 

"Dis, iA, il me faut une expertise pour la maison de ma mère" Un scan plus tard, je savais que la vieille bâtisse était classée F et qu'il fallait que j'engage un électricien pour refaire tout le réseau qui datait de 1982 et qui était complétement obsolète. 

Je n'en revenais pas. A chaque fois, je restais dans mon canapé, et une armée virtuelle de larbins était à mon service. 

Comment avais-je pu m'en passer ? Et pourrai-je m'en passer à nouveau ?  

vendredi 8 août 2025

Episode 8 : Etrangeté urbaine


 "Bonjour Céline !"

L'hologramme du PDG de You-TOP-iA parlait d'une voix grave et un peu saccadée. 

"Je me permets de me présenter : je suis Mark Zuckermusk, l'EternalPresidentGénéral de You-TOP-iA. Céline, dans notre base de données, vous êtes le matricule 312-518. Si je viens vous parler personnellement aujourd'hui..."

J'ai ronchonné : "Personnellement, mais oui, c'est ça ! C'est tellement pas crédible, tout ça ! Sans une once d'accent américain !"

L'hologramme a un peu tremblé, s'est réinitialisé et à repris, avec l'accent américain très précieux de la côte est. 

"Sorry, matricule 312-518, je prenais mon meilleur accent français grâce à l'assistance vocale de You-TOP-iA. Mais si vous préférez ce léger accent, no problem. 

Cher matricule 312-518, chère Céline, 
Si je suis devant vous today, c'est parce que je suis very inquiet de votre attitude face au programme You-TOP-iA2050 for France auquel vous avez l'amazing chance de participer. En effet, votre ville fait partie de la sélection de 12 villes françaises à avoir été sélectionnée pour participer à cette expérimentation unique. Si nous avons racheté ces 12 villes, c'est pour faire bénéficier à ses habitants et à tous les volontaires, des avantages incroyables que peut apporter l'iA ! Vous n'avez pas de friend ? l'iA est là ? Vous avez besoin d'un plombier au milieu de la night ? L'iA est là ! Vous n'avez pas de médecin traitant, l'iA est là ! You need conseils pour vos placements de cryptomonnaie, l'iA est à vos côtés, encore et toujours. La liste de ce que peut vous apporter You-TOP-iA est incredible ! 

Pour l'instant, cela peut vous sembler étrange, de parler à une star like Elvis, alors qu'il est dead depuis si longtemps, mais cela est une habitude à prendre : bientôt, vous verrez l'avantage d'avoir des amis virtuels qui ne vous contredisent jamais, qui vous love d'un love inconditionnel, qui vous permettent de vous sentir vous-même ! Et si cela vous perturbe, nous mettons à votre disposition un service de prise en charge psychologique personnalisé, via l'iA pour vous aider !

Pour l'instant, matricule 312-518,  vous bénéficiez d'une période d'essai de 15 jours : profitez-en au maximum ! 

Je vous souhaite le meilleur ! A bientôt !"

Et dans une étincelle, Mark Zuckermusk disparut de ma vue. 

J'étais peut-être une idiote. Il fallait que j'en profite, il avait raison. Et au bout des quinze jours, on verrait bien. 

Mais tout de même, être enfermée dans la ville, avoir un matricule et ne pas trop savoir ce qui nous attendait après cette période d'essai...J'avais un pressentiment désagréable. 

Je m'en débarrassais bien vite en me demandant ce que je pourrais bien me faire à manger ce midi : Anne-Sophie Pic apparut à mes côtés en me disant "Bouge pas, cocotte, je vais scanner ton frigo...on va se régaler !"  

jeudi 7 août 2025

Episode 7 : Etrangeté urbaine


La nuit avait presque aboli le souvenir de cette étrange journée durant laquelle je découvrais que ma ville avait été vendue à une multinationale. Le succès avait été immédiat, si bien qu'une foule de gens avaient investi les places et les rues. 

Ce n'est qu'en me mettant à la fenêtre, ma tasse café fumant aux creux des mains, que tout m'est revenu. J'ai sauté dans mon jean et je suis descendue à la boulangerie ! J'avais rendez-vous avec Elvis Presley !

Je n'avais pas vraiment saisi l'avantage que pouvait représenter une ville privatisée et vouée aux nouvelles technologies. Cependant, mes impressions étaient bien mitigées : il semblait que l'on pouvait difficilement échapper aux créatures iA qui avaient envahi les lieux. Mais quel bénéfice en tirer, véritablement ?

Dans la boulangerie, tout le monde ne parlait que de cela. La boulangère, d'ordinaire, trouvait toujours quelque chose à dire sur la météo. Mais là, peu importe qu'il fasse frais pour un mois de juillet ! Les clients n'avaient cessé de l'étonner depuis l'ouverture : il y en avait un qui avait serré la main de De Gaulle, un autre qui avait fait la bise à Brigitte Bardot ! Jeune, s'était empressé de préciser le monsieur tout émoustillé. 

La boulangère était ravie de faire son service, accompagnée de Johnny Hallyday. C'était un rêve de gamine, me dit-elle, en me tendant mes deux croissants et ma baguette. 

On était clairement dans un monde de fous, puisque chacun dans sa bulle voyait qui il désirait voir sans que cela dérange les rêves des autres. J'avais donc Elvis Presley à mes côtés. 

Je lui ai dit bonjour et il m'a répondu, sans une once d'accent du Tennessee. J'ai trouvé ça suspect : je lui ai dit, d'ailleurs. "Vous parlez drôlement bien le français, dites donc, c'est pas tellement crédible." Il y a eu un léger tremblement de l'image, ou de l'hologramme, je ne sais pas comment tout cela fonctionne techniquement, comme quand une télé à tube cathodique se réajustait, vous savez. Et il a parlé avec un accent américain à couper au couteau. Et sa voix était plus vraie que nature. Je lui ai dit : "Au moins, vous voyagez, comme ça, le Colonel* vous le permet enfin ?" Il a ri, et il m'a dit que tout était permis avec la société You-TOP-iA et que je pouvais lui demander ce que je voulais : "Une petite chanson pour accompagner vos croissants ?" Ça m'a semblé stupide, là, au milieu du magasin ! Pour les autres clients, j'étais en train de parler toute seule. La boulangère me tendait d'ailleurs le terminal de paiement depuis une bonne minute. Heureusement, Johnny devait lui murmurer "Que je t'aime" à l'oreille. Elle affichait un sourire béat.

Dans la rue, Elvis m'a suivie. Il m'a dit qu'il était ravi d'accompagner une si grande fan française, qu'il avait rarement rencontré quelqu'un qui connaissait aussi bien sa carrière. C'était flatteur, c'était doux. J'ai pensé aux sirènes d'Ulysse. J'ai secoué la tête, comme pour me libérer de ce gadget stupide. Je me suis sentie idiote de trouver bizarre qu'Elvis parle français, alors qu'il n'avait jamais appris. Je me suis trouvée encore plus bête en pensant qu'Elvis était mort depuis plus de 45 ans. 

