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mardi 31 octobre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 8

VIII 

C’était ma voisine. Je n’avais plus pensé à elle depuis son appel inquiétant de la veille. Mon égoïsme, sans doute.

Jennifer était revenue en catastrophe, avec ses valises, avec ses plaintes, ses lamentations et ses yeux rougis par les pleurs. Elle m’annonça – j’aurais pu le deviner – qu’elle avait rompu avec son fiancé. Confuse, elle m’a expliqué qu’il n’était plus le même que dans ses souvenirs. Elle s’était créé une mémoire parallèle, en vérité : elle l’imaginait intelligent, prévenant, plein d’humour. Il était froid, prosaïque, brutal. Elle s’en était rendue compte autour de la table familiale, sous le sapin, et dans son lit. Pas un brin de conversation, à propos de l’actualité ou sur la vie. Il lui avait offert des places pour un spectacle de Laurent Gerra, comble du mauvais goût. Et il lui avait fait l’amour sans un mot, rapidement, sans tendresse et sans passion, avant de se tourner vers le mur pour s’endormir. Elle avait eu le sentiment d’être prise au piège : ses parents appréciaient son petit ami, c’était Noël…Elle pensait qu’on ne pouvait pas rompre dans une situation pareille. Et puis, lors du repas de midi, il avait suggéré qu’il voterait pour l’extrême droite aux prochaines élections. La goutte d’eau dans la coupe – de champagne – trop pleine. Elle s’était levée sans un mot, elle avait filé dans sa chambre pour faire sa valise. Quatre heures grises et gelées plus tard, avec quelques pauses dans des stations d’autoroute désertes, pour pleurer dans des toilettes à l’hygiène douteuse, elle débarquait dans mon salon.

Je lui ai fait un thé, je l’ai écoutée. Quoi faire de plus ? Je n’ai pas trouvé les mots. Je lui ai rappelé notre conversation de la veille : « Tu vois, j’ai l’air beaucoup moins sympathique en vrai… »

Elle a souri. Elle m’a dit que j’avais au moins de l’humour et que ce n’était déjà pas mal. Elle m’a dit que conduire seule lui avait permis de faire le point : elle avait réfléchi aux moyens de refaire sa vie, de repartir à zéro. Et puis l’argent laissé par Monsieur Ninne avait été décisif, aussi. Elle se disait qu’elle avait la chance d’avoir un travail, certes exigeant, mais lui laissant du temps, et pas si mal payé : elle pouvait subvenir à ses besoins, à son loyer, qu’elle pouvait même mettre un peu de côté pour voir venir, qu’elle aimait bien son petit appartement. Être loin de sa famille était une chance. Elle hésitait à s’inscrire sur un site de rencontres. Elle pouvait aussi laisser faire le hasard, rencontrer quelqu’un…à l’ancienne. Et est-ce qu’elle avait besoin à tout prix d’être avec quelqu’un ? Est-ce qu’on n’était pas mieux toute seule ? Elle semblait réfléchir à haute voix, mais ces questions m’interpelaient aussi.

Être seule…Je n’ai jamais vécu en couple. J’ai toujours eu peur de me perdre. Je lui ai dit cela. Elle m’a regardée, sceptique. Je me suis posée soudain la question : est-ce que je m’étais trouvée pour autant ? Rien de moins sûr ! Je me suis alors embourbée dans des justifications coupables : « J’ai eu des occasions, j’ai même failli franchir le pas, avec un gars, juste après la fac. Il était sympa, mais ce n’était pas le grand amour. J’avais le temps…Je croyais que j’avais le temps. Je ne savais pas que ça passerait si vite. J’ai laissé la relation mourir. J’ai fait ma vie. Mon indépendance, voilà tout ce qui m’importait. Je ne dis pas qu’un peu de tendresse ou…de sexe ne me manquait pas. Mais…ma réplique préférée quand on m’invitait au resto, c’était « Je suis solvable » au moment de l’addition. Et je sortais ma carte bleue. Je crois que ça faisait fuir les prétendants… »

Jennifer m’a jeté un regard plein de pitié.

