Au cours de la journée, la petite place du centre ville s'était progressivement remplie.
C'était étonnant, puisque cette place, d'ordinaire, cernée de platanes centenaires, longée par la rivière, encadrée par le temple protestant et quelques commerces était surtout un lieu de passage, où flânaient les promeneurs de chiens, les retraités oisifs. Il y avait aussi ceux qui ne faisaient que passer, tête baissée, pressés par la vie, attendus à un rendez-vous. Et puis la cohorte des gens qui se rendent quelque part, le nez sur leur téléphone portable, perdu dans les nuages ou dans le cloud, ici mais déjà ailleurs.
C'était très différent, ce jour-là. Depuis le matin, alors que le soleil de juillet était doux, des hommes et des femmes, tous très différents, étaient venus et s'étaient assis sur les bancs, sur les marches du temple, sur les pelouses et même sur le sol.
C'était une foule. Vers midi, ils étaient déjà une bonne centaine. Il n'avait ni tract, ni banderole. Ils ne semblaient aucunement avoir une revendication. Ils étaient paisibles.
J'observais cela du haut de ma fenêtre. En me levant, comme chaque jour, j'ai jeté un œil au ciel, pour constater qu'il n'était ni bon, ni mauvais. Une petite clarté perçait un voile nuageux. Je pris mon café sur le balcon : la température le permettait. Chaque jour, je contemple le ballet de mes contemporains. Ce couple, par exemple, dont la dame toujours élégante tire son caddie, suivie de son mari un peu las, les mains dans le dos. Ou encore cette mamie portant la même blouse que celle de ma grand-mère et rentrant d'un pas vif, chaque matin, avec une baguette et son journal sous le bras. Rien qu'en observant la vigueur du pas, je pouvais savoir si elle avait bien dormi ou pas. Il y avait aussi Chantal, été comme hiver en sabots sans chaussette, tirant sur la laisse de son gros chien noir mal réveillé. Et puis cet homme attendant le bus, régulier comme un coucou, tirant fort sur sa cigarette électronique et propulsant dans l'air du matin de longs panaches.
Mais ce matin-là, en plus de mes clients habituels, j'observais déjà des gens assis ça et là, des gens que je voyais pour la première fois.
Il y avait un barbu, baraqué, le dos contre la façade du temple, les mains dans les poches. Lui, je l'avais vu arriver. Il conduisait une Twingo noire, une vieille bagnole, mais rénovée. Je me suis dit, tiens, un hipster, c'est quelque chose qui ne court pas les rues, chez nous. Et en sortant de sa voiture, au lieu de se diriger vers la boulangerie, il s'est posé là et il n'a plus bougé. Je n'y ai pas prêté plus attention. Il prenait le soleil, attendait quelqu'un, était peut-être en avance pour un enterrement qui aurait lieu plus tard au temple...Qui sait ? Je pensais déjà à autre chose, en rentrant avec ma tasse vide.
Plus tard dans la matinée, j'ai sorti mon chien. Comme chaque matin, durant mes vacances, je savais que je rencontrerai Pierre, Paul ou Jacques, les voisins, les amis, les connaissances. Avoir un chien permet de créer des liens uniques : une caresse pour l'animal, un mot pour la patronne, on parle de la pluie, du beau temps, de l'actualité ou des travaux en ville. Mais en sortant, ce qui m'a frappé, c'est que le hipster était encore là. Toujours planté comme un flamand rose, sur une jambe, l'autre repliée contre le mur du temple.
Et tout autour, une dame voilée, toute de beige vêtue et une femme en tailleur rose, les jambes croisées, élégamment, partageant le même banc. Un peu plus loin, un papi appuyé sur sa canne, trois ados à scolioses, recroquevillés sur leur portable, un jeune homme unijambiste dans un fauteuil roulant. Un punk à chien, une bonne sœur, un ouvrier, entre deux âges, mal rasé, avec des chaussures de sécurité...
Toute une population que je ne connaissais pas et qui ne se ressemblait pas.