J'ai repensé à ces gens qui n'ont plus de vraies relations sociales, qui se fabriquent un amant virtuel, des meilleurs amis avec l'iA. Ils ont l'impression de parler à des personnes réelles. On a parcouru du chemin depuis les Tamagochis. On parle de deep fake. Mais ça a l'air tellement vrai...et très vite, l'iA se met à gérer toute votre vie : elle vous donne votre emploi du temps, vous dit quand vous lever, comment vous habiller... C'était addictif. Et dangereux.

Dans la rue, je croisais des voisins, des amis. Ils étaient tous sur une sorte de nuage, comme habités, parlant dans le vide avec des ombres. Une ville pleine de dingues. 

J'ai eu peur et cela a dû décourager Elvis. Mais à force de trop réfléchir, You-TOP-iA a recalculé mon profil, je pense. Et elle m'a envoyé Emile Zola, pour me rassurer...Il m'a dit : "La situation est folle, fais-en un roman..."

J'ai secoué à nouveau la tête...Quelle connerie ce truc ! Je crois que j'ai parlé à voix haute. Et le résultat ne s'est pas fait attendre : j'avais le grand patron de You-TOP-iA devant moi... 

 ________

*Le Colonel était le manager d'Elvis Presley. Il avait eu des démêlés avec la justice américaine et il refusait de quitter le territoire des USA, de peur de ne pouvoir y revenir. Il a donc privé Elvis de tournées à l'étranger, alors que celui-ci rêvait de parcourir le monde.

 

 

 

mercredi 6 août 2025

Etrangeté urbaine : épisode 6


Le bas de la page était barré du logo you-TOP-iA. Je n'avais jamais vu ce logo nulle part. Une petite recherche me permit de découvrir que c'était une filiale d'un des GAFA les plus importants, sur laquelle l'homme le plus riche du monde avait parié, après l'échec de ses voitures électriques et autonomes. 

Il y avait un lien vers un formulaire d'adhésion : "Laissez vos coordonnées, nous vous rappellerons dans les plus brefs délais pour vous détailler nos propositions. Nous vous proposons un panel de 12 villes, désormais propriété de you-TOP-iA. Vous pourrez choisir celle qui correspond le mieux à vos désirs les plus profonds. Vous pourrez devenir partenaire premium avec un forfait personnalisé." 

Et puis, en tout petit, quand j'eus terminer de dérouler la page entière, il y avait un texte minuscule. C'était comme une note de bas de page sur une publicité pour une chaîne de hamburger : ça ne présageait rien de bon. La voix synthétique se mettait à parler très vite, en ne détachant plus du tout les syllabes : "Sivotrevilleaétéselectionnéevousbénéficiezd'unepérioded'essaidedeuxsemaines;
passécedélai,vousaurezlechoixentrelasouscriptiond'uncontrataveclasociétéyou-TOP-iA."

Étrange :  "Vous aurez le choix entre la souscription d'un contrat avec la société."

Point. 

"Vous n'aurez pas le choix", me dis-je soudain. C'était peut-être une erreur, mais j'avoue que j'avais un sale pressentiment.  

 J'ai cliqué sur le bouton "Contact". La voix iA a repris : "Bonjour. Merci de m'indiquer le motif de votre demande : parlez clairement après que le micro de votre support numérique se sera déclenché. Dites par exemple "Je veux souscrire à une offre de contrat" ou "J'habite dans une ville propriété de you-TOP-iA." Merci"

Et le micro de mon ordinateur s'est enclenché, sans mon autorisation. Je retrouvais le même sentiment de peur qui m'avait saisi en me promenant dans les rues de la ville un peu plus tôt. 

J'ai bredouillé "J'habite...dans une de ces villes". 

L'iA a repris, mécanique et souriante : "Vous bénéficiez d'une période d'essai de 15 jours ! Profitez des avantages de vivre dans notre cité idéale ! Allez discuter avec vos stars préférées, faites vous des nouveaux amis et enrichissez votre vie ! Nous reviendrons vers vous dans une semaine pour vous présenter notre catalogue d'offres. Belle découverte !"

J'étais stupéfaite. Évidemment, j'ai tout de suite pensé à Elvis Presley. Depuis que je suis toute petite, je suis fan de ce chanteur. C'est presque une obsession. Alors pouvoir parler avec lui...Cela me laissait rêveuse. 

J'ai sursauté quand la voix a repris : "Vous êtes fan d'Elvis Presley ? Vous pourrez le croiser dès demain matin à la boulangerie et commencer à lier une véritable amitié avec lui ! Faites de beaux rêves !"

J'ai refermé brusquement l'ordinateur ! Comment était-ce possible ? Je n'avais pas exprimé à voix haute mon admiration pour le King ! Le cauchemar continuait. 

J'eus du mal à m'endormir : partagée entre l'inquiétude, coincée dans cette situation surréaliste et l'impatience de rencontrer Elvis Presley, le lendemain matin, à la boulangerie... 

mardi 5 août 2025

Etrangeté urbaine : épisode 5


Dans l'ascenseur, enfin en sécurité, avec mon petit chien épuisé par cette si longue sortie, je me promis qu'il fallait que je comprenne cette histoire à dormir debout. 

Aussitôt ma porte close à double tour, - je n'étais pas rassurée-, je fonçais sur mon ordinateur pour me lancer dans une recherche : j'ai tapé dans Google le nom de ma ville, dans la catégorie actualité. Rien dans la première page, rien dans la catégorie actualité non plus, rien. 

J'étais prête à abandonner et à m'en remettre à une bonne nuit de sommeil, en pariant que demain, au réveil, tout serait redevenu comme avant. 

Mais j'ai cliqué par hasard sur l'onglet iA. Je n'avais jamais vu cet onglet auparavant dans Google. Une page blanche s'est d'abord affichée, avec un petit logo qui tournait en rond, pour me signifier que ça ramait. Là, encore, j'ai failli fermer la fenêtre, en me demandant ce que l'intelligence artificielle pourrait bien m'apporter. Mais des résultats sont apparus : et là, ce n'était pas la page officielle de la ville, quelques articles de journaux et la page Wikipédia. Non...C'était autrement plus intéressant !

Des centaines de résultats avec pour titre : The place to be ! J'ai cliqué sur le premier lien. Une voix synthétique m'a lu la page. Quelle surprise !