« Mais c’était l’époque aussi. Et ma mère…Elle était une femme libre. A son époque, on se mariait, c’était comme ça, mais elle a vécu une vie épanouie. Je t’ai déjà dit qu’elle avait eu des tas d’amants ? C’était une féministe. Elle m’a toujours poussée à être indépendante. Mais en même temps…elle me reprochait d’être seule et de ne pas lui avoir offert des petits enfants…Et puis elle était libre, mais elle semblait si malheureuse, il me semble que je ne l’ai jamais vue vraiment heureuse, surtout depuis la mort de sa mère, quand j’avais 12 ou 13 ans. Quand j’y pense…Elle me voulait libre mais elle voulait que je me case et que je fasse des gamins… »

« Injonction contradictoire », a soufflé ma voisine. Oui. Un sacré paradoxe. D’ailleurs, je ne lui parlais jamais de ma vie sentimentale. Comme si j’avais eu honte de mes quelques aventures sans lendemain...Ma mère tenait trop de place dans ma vie. Et puis il y avait aussi mon incertitude quant à mes préférences sexuelles.

« Mais je ne suis pas le sujet principal, ce soir ! C’est toi qui doit parler : vide ton sac, pleure, si ça te fait du bien. Tu viens de vivre un Noël épouvantable… »

Nous avions besoin d’autre chose que du thé. J’ai cherché dans mes réserves et c’est une bouteille de Chablis qui m’est tombée sous la main. Et nous avons passé du temps à parler de mon passé et de son avenir.

Mes souvenirs déconfits la faisaient rire. J’avais eu si peu d’aventures, finalement. J’ai raconté cette histoire avec ce type, à la fac qui pensait que le clitoris était un mythe inventé par les féministes. Et cet autre qui était persuadé que les femmes ressentaient un orgasme plus puissant que les hommes et qui me questionnait pendant des heures après nos ébats pour mieux comprendre le plaisir féminin. Touchant, mais épuisant.

Et aussi, et surtout…cet interlude heureux quand j’avais trente ans, avec une femme belle et fougueuse, mais tellement mariée, tellement coincée dans les tabous de la société. Elle n’avait pas voulu abandonner son confort bourgeois et je lui en avais voulu longtemps.

Elle m’a raconté ses premières expériences, au lycée, avec un garçon timide et maladroit, sentimental, débordé par ses émotions, qu’elle n’avait pas pu dompter, selon ses mots, parce qu’il vivait tout trop intensément et que ça la fatiguait…Et la rencontre avec son tout nouveau ex-fiancé. Elle l’avait connu quand elle passait le CAPES. Il était surveillant dans un des lycées dans lequel elle avait fait un stage. Il était beau, il avait cette allure un peu bohème d’étudiant éternel, dégingandé, mal fagoté, mais avec beaucoup de style. Il disait qu’il était en socio. Elle a découvert depuis qu’il était à Pôle Emploi et qu’il avait arrêté ses études en deuxième année de licence. Il l’emmenait faire la fête aux soirées du jeudi, dans des grands hangars à la périphérie de la ville, l’alcool coulait à flot et il lui semblait qu’elle vivait enfin une jeunesse qui lui avait échappé jusque là. Ils avaient tenté de cohabiter un peu, avant qu’elle ait sa mutation à 400 kilomètres de lui. Alors les liens s’étaient inévitablement distendus, même si elle avait continué de vouloir y croire. C’était voué à l’échec, bien évidemment. Elle s’en rendait compte avec beaucoup de clarté, maintenant. Mais ses parents y avaient cru. Ils avaient beaucoup investi là-dessus : ils invitaient souvent leur futur gendre, ils proposaient même de l’héberger de temps en temps. Et Jennifer avait compris petit à petit qu’elle était piégée.

