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dimanche 12 janvier 2014

Rire

On ne sait plus vraiment quand, ni comment, ni pourquoi, mais tout le monde prit conscience quasiment en même temps d'un manque cruel : le manque de rire.

Moi, c'était un samedi matin alors que j'étais obligée d'aller faire des courses dans un supermarché. D'ordinaire, je m'organise toujours pour faire cette corvée en semaine, en pleine journée : il y a moins de monde. Là, évidemment, c'était bondé. Des vieux partout, comme s'ils n'avaient pas d'autres moments pour venir encombrer les caisses et gêner les jeunes qui bossent et qui n'ont pas le choix que de venir le week-end.

Ces vieux.

Dès le parking et sous la pluie, j'étais agacée, irritée, fulminante.

Et puis en rentrant dans le magasin, c'est un gamin, juché sur le caddie de sa mère qui m'a vrillé les oreilles. Il hurlait pour avoir je ne sais quel jeu vidéo. Sa mère ne disait rien, le regard vague, blasé, dépassé. Ces jeunes à qui on passe tout, à qui on donne tout et qui en veulent encore.

Ces jeunes.

Au milieu de ce qui ressemble à un enfer, soudain, la machinerie implacable de la feuille de salade sous la semelle mouillée : je glisse, me rattrape à un empilement de papier hygiénique qui s'écroule, m'offrant un matelas, certes douillet, mais un peu ridicule, tout de même. Mon caddie, lancé à pleine allure dans le mouvement désordonné de ma chute, va finir sa course contre la mère dépressive dont le fils, hurlant encore quelques millièmes de seconde plus tôt, part dans un grand rire. Un vrai grand rire : irrépressible, fou, sans explication précise. La mécanique plaquée sur du vivant.

C'est là, nichée dans le PQ, sous le regard hilare de cet enfant, bientôt rejoint par la moitié des clients du magasin, que je me rendis compte que je n'avais pas ri franchement, comme ça, depuis des semaines. Cette prise de conscience dura quelques secondes. Je me relevai, énervée, désolée, honteuse. Après le rageur "Non, je n'ai rien, vous en faites surtout pas, putain !", que je grinçai entre mes dents, je m'en fus, par politesse auprès de la pauvre femme au foyer désespérée pour m'assurer qu'elle allait bien et pour m'excuser. Son fils de 7 ans s'était remis à hurler pour se faire offrir GTA. La mère me regarda, ses yeux pâles et cernés n'exprimant rien et glissa, fielleuse : "Pourriez faire gaffe, putain !" et fila au rayon PS3 pour calmer son fils.

Je n'avais rien, mais j'étais encore plus furax qu'en entrant dans le magasin.

Pourtant je venais de rencontrer le "vrai rire", celui qui vous secoue le plexus. Et j'avais pris conscience qu'il n'existait presque plus dans notre vie, depuis quelques temps. Pourtant, la télé regorgeait d'humoristes, de séries comiques, de sketchs, de billets d'humeurs, d'émissions de gags...Internet nous abreuvait de "lol", de "mdr" et de "ptdr". Les "lolcats" faisaient le plein de "vues" sur youtube, des millions de vues, pour ces petites vidéos de chats. Amusant. Mais était-ce vraiment marrant ?

C'était comme si l'on cherchait à tout prix à rire, à éprouver à nouveau cette sensation de bonde qui lâche, là, juste au creux de l'estomac. Comme ce grand rire d'enfant, dans le magasin. On cherchait sans trouver.

A la télé, en fait, le rire n'était pas autre chose que le sarcasme, le cynisme, le grincement. Sur internet, c'était dans le meilleur des cas, le sourire et la moquerie.

Il fallait du ridicule et de la victime.

On lisait pourtant partout des articles vantant les bienfaits du rire : le rire bon à la santé, contre l'hypertension, contre les rides, contre les cors au pied...Il fallait rire au moins 15 minutes par jour, il fallait rire dans son couple, il fallait rire contre le stress. Mais personne ne savait plus à quand remontait son dernier éclat de rire.

Nous étions passé à l'ère du non-rire. Cette prise de conscience personnelle coïncida avec celle de beaucoup de monde. On s'en rendit compte quelques temps plus tard. Sous la surveillance de neuro-psychologues, de sociologues, de spécialistes de Bergson, on se mit à faire des relevés : quand avez-vous vraiment rit la dernière fois ? Quand avez-vous vu quelqu'un rire vraiment pour la dernière fois ? Ce rire dura-t-il ? Combien de temps ?...

Le bilan était sans appel : catastrophique. Les humoristes ironisaient sur le sujet, mais cela ne faisait rire personne, bien sûr. Les humoristes ne faisaient plus rire personne depuis très longtemps d'ailleurs. Même les enfants des écoles disaient des choses comme "Kev' Adam ? ça saoule, Kev' Adam !" et se remettaient à jouer à GTA.

Petit à petit, on découvrit l'étendue des dégâts : les spécialistes des muscles faciaux avaient constaté l'atrophie des zygomatiques, les producteurs des films tels que Dany Boom se désespéraient tout en faisant valoir leurs derniers succès - remontant souvent au tout début des années 2000 et même, de bien avant - comme étant des chefs d’œuvres, des monuments historiques du rire, ceux d'avant la crise, ceux d'avant que les hommes désapprennent le fou rire. Les chaînes de télé ne faisaient plus recette en rediffusant Le Corniaud ou La Soupe aux choux qui étaient pourtant des valeurs sûres depuis des dizaines d'années.

C'est alors qu'un matin triste de novembre, tous les éditorialistes - de l'Huma au Figaro, en passant par ceux des radios périphériques et des télés d'info en continu - se mirent à dire, en coeur que "Puisque le rire est le propre de l'homme, comme disait Rabelais, alors, l'homme n'est plus."

Cette connerie nous fit bien rire. Heureusement qu'il restait les éditorialistes.

CC