C'était une sorte de petite annonce : la voix féminine, un peu mécanique, sur une musique douce, quelques notes de piano, lisait un texte étrange "Nous cherchons des volontaires pour se rendre là où il faut être ! The place to be ! Laissez-vous tenter ! Notre monde devient fou, nous courons à notre perte : notre environnement s'appauvrit tandis que la haine ne cesse de gagner du terrain. Mais il reste quelques places dans ce monde où les hommes sont de bonne volonté."

Il y avait des images fabriquées avec l'iA : des gens se promenaient sous des arbres, ils avaient l'air sereins, souriants, agréables. 

La voix continuait : "Vous n'en pouvez plus de ce monde sans âme, de cet individualisme qui gangrène tout ? Venez dans ces endroits préservés !"

C'était bizarre, ça ressemblait un peu à un clip de l'office de tourisme, mais en plus abstrait. Les images n'étaient pas celles d'Audincourt, les gens n'étaient pas réels. 

Les arguments pour convaincre de venir dans ce qui ressemblait à un paradis se déroulaient à l'infini : "Des services publics pour tous, depuis l'école des tout petits jusqu'à l'ehpad, une attention particulière portée à tous, selon ses besoins : tout ce qu'il faut pour un climat apaisé."

On voyait des gamins enlacer des grands-pères en chaise roulante. Des images de propagande telles qu'on n'aurait pas osé en produire dans la Russie de Staline. 

"L'offre culturelle est particulièrement riche et variée : il y en a pour tous les goûts, des expositions, des concerts, des loisirs à n'en plus finir."

Les images étaient des sortes de stéréotype de spectacles et de spectateurs, mais tout le monde avait l'air tellement heureux ! 

Je mesurais la chance que j'avais de vivre là ! 

Et cerise sur le gâteau :  "Vous avez toujours rêvé de croiser vos idoles ? Grâce à l'iA, c'est désormais possible :  en allant faire vos courses, vous pourrez croiser Mick Jagger, Elvis Presley ou Marilyn Monroe, le Pape ou Zinedine Zidane ! Tout ceux que vous aurez envie de rencontrer seront là !" 

Je comprenais de mieux en mieux...Donc, parmi la foule, là en bas de chez moi, il y avait des gens qui étaient venus, attirés par l'annonce et d'autres qui étaient générés par l'iA...ou par mon cerveau, je ne savais pas bien, dans le fond.

Tout cela semblait incroyable, mais j'étais prête à y croire.

C'était sans compter sur la fin de l'annonce... 

lundi 4 août 2025

Episode 4 : Etrangeté urbaine


On a dû se frayer un passage parmi les gens, pour rentrer dans notre quartier. 

Tout était surprenant : les gens continuaient d'arriver, mais la circulation était empêchée par tant de monde. Et personne ne semblait trouver ça anormal. Pas d'altercation, pas de violence, pas de discussion vive. Rien qu'un grand silence, une respiration collective. 

Et puis il m'est venu l'idée de scruter d'un peu plus près ces visages, ces figures. Je m'étais attardée sur les silhouettes et sur la sociologie du peuple rassemblé là. Je n'avais pas cherché à les reconnaître. Le premier doute que j'ai eu, ce fut à propos de ce hipster barbu qui s'était appuyé nonchalamment contre la façade du temple. Tout à coup, en y repensant, sa barbe un peu hirsute, ses habits militaires du surplus américain, ses cheveux dans le vent, et sa vapoteuse qui faisait comme un gros cigare...Dans le milieu de l'après-midi, quand le soleil cognait un peu plus fort, il avait même enfilé un béret...Il ressemblait quand même beaucoup au Che Guevara !

Mais non, je délirais ! Ce n'était pas possible ! Et puis dans le noir, comme ça, je n'étais sûre de rien.

Pourtant en revenant vers la place, je n'ai pas pu m'empêcher de continuer mon petit jeu des ressemblances. Ce gars, corpulent, en costume trois pièces, avec son collier de barbe blanche, semblant cultiver l'art d'être grand-père, c'est fou ce qu'il me faisait penser à...Victor Hugo ? 

Mais enfin, c'est idiot ! Ils sont morts, ces deux là...A moins que ce soit un rassemblement de sosies ?

Et cette jeune femme voilée, tout en beige, au visage rayonnant, malgré sa cicatrice. On aurait juré Malala Yousafzai, la prix Nobel de la paix, militante pour le droit des femmes. Mais comment une telle personnalité (vivante, cette fois) aurait pu se retrouver là ? C'était invraisemblable, comme toute cette histoire. 

D'autant plus que je me persuadais maintenant que la dame en rose assise à côté de la jeune femme voilée était Amanda Lear : même cheveux blonds peroxydés, même élégance excentrique...Et les trois garçons ! Malgré leur téléphone portable, leur allure d'éternel ado, surtout celui-là, avec ses cheveux filasses et son jean déchiré : c'est sûr, c'était le groupe Nirvana ! 

Plus il me semblait reconnaître toutes ces personnalités, vivantes ou mortes, plus je me disais que je nageais dans un univers parallèle. Je me demandais si je ne faisais pas une sorte de coma, si je ne manquais pas de sucre ou si je n'avais pas ingéré des psychotropes à l'insu de mon plein gré. 

J'ai cherché mes clés et j'ai bousculé à nouveau la petite femme brune, nerveuse, qui se rongeait les ongles devant l'entrée de mon immeuble. J'ai failli lui demander si elle était bien Florence Foresti et puis je me suis ravisée. C'était trop bizarre, trop absurde. Je suis rentrée bien décidée à poursuivre autrement mon enquête.  

dimanche 3 août 2025

Nouvelle : épisode 3


La nuit commençait à tomber et j'approchais progressivement de la frontière de la ville. Parfois, en promenant mon chien, je ne sais pas très bien où commence et où finit la ville. Mais là, je le savais parfaitement : la dernière maison était celle de mon ami Kamel. Il me disait toujours qu'il était un peu la douane...Il était d'ailleurs devant sa maison. 

Je le saluai, le regard inquiet. "Tu sais ce qui se passe ?" Lui non plus ne comprenait rien. C'était comme ça depuis le matin : des tas de gens étaient arrivés de partout, puis avaient commencé à occuper la rue. "Je suis allé les voir, je leur ai demandé...eh ! ben ! C'est pas des causants ! Ils m'ont juste dit "Vous savez bien...c'est ici qu'il faut être !" Tous ! Ils m'ont tous dit ça ! Je ne comprends rien !"

Il avait eu le courage de leur parler, j'étais admirative. Moi, leur silence, leur inertie, ça m'effrayait. Mais alors, la réponse..."C'est ici qu'il faut être..." Pourquoi ? 

Il n'empêche que mon chien tirait de plus en plus sur sa laisse : il fallait qu'on trouve un petit coin pour lui. 

J'ai dit bonsoir à Kamel et j'ai continué d'avancer, en me disant que si je passais la frontière, peut-être...