Je l’ai félicitée pour le courage dont elle faisait preuve. Une rupture comme celle-ci était la preuve d’une grande maturité, d’une liberté que j’admirais. Personnellement, je n’avais jamais su rompre les liens tellement aliénants que nos parents tissent avec nous. Ma mère m’empoissonnait toujours la vie, même sur son lit de mort.

Je lui ai expliqué que j’avais passé ma matinée à son chevet, la croyant mourante. Elle a été désolée pour moi, mais elle n’était pas tellement à mon deuil.

Elle a tout de même conclu en disant que je venais d’abandonner mon travail, sur un coup de tête, à 45 ans, sans être sûre de ce qui m’attendait…Que moi aussi, j’avais un sacré courage. Tiens ? Comme me l’avait déjà dit Rasier quelques heures plus tôt. Cette répétition m’a minée, comme si on m’avait porté un coup. Qu’allais-je devenir ? Pourquoi avais-je fait cette connerie ?

Mais elle ne voulait penser qu’à elle, être totalement à son chagrin, ce soir-là. C’était bien compréhensible. Alors je l’ai laissée rejoindre son appartement.

J’ai connu à nouveau un grand abattement. Il était dix-neuf heures et j’avais ce désespoir qui nous prend parfois le dimanche soir. Cette sensation de vide et cette inquiétude vertigineuse face à l’immensité des tâches à accomplir pendant la semaine qui vient. J’avais devant moi le reste de ma vie. Je n’avais pas pleinement conscience de ce qu’il me restait à accomplir, mais je me demandais si j’aurais la force d’y parvenir. Tout se bousculait. Je ne savais pas quelles étaient mes priorités. J’avais entendu souvent que c’était lorsqu’on se laissait déborder et qu’on ne savait plus par où commencer qu’on tombait en dépression. J’étais toujours au bord du gouffre et il fallait que je réagisse.

J’ai allumé la télé pour faire du bruit. J’ai pris mon ordinateur sur mes genoux. J’ai commencé à jouer à Candy Crush, par réflexe, et j’ai consulté mes mails, machinalement. On m’avait écrit.

lundi 30 octobre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 7

VII 

C’était la maison de retraite. J’ai tout de suite pensé que quelque chose de grave se passait. Le ton de l’infirmière de garde, au bout du fil, était grave.

« Madame, nous avons la peine de vous annoncer que votre mère est au plus mal. Il faut que vous veniez rapidement. Nous sommes vraiment désolés de vous appeler si tôt, un jour de Noël, en plus, mais son état a empiré rapidement. Elle refuse de s’alimenter depuis deux jours déjà et elle arrache la perfusion et elle rejette tout ce qu’on peut lui donner…C’est son corps qui ne veut plus… »

J’étais encore un peu comateuse, j’étais surtout abasourdie. Mais surprise, pas tellement. Nous l’avions vue, avec Jennifer quelques jours auparavant : elle était déjà inconsciente, semblant dormir, assommée de médicaments. J’avais eu le sentiment qu’elle partait déjà.

Je me suis précipitée à la maison de retraite. En ce jour férié, c’était service minimum. Une infirmière de garde pour toute la maison et une aide soignante. La directrice préparait sa dinde à la maison. Elle serait revenue en cas d’urgence, mais en fait, il n’y avait rien d’extraordinaire dans l’agonie d’une vieille dame souffrant de la maladie d’Alzheimer.

L’infirmière était un peu amère : elle pensait sans doute passer une garde de Noël un peu tranquille. Mais c’était aussi pour cela qu’elle m’avait appelée : j’allais veiller ma mère pendant qu’elle administrerait cachets et soins aux autres patients.

