Je suis à la boulangerie. La dame devant moi n’a pas l’argent qu’il faut pour une baguette de cellulose protéinée. Les clients s’entassent dans la petite boutique et ils s’impatientent. Si elle ne peut pas payer, qu’elle se casse ! On n’a pas que ça à faire ! Et puis on paye, nous !
Je me tais. Je sors mon téléphone…J’hésite à faire un pas et à tendre mon appareil au-dessus du lecteur de carte, pour aider cette pauvre femme. Cela ne me coûterait pas grand-chose. Mais je suis dans un de ces rêves où je me sens empêchée. Je n’arrive pas à bouger. Comme quand vous êtes poursuivi et que vos pas semblent lourds et englués dans le sol.
L’impuissance.
La femme sort de la boutique sous les soupirs exaspérés des autres clients. J’ai honte, je n’ai pas agi.
Le rêve tourne à nouveau.
C’est le jour où je n’ai pas dit « Je t’aime ». Pourtant, j’avais la sensation d’avoir en face de moi la personne la plus importante de ma vie. J’avais la sensation que nos âmes communiaient et que sa présence était plus importante que celle de mon père et de ma mère. J’aurais voulu lui crier « Je t’aime », j’aurais voulu qu’elle soit mon mentor. Qu’elle m’accompagne et me soutienne. Mais je n’ai rien dit. Et il a fallu tuer cet amour en moi. Dans le rêve, pas de visage. Je ne me souviens plus de son nom. Je ne sais même plus si c’était un homme ou une femme, je ne sais plus si j’étais à la fac, à 20 ans, je ne sais plus si j’étais au collège à 12 ans, je ne sais plus si j’étais au travail à 40 ans. J’ai vécu cela, cette intensité et cette mort, si douloureuse. C’est la vie.
Le rêve tourne et tourne encore.
C’est le rêve des actes manqués. Il fallait que je dise oui. C’était quitte ou double. Ma vie en dépendait, précisément ce jour-là. Est-ce que je prendrais un train vers la gloire, est-ce que j’aurais l’audace de dire oui au destin ?
Plein de souvenirs s’enchaînent : je reçois un mail qui me dit « Nous vous invitons à présenter une conférence sur les usages numériques à Montpellier. » J’ai mis le mail dans la corbeille.
J’ai au téléphone un homme politique connu, d’un parti correspondant plutôt à mes convictions. Il me demande si je veux me présenter sous cette étiquette aux élections. J’ai dit que je n’étais pas prête, j’ai remercié et j’ai raccroché.
Je ne l’ai jamais su, mais j’ai été pressentie pour être présentatrice télé, chanteuse de bal, reporter pour un grand journal de la presse quotidienne. Mais au dernier moment, à chaque fois, cela s’était joué à peu. J’avais ripé, j’avais glissé, j’avais foiré.
C’est la vie. Ce sont les lignes de la main qui s’ouvrent et qui se referment.
Je cours sans pouvoir avancer, je suis dans une rue pleine d’un soleil de plomb et le goudron me colle aux baskets. J’ai peur, on va me rattraper, je n’arriverai pas à y échapper. Je tourne la tête, je vois derrière moi mon mentor qui s’éloigne, mes succès qui disparaissent, mes moments de gloire qui s’évanouissent.
La vie est courte. Je viens de passer 20 ans sur un sol souple et moelleux. 20 ans à refaire ma vie. Et voilà que je ressasse mes échecs. Il faut que je sorte de ce bourbier.
Après tout, c’est aussi cela l’humanité. Pour chaque geste solidaire que l’on n’a pas fait, il y a un acte dont on est fier. J’ai aidé mon prochain, j’ai participé au monde, j’ai eu mes gloires et mes succès.
Je me revois dans un supermarché en train de collecter des paquets de pâtes pour la banque alimentaire. Je me revois accueillant chez moi un couple de réfugiés climatiques du Bangladesh. Nous avons partagé, malgré la barrière de la langue, le pain de cellulose et l’eau rationnée, nous avons partagé les chants, les rires et les jeux. Je me revois sur une scène de théâtre, chantant "J’aime les gens qui doutent" devant ma mère, médusée, admirative, pleine d’amour.
L’humanité, ses hauts et ses bas. J’ouvre les yeux.
Lumière jaune. L’arc-en-ciel est presque complet.

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