Mais Kamel a ri. Je n'ai pas compris pourquoi. Il m'a dit "Me dis pas au revoir trop vite !"

Et à mesure que j'avançais dans la rue, les mains des inconnus se tendaient vers moi : "Non, disaient-ils, c'est ici qu'il faut être..."

Et en arrivant à l'endroit où était planté le panneau rayé portant le nom de ma ville, j'ai ressenti comme...un filet...un empêchement. Quelque chose me retenait physiquement, comme si j'étais prise au piège. 

J'ai reculé, agacée. Je suis revenue vers Kamel, désespérée. "Mais qu'est-ce que c'est que ce truc ? C'est bizarre..." Kamel a haussé les épaules..."Oui, et tu vois, juste après le panneau, il n'y a plus personne. Rien. Moi, ce matin, j'ai voulu aller acheter mon pain juste à côté. J'ai pas pu. Bloqué. Je ne sais pas ce qui se passe..."

En attendant...Mon chien refusait de faire ses besoins, avec ces gens partout. Il est un peu timide, je crois...Mais moi, je ne savais pas où aller...Comment faire ? 

Kamel me suggéra d'aller dans la forêt. C'était une idée. Ce n'était pas très loin. Mais la nuit était là, désormais, et je n'étais toujours pas rassurée. Mon histoire commençait à ressembler à scénario de film d'horreur et je n'avait pas la vocation pour être la première victime. Imaginez les gros titres le lendemain : "Une jeune femme retrouvée morte dans les bois, alors qu'elle promenait son chien..."

En pensant à cela, je me suis dit qu'il fallait que je m'informe un peu sur ce qui se passait dans ma ville. 

J'ai demandé à Kamel s'il y avait aussi des gens dans son jardin, de l'autre côté de son pavillon. Il m'a assuré que non. Je lui ai alors demandé si mon cher petit chien pouvait se soulager ici...en lui promettant de ramasser, évidemment !

(la suite demain)  

samedi 2 août 2025

Suite de la nouvelle qui n'a pas de titre...


La nuit n'était pas encore tombée. En juillet, le ciel se teinte longtemps de pourpre et de dorure avant de s'assombrir complétement. 

Je devais trouver un carré d'herbe pour que mon chien fasse ses besoins. Toute la place étant occupée par ces gens mutiques et statiques, j'ai contourné le bâtiment, pensant que le parking serait libre. Je me trompais. Là aussi, des êtres humains stagnaient, debout, assis, accroupis. Partout. 

Il me semblait invraisemblable que la police ne soit pas déjà intervenue : c'était un rassemblement sauvage, c'était flippant, c'était...

Mon chien ne trouvait nulle part où se soulager et je commençais à paniquer sérieusement. 

La seule chose à faire, c'était de nous éloigner encore. Mais je n'en croyais pas mes yeux : plus j'avançais, plus les rues étaient noires de monde. Des vieux, des jeunes, des hommes et des femmes, avec des enfants, de toutes origines, de toutes conditions. Des scènes incroyables : un type dans la cinquantaine bien avancée, veste de costume en tweed, belles chaussures, qui s'appuyait nonchalamment sur le capot de sa Porsche, tout à côté d'un jeune à casquette, en survêtement Lacoste, qui faisait calmement les cent pas, casque sur les oreilles, perdu dans je ne sais quelle musique...

Je ne peux pas décrire tout ce que je vis ce jour-là. C'était la société, en résumé. Mais une société calme, paisible, sans l'agressivité qui se manifeste souvent quand on cohabite en ville. 

Il y avait une raison à leur présence. Mais ces individus semblaient si inexpressifs qu'il ne me serait même pas venu à l'idée de leur parler. C'était peut-être un tort. Mais en me déplaçant avec mon chien, seule en mouvement parmi tous ces êtres à l'arrêt, j'avais l'impression de traverser le décor figé d'un tournage de cinéma, juste avant que le metteur en scène ne crie "Action !"

Je me dis que c'était peut-être cela : le tournage d'un film ? A moins que ces gens n'aient été averti...Je ne sais pas...d'une promotion immanquable dans un magasin, la distribution à moitié prix d'une console de jeu...Ou de Nutella, on avait déjà vu des émeutes pour cela...Ou de la venue surprise d'une star. Allez savoir : un rassemblement, un rendez-vous lancé par les réseaux sociaux, la promesse qu'un milliardaire allait distribuer des billets de banque. Et les gens attendaient patiemment ce miracle, campés, pour certains, depuis le matin, sur leurs deux jambes. 

J'atteignais bientôt l'autre bout de la ville et il y avait toujours autant de monde. Le chien avait fait pipi sur quelques réverbères, mais je sentais bien qu'il ne trouvait pas son bonheur pour faire caca : chaque morceaux de pelouse, chaque carré de terre, chaque bout de cour ou de graviers était occupé. Je suivais mon chien qui m'entraînait toujours plus loin. 

Nous étions désormais aux confins de la ville : au-delà des zones commerciales qui la cernaient, bien après les derniers immeubles des quartiers périphériques. Avec mon petit chien, en général, pour ménager ses petites pattes, nous ne faisions que de tout petits tours dans le quartiers. Jamais nous étions allés si loin. 

Mais là encore, des gens stagnaient, debout, assis, en grappe, partout. Nous approchions de la frontière de la cité et mon chien n'avait toujours pas assouvi ses besoins les plus élémentaires. Il me lançait des regards désespérés. Il ne comprenait pas, en plus, pourquoi tout ces humains ne tendaient pas leurs mains vers lui, comme d'habitude en disant "Mais qu'il est mignon..."

Je ne comprenais rien non plus : pourquoi personne ne parlait ? Il fallait que je m'enhardisse, que je me renseigne, que j'ose briser ce silence étouffant. Je me rendis compte à cet instant qu'on n'entendait même pas les cris des moineaux dans la douceur du soir qui tombait. Pas de moustique, pas de pigeon, pas une corneille ou un faucon. Je traversais un cauchemar.

 (La suite demain) 

 

 

 

vendredi 1 août 2025

Un début d'histoire...


Au cours de la journée, la petite place du centre ville s'était progressivement remplie. 

C'était étonnant, puisque cette place, d'ordinaire, cernée de platanes centenaires, longée par la rivière, encadrée par le temple protestant et quelques commerces était surtout un lieu de passage, où flânaient les promeneurs de chiens, les retraités oisifs. Il y avait aussi ceux qui ne faisaient que passer, tête baissée, pressés par la vie, attendus à un rendez-vous. Et puis la cohorte des gens qui se rendent quelque part, le nez sur leur téléphone portable, perdu dans les nuages ou dans le cloud, ici mais déjà ailleurs.