Alors je suis restée près de cette femme que je ne reconnaissais plus, cette femme à la bouche entre-ouverte, au visage émacié, aux yeux clos. Elle respirait difficilement et avait de temps à autre des moments d’agitation qui semblaient douloureux. Elle remuait soudain, tirait sur les fils qui la reliait à la perfusion et aux appareils qui bipaient autour d’elle. Les bips s’accéléraient alors et les chiffres qui s’affichaient sur les cadrans passaient du vert au rouge. Je m’affolais à chaque fois, ne sachant quoi faire, sortant un instant dans le couloir désert, appelant dans le vide, revenant dans la chambre pour constater que tout était à nouveau calme. Personne n’était là pour me rassurer. Je suis restée ainsi deux heures, seule, puis l’infirmière est revenue. Elle a vérifié les données sur les cadrans des machines, elle a pris la température de la souffrante, elle a pris sa tension. Elle m’a expliqué qu’en ce jour de Noël, le docteur ne faisait pas de passage à la maison de retraite. Qu’elle devait courir partout, qu’elle n’avait pas fait pipi depuis 4h30. Il était 9h et elle était exténuée. Elle m’a soufflé qu’elle avait été un peu pessimiste à propos de ma mère. Qu’elle survivrait sans doute encore quelques jours. Mais que l’issue était proche, de toute façon.

Elle m’a encouragée à rentrer chez moi, elle m’a serré la main avant de retourner dans son bureau pour préparer les piluliers pour la suite de la journée et pour transmettre les informations à sa collègue.

J’ai d’abord traîné un peu dans l’hospice, au hasard des couloirs. Tout semblait mort. J’ai pensé à moi, à plus tard, à ce que serait ma fin de vie. A la façon dont il faudrait l’anticiper, la préparer, faire en sorte que personne n’ait à prendre des mesures d’urgence pour m’incarcérer dans ce genre d’endroit. J’ai même été effleurée par l’idée du suicide. Je me suis dit : si je dois commencer à perdre la tête, alors autant mourir. J’ai pensé à ces premiers moments durant lesquels la mémoire de maman avait fait défaut. Aux moments de lucidité, par rapport à ces manquements. J’ai songé au vide qui devait s’ouvrir sous ses pieds quand elle devait se rendre compte qu’elle ne se souvenait plus des noms, des lieux, des visages. Si cela devait m’arriver, je profiterais d’un instant de discernement pour mettre fin à mes jours. Je pensais cela, mais je n’avais pas vraiment l’impression que je pourrais le faire, le moment venu. Ce serait sans doute l’espoir, l’indestructible espoir, le stupide espoir qui me ferait faillir.

En sortant, en ce petit matin grisâtre de Noël, j’ai traîné les pieds dans les rues vides. De quelques fenêtres, s’échappaient des fumets délicieux : dans les cuisines, on désossait, on découpait, on faisait blanchir, puis blondir et dorer, on rissolait, et on faisait rôtir, on assaisonnait, on surveillait la cuisson, on dressait de belles tables, on mettait une dernière touche au sapin, à la hâte, et on emballait les derniers cadeaux…C’était une sorte de frénésie dont ne s’échappaient que quelques bribes au dehors. Noël participe à ce grand mouvement de repli sur soi, sur l’intérieur. Le fameux cocooning des émissions de déco et des réseaux sociaux. On va se bâfrer et s’offrir des cadeaux hors de prix, qu’on revendra dès le lendemain sur internet, on va gaspiller autant qu’il est possible, à s’en faire exploser l’estomac et on va faire comme si l’on aimait ça.

Et je resterais encore seule à la maison. J’essayerais de lire un peu, je ne ferais pas de festin, je sortirais peut-être des albums photos pour revoir les Noëls de mon enfance…

C’est avec ces pensées que mes pas m’ont conduite, contre ma volonté jusqu’à l’appartement de ma mère. J’avais les clés dans le fond de mon sac, alors je suis entrée.

Dans cet appartement un peu vieillot qui sentait le renfermé – j’en ai profité pour aérer un peu –, j’ai retrouvé maman.

J’ai retrouvé son odeur et ses habitudes, l’émotion m’a saisie dans la cuisine, devant ces meubles en formica. Noël avec ma mère, avec celle qui n’était plus, celle du passé, pas celle que j’avais quittée quelques instants plus tôt dans cette maison de mort.

