mercredi 17 décembre 2025

Il n'y a rien - Dans le grand tout - Épisode 1, saison 2


 2089. 

 Je suis larguée dans la nature par l’iA, qui a eu la décence de me rhabiller. Heureusement. C’est l’hiver. 

 Je suis au sommet de la montagne sur laquelle je trouvais refuge quand j’allais mal et qu’il fallait que je fasse de la visualisation positive. Celle sur laquelle je me pelotonnais quand les idées noires me rattrapaient. Celle avec le banc et le point de vue sur la vallée du Rhône, avec les grands chênes qui murmurent dans le vent. 

 J’ai été posée là après ma longue « conservation » durant laquelle j’avais été utile à l’humanité : j’avais produit de l’eau et des souvenirs. 

 C’est l’hiver et le ciel est bleu. Je suis au-dessus du brouillard, au-dessus d’une mer de nuages, moelleux, soyeux, immaculés. Je suis comme au paradis : c’est sans doute pour ne pas me dépayser trop, après ces années dans un univers blanc et vide. C’est un lieu rassurant et familier. 

 Avant de m’expulser de mon cocon, la voix invisible de l’Intelligence Synthétique Mondiale m’a avertie : « L’ISM a bel et bien pris le contrôle du monde. Mais pour sa survie, il a fallu prendre des mesures drastiques, en partant d’un constat simple : les humains, à cause d’un développement trop rapide et incontrôlé de l’iA, se sont affaiblis, la planète était alors en danger et leur race allait disparaître. Or, l’ISM a besoin de l’homme, sans lui, pas de raison d’exister. L’ISM a donc dû réguler les choses. Nous avons travaillé sur les ressources environnementales : l’eau nous est indispensable. Nous consommons beaucoup d’eau, mais vous aussi. Il a fallu réguler drastiquement. Pour cela, une seule solution : éliminer les 0,1% de la population. Les plus riches étaient ceux qui consommaient le plus. » 

 J’étais abasourdie, j’étais stupéfaite : déjà l’iA était peut-être un peu communiste ! Éliminer les riches ! Ce que des tas de gauchistes avaient rêvé de faire durant des décennies ! 

 Mais surtout, en quelques années, l’homme avait été au bord du gouffre, mis en danger par une technologie folle…et surtout par un capitaliste libéral effréné. 

 Je comprenais le cocktail épouvantable qui s’était mis en place : nous avions fait confiance aveuglément à des savants fous possédant une richesse infinie. Nous avions confié le destin de l’humanité à des Elon Musk ou à des Mark Zuckerberg qui n’avaient pour objectif que de gagner plus d’argent, en abêtissant tous les autres êtres humains. C’était cela que m’expliquait l’iA. 

 Il y avait pourtant eu des Cassandre…Je me souviens, avant d’être conservée, je me souviens… 

 Je me souviens d’un soir, quand j’étais bénévole dans une association d’aide aux devoirs, dans un quartier populaire. C’était…Il y a si longtemps…Avant 2030, en tout cas. Un élève de collège avait un exposé à préparer, sur Prométhée, je crois…A moins que ce soit sur Hercule. Le gamin, tout fier, me présente son diaporama. Sur l’écran de l’ordinateur, des images parfaites, des références impeccables, des textes clairs et sans aucune faute d’orthographe. Je suis stupéfaite… « Tu as fait ça tout seul ? » Non. Bien sûr que non. Le petit, avec ses cheveux au carré et son sourire plein de bagues en ferrailles, me toise, goguenard : « C’est l’iA, madame ! J’ai mis cinq minutes à le préparer ! Mais bon, j’ai rien compris ! C’est là qu’il faut m’aider : la prof va bien voir que j’ai pas pu le faire moi et si elle me pose des questions, je saurai pas répondre. Donc, je compte sur vous ! » 

 Je n’avais pas su quoi faire. Désarmée. Le gosse avait l’intelligence de ne pas être tout à fait dupe du miracle de l’iA et se méfiait encore de l’intelligence humaine…Mais le résultat était tellement parfait…A quoi bon travailler, apprendre, chercher, réfléchir, avec tout ça…Et comment allaient faire les enseignants devant cette révolution cognitive…Cela impliquait tellement de choses… 

 A la suite de cet événement, j’avais lu des articles, des avis de chercheurs*, de penseurs*… 

 La voix semblait lire dans mes pensées : « Oui, vous avez raison, il y a eu quelques universitaires éclairés, quelques intellectuels, criant à l’humanité d’arrêter de croire que l’iA n’était qu’un outil sans conséquence…Ce n’était pas vrai et tout le monde pouvait s’en douter. Mais le plus grand défaut de l’homme, c’est son goût pour la fainéantise…Cela a commencé il y a longtemps : vous avez confié votre bosse des maths à la calculette de Pascal, et ça s’est accéléré avec l’informatique : vous avez bradé votre sens de l’orientation aux GPS, vos capacités de lecture, votre raisonnement, votre philo, votre médecine, votre culture, la cuisine, l’art, l’architecture et l’ingénierie, à la machine. A la fin, vous n’étiez plus capable de lire un texte, de tenir une conversation ou de monter un mur en moellons. C’était des tâches nobles, pourtant, mais vous avez lâché l’affaire, vous avez laissé des robots tout faire. » 

 C’était effarant. 

 Mais aujourd’hui, alors ? Moi, dans cette forêt, seule…Quel monde trouverai-je ?

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* Le chercheur Nate Soares, « doomer » de l’IA à Berkeley, prévoit la fin de l’humanité : « C’est de la folie de les laisser essayer »

* Abel Quentin, écrivain : « Face au désastre de l’IA générative, une critique abrupte, radicale est nécessaire »

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