C'était très différent, ce jour-là. Depuis le matin, alors que le soleil de juillet était doux, des hommes et des femmes, tous très différents, étaient venus et s'étaient assis sur les bancs, sur les marches du temple, sur les pelouses et même sur le sol. 

C'était une foule. Vers midi, ils étaient déjà une bonne centaine. Il n'avait ni tract, ni banderole. Ils ne semblaient aucunement avoir une revendication. Ils étaient paisibles. 

J'observais cela du haut de ma fenêtre. En me levant, comme chaque jour, j'ai jeté un œil au ciel, pour constater qu'il n'était ni bon, ni mauvais. Une petite clarté perçait un voile nuageux. Je pris mon café sur le balcon : la température le permettait. Chaque jour, je contemple le ballet de mes contemporains. Ce couple, par exemple, dont la dame toujours élégante tire son caddie, suivie de son mari un peu las, les mains dans le dos. Ou encore cette mamie portant la même blouse que celle de ma grand-mère et rentrant d'un pas vif, chaque matin, avec une baguette et son journal sous le bras. Rien qu'en observant la vigueur du pas, je pouvais savoir si elle avait bien dormi ou pas. Il y avait aussi Chantal, été comme hiver en sabots sans chaussette, tirant sur la laisse de son gros chien noir mal réveillé. Et puis cet homme attendant le bus, régulier comme un coucou, tirant fort sur sa cigarette électronique et propulsant dans l'air du matin de longs panaches. 

Mais ce matin-là, en plus de mes clients habituels, j'observais déjà des gens assis ça et là, des gens que je voyais pour la première fois. 

Il y avait un barbu, baraqué, le dos contre la façade du temple, les mains dans les poches. Lui, je l'avais vu arriver. Il conduisait une Twingo noire, une vieille bagnole, mais rénovée. Je me suis dit, tiens, un hipster, c'est quelque chose qui ne court pas les rues, chez nous. Et en sortant de sa voiture, au lieu de se diriger vers la boulangerie, il s'est posé là et il n'a plus bougé. Je n'y ai pas prêté plus attention. Il prenait le soleil, attendait quelqu'un, était peut-être en avance pour un enterrement qui aurait lieu plus tard au temple...Qui sait ? Je pensais déjà à autre chose, en rentrant avec ma tasse vide. 

Plus tard dans la matinée, j'ai sorti mon chien. Comme chaque matin, durant mes vacances, je savais que je rencontrerai Pierre, Paul ou Jacques, les voisins, les amis, les connaissances. Avoir un chien permet de créer des liens uniques : une caresse pour l'animal, un mot pour la patronne, on parle de la pluie, du beau temps, de l'actualité ou des travaux en ville. Mais en sortant, ce qui m'a frappé, c'est que le hipster était encore là. Toujours planté comme un flamand rose, sur une jambe, l'autre repliée contre le mur du temple. 

Et tout autour, une dame voilée, toute de beige vêtue et une femme en tailleur rose, les jambes croisées, élégamment, partageant le même banc. Un peu plus loin, un papi appuyé sur sa canne, trois ados à scolioses, recroquevillés sur leur portable, un jeune homme unijambiste dans un fauteuil roulant. Un punk à chien, une bonne sœur, un ouvrier, entre deux âges, mal rasé, avec des chaussures de sécurité...

Toute une population que je ne connaissais pas et qui ne se ressemblait pas. 

J'ai croisé un de ces gars qui passent leur vie à sillonner le quartier, un de ceux qui naviguent entre le PMU et le bureau de tabac et qui connaissent par cœur les rues, les cours, les squares et les habitants. J'adore ces types, ils incarnent souvent l'âme d'une ville. Celui-là me salue toujours vigoureusement avec un commentaire sur le temps qu'il fait, et un grand sourire. "Vous savez ce qui se passe ?" lui ai-je demandé, en désignant d'un coup de menton l'attroupement qui commençait à drôlement grossir devant le temple. Il m'a confirmé : "Jamais vu ces gens-là...un enterrement au temple ?" Et puis on a conclu qu'ils n'avaient pas l'air de se connaître les uns les autres, ne communiquant pas entre eux. S'ils étaient venus au même enterrement, ils parleraient, non ?

Je suis rentrée fissa, vers midi moins cinq, parce que le temps s'était gâté : il s'est mis à pleuvoir de grosses gouttes, une belle radée d'été, qui fit remonter du bitume chaud cette odeur nostalgique de pétrichor.  

Je n'ai pas déjeuner sur le balcon. J'ai même refermé la fenêtre, parce que la fraîcheur me faisait frissonner. 

Plus tard, c'est à nouveau avec un café à la main, que je me suis mise devant la fenêtre. J'eus du mal à le croire : le hipster était toujours là, avec une foule encore plus grande. Ceux qui étaient là avant l'averse n'avaient pas bougé : leurs cheveux, leurs vêtements, tout dégoulinait encore. La pluie avait cessé et d'autres inconnus avait rejoint le lieu : les nouveaux étaient secs. Ils adoptaient la même attitude impassibles, muets, immobiles, les yeux dans le vague. 

Je commençais à trouver cela très perturbant. Je me demandais même si je n'allais pas appeler la police. Peut-être la police municipale, d'abord, pour qu'ils se renseignent, pour qu'ils me rassurent. J'aurais pu aller demander, c'est vrai. J'aurais pu tenter de communiquer avec ces gens. Mais j'avais peur. Je me disais que de toute façon, les caméras de vidéosurveillance avaient sans doute repéré ce drôle de manège.

Pourquoi restaient-ils là, sans rien faire ? Il y avait ce grand au look et au physique de basketteur, cette femme avec son tout petit chien dans les bras, il y avait cette mère de famille avec une jupe plissée qui faisait lentement rouler sa poussette dans un va et vient régulier et interminable. Ils avaient l'air de robots, de zombies...Leurs visages n'exprimaient rien. 

Quand vint le soir, il me sembla qu'ils étaient encore beaucoup plus nombreux : des gens qui avaient l'air si "normaux", si banals, et qui pourtant inspiraient la crainte, par leur nombre, par leur présence immobile. 

Je devais ressortir mon chien : tout l'après-midi, j'avais repoussé ce moment, postée à ma fenêtre, incapable de détacher mon regard de cette foule qui grossissait sans cesse. Les gens arrivaient en voiture, ils étaient déposés là par un automobiliste qui repartait en faisant un signe de la main. Toujours des voitures différentes, là encore rien que de très "normal". Certains venaient en bus. Toutes les places de parking du secteur étaient désormais occupées. 

Mon chien réclamait et grognait pour sortir. Je n'avais plus le choix. 