Tout était encore comme si quelqu’un vivait dans ces lieux. C’était à peine si un peu de poussière venait recouvrir d’un voile pudique les meubles et les bibelots. Je me suis effondrée dans le fauteuil hors de prix que j’avais acheté peu de temps avant qu’elle parte en maison de retraite. Un fauteuil électrique qui permettait de se relever facilement. Elle l’avait utilisé trois ou quatre fois, tout au plus, à chaque fois en ma présence, parce que je l’obligeais à s’installer là : elle avait le réflexe de toujours s’affaler sur le divan en velours à fleurs que j’avais l’impression d’avoir toujours vu. Mais j’insistais, parce qu’il me semblait qu’elle serait mieux et surtout parce que je ne voulais pas que ce soit dit que j’avais dépensé cet argent pour rien.

J’ai attrapé le livre qui traînait sur la table basse : il devait être là depuis des années, cet exemplaire Des Grives aux loups de Michelet, acheté à France Loisirs. Ma mère a toujours adoré les sagas familiales qui savent raconter notre pays à travers l’histoire de simples gens…Moi aussi, dans le fond. Il y a quelques temps, avant qu’elle quitte son appartement, je lui avais offert Le Crépuscule d’un monde d’Yves Turbergue. Elle avait beaucoup aimé. Elle avait revécu un morceau de ses années de femme et de mère, je crois. Elle avait comme rajeuni. Déjà, elle ne savait plus tellement où elle était, à quelle époque, dans quel monde. Un crépuscule, pour elle aussi.

Recroquevillée, pelotonnée, caparaçonnée dans le confortable fauteuil pour vieux, j’ai feuilleté l’ouvrage des années 80 à la couverture cartonnée et je suis retombée dedans, comme la première fois que je l’avais lu. Je me suis absorbée dans la lecture. Je m’y suis noyée délicieusement et je n’ai pas vu le temps passer. J’ai seulement vu la lumière du jour baisser doucement et c’est à regret que je suis sortie du cocon de l’appartement maternel, sur la pointe des pieds.

J’ai regagné mon morne intérieur. Il a fallu que je trouve à manger, je n’avais rien avalé de la journée : je somatisais, peut-être, je faisais comme ma mère… Non, en fait, je mourais de faim. J’ai fait un bouillon à l’oignon avec des vermicelles. C’est le plat réconfortant et régressif par excellence. J’avais tellement besoin de réconfort. Ma mère était mal en point, la maison de retraite était en flux tendu, bien capable de ne pas se rendre compte de sa mort si elle y passait…J’avais l’impression d’être inutile, chez moi…J’ai tenté d’appeler. L’infirmière devait courir partout sans prendre le temps de répondre au téléphone. Alors j’ai abandonné, en ne gardant qu’un méchant sentiment de culpabilité.

Et voilà qu’on tambourinait à ma porte, qu’on me dérangeait encore, pour la sixième fois depuis la veille.

dimanche 29 octobre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 6

VI 

Je me suis assoupie, mais mon sommeil était troublé, émaillé de cauchemars dans lesquels j’avais du mal à faire la part entre le vrai et le faux : effet secondaire notoire de cette poudre que j’avais sniffée. J’ai eu l’impression d’être à la fois très jeune et très âgée, de revivre des pans entiers de ma vie. La fac précédait mon entrée en maternelle, tout se mélangeait. Cette drogue expérimentale n’était pas au point : il faudrait que j’en parle aux deux gamins. Si jamais j’avais l’occasion de les revoir. J’avais un peu l’impression de ne les avoir jamais rencontrés. Ou alors dans un rêve.

J’ai ouvert plusieurs fois les yeux et le cadran de mon radio réveil semblait égrainer très lentement les minutes. Le temps présent était d’une langueur infinie, en comparaison avec les voyages temporels qui s’accéléraient. Cette nuit de Noël était incroyable. J’ai eu l’impression d’y revivre ma vie entière, plusieurs fois.