J'ai croisé un de ces gars qui passent leur vie à sillonner le quartier, un de ceux qui naviguent entre le PMU et le bureau de tabac et qui connaissent par cœur les rues, les cours, les squares et les habitants. J'adore ces types, ils incarnent souvent l'âme d'une ville. Celui-là me salue toujours vigoureusement avec un commentaire sur le temps qu'il fait, et un grand sourire. "Vous savez ce qui se passe ?" lui ai-je demandé, en désignant d'un coup de menton l'attroupement qui commençait à drôlement grossir devant le temple. Il m'a confirmé : "Jamais vu ces gens-là...un enterrement au temple ?" Et puis on a conclu qu'ils n'avaient pas l'air de se connaître les uns les autres, ne communiquant pas entre eux. S'ils étaient venus au même enterrement, ils parleraient, non ?
Je suis rentrée fissa, vers midi moins cinq, parce que le temps s'était gâté : il s'est mis à pleuvoir de grosses gouttes, une belle radée d'été, qui fit remonter du bitume chaud cette odeur nostalgique de pétrichor.
Je n'ai pas déjeuner sur le balcon. J'ai même refermé la fenêtre, parce que la fraîcheur me faisait frissonner.
Plus tard, c'est à nouveau avec un café à la main, que je me suis mise devant la fenêtre. J'eus du mal à le croire : le hipster était toujours là, avec une foule encore plus grande. Ceux qui étaient là avant l'averse n'avaient pas bougé : leurs cheveux, leurs vêtements, tout dégoulinait encore. La pluie avait cessé et d'autres inconnus avait rejoint le lieu : les nouveaux étaient secs. Ils adoptaient la même attitude impassibles, muets, immobiles, les yeux dans le vague.
Je commençais à trouver cela très perturbant. Je me demandais même si je n'allais pas appeler la police. Peut-être la police municipale, d'abord, pour qu'ils se renseignent, pour qu'ils me rassurent. J'aurais pu aller demander, c'est vrai. J'aurais pu tenter de communiquer avec ces gens. Mais j'avais peur. Je me disais que de toute façon, les caméras de vidéosurveillance avaient sans doute repéré ce drôle de manège.
Pourquoi restaient-ils là, sans rien faire ? Il y avait ce grand au look et au physique de basketteur, cette femme avec son tout petit chien dans les bras, il y avait cette mère de famille avec une jupe plissée qui faisait lentement rouler sa poussette dans un va et vient régulier et interminable. Ils avaient l'air de robots, de zombies...Leurs visages n'exprimaient rien.
Quand vint le soir, il me sembla qu'ils étaient encore beaucoup plus nombreux : des gens qui avaient l'air si "normaux", si banals, et qui pourtant inspiraient la crainte, par leur nombre, par leur présence immobile.
Je devais ressortir mon chien : tout l'après-midi, j'avais repoussé ce moment, postée à ma fenêtre, incapable de détacher mon regard de cette foule qui grossissait sans cesse. Les gens arrivaient en voiture, ils étaient déposés là par un automobiliste qui repartait en faisant un signe de la main. Toujours des voitures différentes, là encore rien que de très "normal". Certains venaient en bus. Toutes les places de parking du secteur étaient désormais occupées.
Mon chien réclamait et grognait pour sortir. Je n'avais plus le choix.
En poussant la porte de mon immeuble, je me rendis compte qu'il y avait du monde jusque là, sous mon porche. Un type bedonnant, 70 ans, avec un beau collier de barbe blanche et une petite femme nerveuse d''une cinquantaine d'année, coupe au carré se rongeant les ongles. J'ai bredouillé un "Bonjour...euh...bonsoir...pardon...Je...vous voulez entrer dans..." Leurs regards sont passé au travers de moi, comme si j'avais été transparente et ils ne m'ont pas répondu autrement que par un petit non de la tête.
J'ai tiré mon chien qui reniflait ces malpolis. On a continué, doucement, se frayant un passage parmi la foule amassée. J'avais l'impression de traverser le public d'un festival ou la foule des grands jours d'un marché animé, ou encore la cohorte des anonymes célébrant la nouvelle année sur les Champs Élysées. Sauf qu'ici, la foule n'avait pas la ferveur et l'ivresse des festivaliers. Ils n'avaient pas la joie tranquille des famille faisant le marché. Ils n'étaient pas mus par l'exaltation d'un grand soir. Non. Ils étaient silencieux, distants, froids comme la glace. Presque menaçants. Mon chien semblait le seul être véritablement vivant au milieu de ces piliers. Et je n'en menais pas large.
(Demain, la suite...)
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