En poussant la porte de mon immeuble, je me rendis compte qu'il y avait du monde jusque là, sous mon porche. Un type bedonnant, 70 ans, avec un beau collier de barbe blanche et une petite femme nerveuse d''une cinquantaine d'année, coupe au carré se rongeant les ongles. J'ai bredouillé un "Bonjour...euh...bonsoir...pardon...Je...vous voulez entrer dans..." Leurs regards sont passé au travers de moi, comme si j'avais été transparente et ils ne m'ont pas répondu autrement que par un petit non de la tête. 

J'ai tiré mon chien qui reniflait ces malpolis. On a continué, doucement, se frayant un passage parmi la foule amassée. J'avais l'impression de traverser le public d'un festival ou la foule des grands jours d'un marché animé, ou encore la cohorte des anonymes célébrant la nouvelle année sur les Champs Élysées. Sauf qu'ici, la foule n'avait pas la ferveur et l'ivresse des festivaliers. Ils n'avaient pas la joie tranquille des famille faisant le marché. Ils n'étaient pas mus par l'exaltation d'un grand soir. Non. Ils étaient silencieux, distants, froids comme la glace. Presque menaçants. Mon chien semblait le seul être véritablement vivant au milieu de ces piliers. Et je n'en menais pas large. 

(Demain, la suite...) 

   

mercredi 30 juillet 2025

Conseil lecture : Jean Hegland, Dans la forêt et Le Temps d'après


Étrangeté de l'édition française, un livre qui me semble être un véritable chef d’œuvre littéraire, n'a été traduit et publié en France 21 ans après sa publication aux USA. Il s'agit de Dans la forêt de Jean Hegland. 

L'avantage de cette publication tardive est justement que l'on peut apprécier sa résistance au temps : plus de 20 ans après son écriture, ce roman est cruellement d'actualité. C'est pourtant un roman d'anticipation et parfois, cela ne tient pas tellement après la date de péremption. 

Mais l'auteur a su éviter quelques écueils : ne pas insister trop sur l'aspect technologique de la société, ce qui ne "date" pas le roman, ce qui ne le fige pas à une époque en particulier, et surtout, évoquer un désastre d'ordre politico-écolo-économo-sociologique, sans en dire beaucoup plus. L'essentiel n'est pas là, même si c'est le point de départ nécessaire pour découvrir la vie de deux jeunes femmes isolées au cœur d'une forêt à la fois hostile et protectrice. 

Ce texte est formidable. Mais je le découvre très tardivement. 

Heureusement, Jean Hegland a écrit une suite plus récemment. Le Temps d'après. Ce titre peut faire penser à ce monde d'après que nous espérions durant la période sombre du Covid. Il s'agit bien d'un monde qui a subi son lot de catastrophes, d'épidémies et de changements climatiques. Nous retrouvons les personnages du précédent roman : deux sœurs, Eva et Nell, qu'on avait laissé avec le petit Burl, né dans la forêt sans jamais avoir connu le monde d'avant. 

Il a grandi : il a 16 ans au début du Temps d'après. Le monde ne va pas mieux, mais Burl l'ignore puisqu'il vit dans un huis-clos heureux avec ses deux mères et la forêt. Evidemment, il y a un côté survivaliste là dedans, mais j'ai aimé les descriptions de la nature, très poétiques et la langue très inventive. J'aime beaucoup l'idée que la langue puisse continuer de vivre et d'inventer le monde, naître ou renaître et vivre. La langue, mais aussi la vie. Et on interroge à travers la fiction, à travers les contes de fée, la littérature, nos modes de vie en société. 

Je ne veux pas dévoiler ici l'intrigue et les ressorts de la narration. Je veux seulement souligner la beauté littéraire de cet ouvrage, même si je regrette de ne pas suffisamment maîtriser l'anglais pour le lire dans sa version originale, qui doit perdre un peu de sa force dans la traduction. Notamment le travail sur le genre qui est difficilement traduisible en français, pour des raisons purement grammaticales. Mais cela dit des choses sur notre façon de penser et c'est intéressant ! 

Découvrez Dans la forêt si vous ne l'avez pas encore fait ! Mais ne passez pas à côté de la suite : Le Temps d'après qui est un récit puissant aussi.  

jeudi 24 juillet 2025

Sur le bout de la jetée

Sur le bout de la jetée, sur le port, les cheveux rendus fous par le vent, je regarde le ferry quotidien s'éloigner. La mer est grosse, les vagues se brisent et les embruns me fouettent le visage. Je me sens vivante, je fais partie du monde et les éléments viennent prouver mon existence.

J'aurais dû prendre ce ferry...

J'aurais dû être sur le pont, balayé d'eau de mer, cherchant à reprendre mon souffle et à remettre mon estomac à l'endroit. J'aurais dû partir pour l'Angleterre et changer de vie. Fuir.

Je suis seule. Implacablement seule. Mes pas, le soir, chez moi, résonnent dans le vide. Mon esprit, à longueur de temps, raisonne dans le vide. Je n'ai personne à qui parler. Les hommes et les femmes que je rencontre, que je fréquente, que je côtoie, ont décidé de ne rien voir de moi. La famille, les amis, les collègues. Personne ne voit jamais que la femme transparente, souriante, sans importance. On a décidé pour moi. Et je n'ai pas la force de contredire, de m'imposer autrement. Je ne peux le faire que maladroitement. Je ne peux le faire qu'en brisant. Je suis prise au piège. 

Sur le bout de la jetée, sur le port, j'envisage de changer de vie, radicalement. Mais le piège se referme, encore et toujours. Je ne suis qu'une poussière insignifiante. Déjà quand j'étais enfant, mon père disait de moi que je ne valais rien, que j'étais bonne à rien, que j'étais trop maigre, trop nulle, trop molle. 

J'ai pourtant en moi quelques velléités, mais tout se referme toujours comme un piège. Quand je décide de donner, sans retenue, ce que j'ai, mes talents, mes qualités, ma gentillesse, on considère cela comme allant de soi. C'est un véritable effort, pourtant. Mais cela n'est que de très normal. C'est ainsi que je sais que je suis médiocre. 

Seule et médiocre. J'aurais dû fuir, mais je n'en ai même pas le courage. Je suis enfermée en moi-même sans personne à qui parler. L'angoisse étreint ma gorge, rend mes épaules douloureuses et m'empêche de reprendre mon souffle. Personne qui puisse vraiment me comprendre. 

Est-on jamais compris, dans la vie ? On écrit des livres, on essaye de s'expliquer, mais personne ne comprend vraiment. Personne ne lit. Et on explique mal et on reste collé à une image, assigné à une case précise. Impossible de s'en sortir. Même si, depuis le départ, c'est une erreur. 