Je me suis revue dans des situations tout à fait banales et sans intérêt : dans le petit supermarché en bas de mon studio d’étudiante, quand je comptais l’argent avant d’acheter des plats préparés, quand je faisais mes devoirs avec ma mère, et que j’avais tellement de mal à retenir mes tables de multiplications. J’ai revécu le début de mon eczéma chronique à 12 ou 13 ans, les séances chez le dermato et les crèmes inefficaces. J’ai revu aussi des moments plus importants – mais l’importance en est discutable – des moments qu’il ne me semblait pas avoir oubliés. Mais ils me semblaient toujours vus sous un angle que je n’avais pas envisagé : la mort de ma grand-mère, par exemple, qui fut un événement considérable dans ma vie. J’avais 12 ans et cette femme était pour moi une seconde mère. Elle était un modèle en vérité. C’était une femme forte, dans tous les sens du terme : elle était bâtie comme un homme, elle faisait les travaux de la ferme aussi bien que son mari. Mais c’était aussi un caractère : elle avait une voix de stentor, elle dirigeait son foyer. C’était elle qui tenait la maison. J’ai revécu sa mort : elle était hospitalisée depuis quelques semaines déjà. Une pneumonie, puis une pleurésie et une faiblesse cardiaque générale qui aurait raison d’elle. Elle était très affaiblie et je demandais à mes parents de m’emmener auprès d’elle aussi souvent que possible. Je ne voulais pas la perdre. Dans ma vision, par contre, je n’étais pas du tout sensible à ma propre peine. Je ne voyais que ma mère. Les yeux de ma mère. Il m’est apparu que depuis cette mort, ma mère n’a plus jamais eu les mêmes yeux. Comme s’ils avaient pâli. Comme s’ils s’étaient effacés. Ma mère avait commencé à disparaître à la mort de sa propre mère. Comme si elle avait perdu une énergie vitale. Ses cheveux avaient blanchi aussi. Cela avait commencé à cette époque et cela m’apparaissait clairement maintenant : l’infinie tristesse de mère m’a sautée au visage. Comme si elle était devenue beaucoup plus fragile à ce moment et qu’il avait fallu que je l’épargne, que je la protège, au prix du sacrifice de ma propre vie.

Ma mère était très présente dans mes retours vers le passé. Je l’ai revue dans des situations que j’avais oubliées. Notamment les moments de ma toute prime jeunesse : il est étrange de se voir sur une table à langer ou de refaire ses premiers pas, de se sentir pour la première fois tenir sur un vélo, nager avec des brassards, ou sur un manège. J’ai eu parfois le sentiment d’avoir eu une enfance heureuse. Mais ma mère, toujours, me semblait lointaine, perdue, ailleurs. Comme si elle faisait les gestes qu’on attendait d’une bonne mère, comme si elle avait lu un manuel pour être une maman parfaite, mais sans en avoir la conviction, sans s’impliquer vraiment.

J’ai eu quelques visions dans lesquelles elle semblait plus épanouie : c’était toujours dans des moments où des hommes qui m’étaient inconnus la rencontraient. Un après-midi au parc, alors que je semblais savoir courir depuis peu, elle avait passé son temps à discuter avec un jeune homme souriant, en me surveillant vaguement du coin de l’œil. Une autre fois, dans un grand magasin, sans lâcher ma main, elle avait fait du shopping avec un autre gars qui semblait adorable. Elle avait les yeux pétillants de bonheur. Rien à voir avec le quotidien.

Vers quatre heures du matin, j’ai eu l’impression d’avoir à nouveau les idées claires. Peut-être que l’effet du produit se dissipait enfin. Mais les traces laissées par ces voyages spatio-temporels seraient durables. Il me semblait avoir vraiment revécu – comme quand on est sur le point de mourir ? – toute mon existence, mais avec un point de vue différent. Comme si j’avais réussi à sortir de moi-même, à prendre conscience de ce que je fus et de ce que je suis.