J'écris cela, mais je ne sais pas ce que je suis, je ne sais pas ce que je voudrais être vraiment. J'aurais dû partir, mais si je reste, c'est parce que je ne sais pas où je dois aller. J'ai juste le sentiment que je ne suis pas à ma place ici et maintenant. Ou que je ne le suis plus. Je n'ai jamais su partir, je n'ai jamais su disposer de ma liberté. J'ai toujours privilégié les désirs des autres. Il est temps, désormais que je pense à moi. 

Qui voudrais-je être ? Je ne sais pas qui je suis. Est-ce une tare de ne pas savoir qui l'on est à mon âge ? Je pourrais être une femme libérée, sûre d'elle, maîtresse femme, autoritaire et intelligente ? Ce genre de femmes, depuis toujours, m'inspirent : ma grand-mère, ma prof d'histoire du collège et quelques autres qui se reconnaîtront. Mais c'est assez éloigné de ma personnalité discrète, dans le fond. Suis-je réellement une femme discrète ? 

Je pourrais être aussi une artiste, une intellectuelle, me réfugier dans la littérature. C'est une part de moi. Mais je ne me sens pas légitime. Je suis une imposture. Mes livres sont mauvais, mes compétences insuffisantes. Quand j'essaie, je sens mes limites, immédiatement. Et puis là aussi mes références sont trop grandes et m'écrasent. 

Je pourrais simplement disparaître. La tentation est immense. N'être plus rien, pour personne. Ne plus me battre contre moi-même. Plus de pression. 

Ce texte a commencé comme une nouvelle et puis cela va nulle part. C'est un peu comme la vie. On ne sait pas où cela nous mène. Mais le problème, avec les nouvelles, c'est qu'il faut une chute. C'est tout l'intérêt. 

Et là, sur cette jetée, fouettée par le vent, seule dans la tempête, contemplant à mes pieds les vagues déchaînées se briser sur les rochers, il se pourrait bien que la chute soit mortelle. Pourtant, sur ce bout de terre battue par les éléments, je me sens vivante...

mercredi 16 juillet 2025

Un abricot et la fin du monde

Une coupe de fruits était posée sur une table en fer forgé. Le vent envoyait une impression de fraîcheur et quelques senteurs marines. La vie était douce, sur cette terrasse derrière laquelle se dressait une grande villa blanche présentant ses magnifiques bow-windows à un paysage océanique. 

 Dans la coupe, l’abricot était parfait, bombé comme des petites fesses de bébé, d’un orange vif piqueté de rouge, mûr à point. On le devinait juteux et sucré et il provoqua immédiatement le désir de Jen. Elle tendit sa main délicate pour le cueillir comme on aurait recueilli un petit oisillon. 

 Elle le porta à sa bouche, paisiblement. Ce fut alors une nuée de sons électroniques qui s’abattirent sur elle : sa montre connectée vibra, son téléphone, de concert, évidemment, et la porte électronique du frigo émit un son chaleureux. Elle put donc savoir immédiatement qu’elle avait consommé 50 calories, que son apport journalier en glucides était atteint (avec le chocolat qu’elle avait mangé à midi) et qu’elle n’avait plus que 3 abricots en stock, seuil déclenchant l’inscription dudit fruit sur la liste de course connectée, ce qui lançait automatiquement le processus de commande en ligne, de paiement via l’application dédiée et de livraison dans l’heure. 

 Tout cela rompit un peu le charme de cette belle après-midi d’été dans la baie de Richardson. 

 Jen n’y prêta pourtant aucune attention. Tout cela était parfaitement normal. Elle travaillait d’ailleurs dans la Silicon Valley et était friande de tous ces gadgets parfaitement inutiles et néanmoins indispensables. 

 Cet après-midi là, elle avait décidé de ne rien faire d’autre que de se laisser aller à la douceur de la vie, sur sa terrasse. Sa vie, le reste du temps, était bien assez trépidante. Elle courait de réunions stratégiques en comités de direction, elle ne cessait d’avoir des décisions à prendre et elle avait sous ses ordres des dizaines de salariés à piloter, manager, materner, écouter, recadrer…Elle ne voulait pas y penser, en ce beau dimanche ensoleillé. 

 Elle croqua dans l’abricot et admira une fois de plus, derrière ses lunettes noires, les jeux du soleil sur les eaux de la baie. Sur son transat, elle laissa la lumière chauffer doucement ses jambes dorées et elle décida de remettre un peu de lait de protection. Aussitôt, un bip l’avertit qu’elle avait utilisé 70% du flacon et qu’il fallait le renouveler. Ce qui se fit immédiatement. Encore une chose qui lui serait livrée rapidement.

 C’était rassurant. C’était encore mieux que l’abondance : c’était l’assurance de ne jamais manquer de rien. 

 Un peu plus tard, dans la douce lumière du soir qui tombait et qui donnait à la baie des lueurs orangées, elle demanda à son robot ménager de lui proposer un petit repas accompagné d’un cocktail. 

 Mais le petit automate au sourire permanent ne répondit pas. Quelle ne fut pas sa surprise quand elle n'entendit pas les petits bips rassurants de son garçon électronique de maison ! C’est fou comme ces clignotements sonores, ces doux avertisseurs, lui étaient devenus familiers. C’était un peu comme le ramage délicat des mésanges dans les arbres. Sauf qu’en 2050, dans la baie de Sausalito, les oiseaux ne chantaient plus guère. Les seuls qui avaient survécu s’étaient réfugiés dans la montagne, pour échapper tant bien que mal à la pollution grandissante. 

 Alors c’était un ramage électronique qui les avait remplacés. 

 Mais là, rien. 

 D’ailleurs, alors que le soleil s’était désormais couché au large et que l’obscurité gagnait progressivement, il semblait que les lumières électriques n’avaient pas pris le relais. D’ordinaire, toute la côte scintillait, parsemée d’une pluie d’or jusqu’à Oakland, jusqu’à San Francisco. Là…rien. Le noir s’installait et le silence des appareils n’en était que plus terrifiant. 

 Jen ne voyait que son petit confort, râlant après son robot (qu’elle surnommait Bob) et qu’elle promit de rendre à son constructeur, notamment, au milieu du chapelet d’insultes dont elle gratifia. 

 Exaspérée, elle décida de rentrer dans la villa. Machinalement, elle ordonna à l’intelligence domotique qui régissait son intérieur d’allumer les lumières, de baisser les volets et de mettre Fox News à la télé. 

 Rien de tout cela ne se produisit. Elle resta dans le noir, interdite. Elle fit un effort pour se souvenir de l’emplacement des interrupteurs et se dirigea à la lueur de son téléphone, entre la table basse et le canapé. Mais la lumière ne revint pas. Son téléphone était donc son seul salut. Elle pensait que c’était une panne qui la concernait et se dit qu’il fallait appeler un dépanneur. Elle ordonna donc à son téléphone de composer le numéro d’un bon dépanneur…Mais là encore, l’objet noir et lisse qu’on prenait pour notre ami depuis si longtemps n’eut pas l’ombre d’un frémissement. Il resta l’objet froid et dur qu’il était. Elle le secoua vivement, appuya sur les boutons, cliqua, hurla “Dis Siri” plusieurs fois, hystérique. Mais, bien que la batterie ne soit pas totalement déchargée, l’appareil ne se connectait à rien. Plus d’internet. Plus de réseau, plus de wifi, plus de bluetooth. Rien. 