C’est le lien avec ma mère qui semblait être au cœur de toutes mes visions. Le gamin avait eu raison : ce médicament pourrait éviter aux patients de longues séances de psychothérapie.

Les yeux grands ouverts, fixant le plafond, j’ai attendu que le temps passe, comme quand j’étais malade, enfant, et que j’imaginais des animaux, des nuages et des cartes au trésor dessinés sur les lattes de bois. Mais lorsque j’étais enfant, je ne passais pas mon temps à rêvasser le matin de Noël ! J’étais une boule d’impatience et je me jetais sous le sapin dès que j’ouvrais les yeux.

C’est vers 6 heures que mon téléphone a encore vibré sur la table de nuit.

samedi 28 octobre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 5


Mon corps a été parcouru d’un frisson délicieux quand j’ai vu le nom de Suzy s’afficher sur l’écran. Je me suis rendue compte à ce moment là que j’étais prise d’un violent désir sexuel pour cette femme. Elle m’obsédait et j’avais envie d’elle.

J’ai vite décroché.

« Oui ? Bonsoir Suzy ! Je vous souhaite un joyeux Noël ! » Je crois bien que j’étais euphorique et que je parlais trop fort et trop vite.

Pourquoi m’appelait-elle à cette heure tardive ? C’était la chose la plus improbable qui puisse arriver.

À vrai dire, je n’ai d’abord entendu, à l’autre bout du fil, qu’un fatras de frottement, un bruit brouillon de tissu qui se froisse. Personne n’a répondu à mes salutations un peu vives et j’ai vite compris que j’étais dans la poche de l’avocate ou peut-être dans son sac à main.

Je n’ai pas raccroché. L’occasion était trop belle : il fallait que j’essaye d’en savoir plus sur elle. J’ai tendu l’oreille.

Il m’a semblé reconnaître une musique, lointaine, festive…Les basses, surtout, me parvenaient. C’était un rock’n’roll. That’s all right, peut-être ou quelque chose d’un peu country, comme ça...Elle était à une fête, elle aussi. Et cela faisait deux fois que j’entendais le King depuis le début de la soirée.

Tout à coup, j’ai reconnu sa voix. Elle répondait à quelqu’un qui était trop loin de son portable pour que je puisse l’entendre.

« Non…mais toute cette affaire est locale, je ne crois pas que [Brouhaha]…Et puis, les journalistes aujourd’hui n’ont plus le pouvoir… »

Parlait-elle de notre affaire ? Mais avec qui ?

« Oui, je sais, le Canard Enchaîné ou Médiapart ! Mais on n’est pas à ce niveau [Bruit de verres qui s’entrechoquent]. La presse locale, qui la lit, franchement ? Tu la lis ? Oui, mais toi, tu es dedans, c’est pour ça ! On la lit un peu dans les cafés, mais ce n’est plus ce que c’était ! Sandrine Quépié a eu raison de démissionner. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. »

Elle a parlé de moi ! Mon cœur s’est emballé. J’aurais voulu qu’elle en dise plus ! Mais la musique a changé. On est passé à une ambiance plus feutrée, un slow mélancolique et lent. Il m’a semblé reconnaître encore une fois la voix haute de Mickael Jackson. She’s out of my life ?

Etait-il possible qu’elle soit avec Rasier ? A la même soirée ? Une soirée thématique King du rock’n’roll et Prince de la pop ? Du moins avec le même DJ fan de ces deux artistes ?

« Tu danses ? »

Quelle misère : je jouais les voyeuses (ou plutôt les écouteuses), loin d’elle, je la désirais comme je n’avais jamais désiré personne et voilà qu’elle dansait avec je ne sais qui dans une soirée où je n’étais pas invitée. She’s out of my life…Elle ne fait pas partie de ma vie, c’est vrai. Et d’ailleurs, je n’ai pas de vie. À la fin du morceau, j’ai entendu la chaise racler le sol : j’étais bien dans un sac à main.