 La panique vint beaucoup plus vite qu’elle n’aurait cru. Elle avait pourtant une bonne dose de sang froid, d’habitude : elle gérait. Dans son métier, dans sa vie, elle assurait. Mais seule, au milieu de son salon, dans le noir, sans réseau, sans électricité, sans tous ses systèmes de protection, de sécurité, elle se sentait nue, bien qu’en maillot de bain. 

 Soudain, elle entendit des explosions, un peu partout au dehors. Des chocs, des chutes, des collisions. Elle se précipita à nouveau sur sa terrasse, dans un mouvement réflexe, puis repensa aux nombreux drones qui livraient à toute heure du jour et de la nuit, les maisons des alentours. Elle rentra aussitôt dans son salon, de peur de se prendre un engin sur la tête. Elle eut raison : la livraison d’abricots s’écrasa lamentablement sur le carrelage, se mêlant à l’huile solaire, qui empruntait la même voie aérienne. 

 Que pouvait-il bien se passer ? Était-ce le grand black-out tant redouté qui arrivait ce soir ? 

 Non. 

 Soudain, tout se ralluma. Tout sembla revivre. La télé de Jen, réglée sur Fox News, se mit à brailler. On y voyait Elon Musk, écarlate, satisfait, rigolard, qui déclarait “C’est moi, c’est moi ! C’est moi le responsable de cette coupure mondiale de 10 minutes : plus d’électricité, plus d’internet, plus de réseaux, plus rien ! Vous n’êtes plus rien, si je le décide ! Ah ! Ah ! Ah !” 

 Les journalistes de Fox News, d’ordinaire affables avec le multi milliardaire semblaient effarés. Ils prenaient conscience, comme le reste de l’univers, qu’on avait laissé dans les mains d’un seul homme, le pouvoir de vie et de mort sur le monde entier.

mardi 8 juillet 2025

Le grand tableau


Un immense tableau trônait au dessus de l'autel. Son souvenir remontait aux longues messes de son enfance, quand sa grand-mère, chaque dimanche, l'obligeait à assister à l'office. L'ennui gagnait toujours, entre deux prières et entre deux chants, entre le sermon du curé, plus ou moins inspiré, et les moments de recueillement. L'ennui, ce n'est pas forcément le mot. C'était une sorte d'état méditatif qui le prenait. Il se mettait alors à observer le lieu, dans les moindres détails. Le carrelage en ciment, désuni, inégal, les peintures en trompe l'oeil, très réussies qui faisaient tout le charme de ce petit édifice de campagne, les quelques sculptures, les rares ornements dorés, le pied de la grande bougie pascale, le petit calice attendant son grand moment...

Une église offre au regard mille distractions. 

Et puis il y avait ce grand tableau. Si la messe durait une heure, cela laissait à chaque fois le temps d'inventer une nouvelle histoire pour ce tableau. 

On y voyait un homme d'un âge certain, avec une barbe blanche qui semblait faire "coucou" au corps d'un homme allongé sur le sol, face contre terre. Il était accompagné d'un ange, reconnaissable à ses ailes. 

Qui était cet homme : le père Noël, un saint, un pêcheur, Dieu lui-même ? Et pourquoi était-il accompagné de cet ange qui lui posait sur l'épaule une main amicale ? Cet homme à terre, était-il mort ? Qui l'avait tué ? Et pourquoi l'homme à la barbe blanche le saluait-il ? 

C'était un mystère. Une scène de crime à élucider. 

Il était un enfant. Il aimait les dessins animés : Inspecteur Gadget, Cats Eyes et les Monstroplantes. Il aimait les mystères, les enquêtes, la science fiction et l'humour. Alors cet ange, cet extraterrestre, ce crime à élucider, ce vieil homme qui faisait coucou, voilà qui éveillait sa curiosité et qui titillait son imagination. 

Il voyait l'homme au sol, avec des sandales et sur la tête, quelque chose qu'il prenait pour une gourde en métal argenté. L'éclat blanc, cela ne faisait aucun doute, c'était une gourde. C'était l'arme du crime : à cet homme en jupette, on avait fichu un grand coup de gourde sur la tête pour l'occire. Le vieil homme lui disait "Bien fait !" et lui faisait, narquois, un petit signe de la main. L'ange extraterrestre lui permettait de s'enfuir. 

Un autre dimanche, une autre histoire. L'homme était enlevé par l'ange. Elle l'avait drogué, c'est pourquoi il avait l'air tellement ahuri. Et l'homme à terre était un pauvre type passant par là par hasard, frappé du sort d'amnésie par la puissante magie de l'être céleste. 

Une autre fois, il imaginait une histoire digne d'un théâtre de boulevard : le mari, l'amant, la maîtresse, un coup sur la tête du mari, l'amant qui fait coucou ! Et l'ange, la femme, "Ô ! Ciel ! Mon mari"... Un peu tiré par les cheveux. On peut d'ailleurs changer la configuration : le jeune amant, à qui la dame a mis un sale coup sur la tête et le mari, que son épouse ramène au foyer, manu militari, qui fait signe à son mignon, comme pour lui dire merci pour les bons moments.

Les messes sont longues et l'imagination, fertile. 

Jamais alors, il aurait imaginé que Saint Pierre, emprisonné par Hérode, soupçonné d'être complice du séditieux Jésus de Nazareth, aurait passé la nuit enchaîné, lamentable, à prier Dieu, pour finalement être sauvé par un ange qui viendrait au matin le libérer pendant que le garde, avec son casque et sa jupette romaine, faisait un somme. 

Elle est belle pourtant cette histoire : pleine d'espoir. On peut avoir peur, si l'on a la foi, on peut quand même être sauvé.  Parce que c'est difficile de croire et d'aimer, parce que la vie est faite de circonstances et que les geôles d'Hérode n'étaient sûrement pas une partie de plaisir...

Cela fait écho, aussi, à l'autre rédemption de Pierre, quand il  aura renié Jésus trois fois avant que le coq ne chante : on peut être lâche, on peut mentir, on peut se tromper et être sauvé. Toute l'humanité est là.

Mais le grand tableau, à tout jamais, resterait mystérieux, pour lui. C'était une énigme. Cela avait sans doute un sens profond et intime. Il ne savait toujours pas lequel, même 40 ans plus tard.