« Tu veux un peu d’eau ? […] Oui, il reste un fond de champagne. Non, pour en revenir à ce qu’on disait tout à l’heure, je crois qu’il faut se dire qu’au niveau local, on a les mains beaucoup plus libres qu’au niveau national, politiquement. Tu as raison : on ne sera jamais autant emmerdé qu’au niveau national. Mais en même temps, les politiques de proximité bénéficient d’une meilleure opinion que les politiciens nationaux. Et il ne faut pas perdre ça. C’est important pour la démocratie : il faut quand même que les gens y croient encore un peu. Et c’est là que tu as une vraie responsabilité, Sam. »

C’était donc bien Samuel qui était en face d’elle et qui l’invitait à danser. Une tristesse insondable m’a saisie.

Et j’ai eu un nouveau flash…

J’étais cette fois-ci à une boom, à l’adolescence. Les slows sont arrivés. Blue Eye, d’Elton John. On n’entendait que ça, partout, ces années là. Je devais avoir 13 ou 14 ans. On transpirait tous, on avait les mains moites. On se regardait pour savoir qui allait oser inviter qui. La scène se passait dans un garage, légèrement décoré pour l’occasion. Une boom, parmi d’autres, un anniversaire. Christophe s’est avancé vers moi. C’était le beau mec. Le plus grand, le plus musclé. Il faisait de la boxe, il était en marcel, il avait un sourire ravageur. J’ai rougi jusqu’à la pointe des oreilles. Il m’a demandé si je voulais danser avec lui. Je ne sais pas pourquoi moi. Je n’étais pas la plus belle, loin de là, avec mon eczéma qui avait débuté, déjà, peu de temps auparavant. J’étais même la plus ringarde. Je me suis dit que c’était un pari. Enfin, je ne sais pas si je me suis dit ça, sur le moment. Je crois surtout que mon cerveau n’était que confusion. En fait, je ne pensais qu’à mon appareil dentaire : depuis le mercredi précédent, j’avais un palais en plastique qui me prenait la moitié de la bouche. Je me disais « et s’il veut m’embrasser ? » et « ah quelle conne, si j’avais su, j’aurais retiré ce machin…il faut que j’aille aux toilettes, je vais le mettre dans ma poche, c’est ça… ». Mais il était là, planté devant moi, avec son sourire de playboy et je tergiversais. J’étais nulle. Je me suis quand même avancée vers lui et on a fait ce slow. Coincée comme jamais, raide comme un balai, je l’ai tenu à distance plutôt qu’autre chose. La paume de mes mains sur ses épaules, les bras tendus au maximum. Il sentait la sueur : je revivais cela, dans ma vision, en 4D, odorama compris ! Un calvaire de 3 minutes qui m’a semblé durer des heures. Il n’a pas du tout essayé de m’embrasser. Mais je restais persuadée que cet appareil dentaire gâchait ma vie sentimentale et que je me créais des retards affectifs, des manques irréversibles, des névroses qui me poursuivraient pour le reste de mes jours.

Quand je suis revenue à moi, le téléphone était toujours allumé, et le haut parleur diffusait une tout autre ambiance. On avait changé de lieu. Le sac à main devait maintenant être dans une voiture, j’entendais un ronronnement régulier et vaguement France Info, comme bruit de fond.

Personne ne parlait. J’ai eu le sentiment que Suzy rentrait seule et cela m’a redonné le sourire. J’ai espéré que son forfait fut illimité ! Et je ne me suis pas résignée à raccrocher, tenant à profiter jusqu’au bout de ces instants volés. Le trajet a été assez court et les bruits de portières ont précédé les cliquetis des clés dans la serrure. Elle a posé son sac en entrant, les bruissements ont cessé et j’ai entendu qu’elle posait ses chaussures : les talons ont claqué sur du carrelage. Tout cela était toujours muet. Les bruissements ont repris, elle fouillait dans son sac. Je crois bien qu’elle a attrapé son portable. « Ah ! ce truc était en marche ? Et la batterie est presque morte… »

Puis plus rien. Elle a éteint son téléphone. Je me suis sentie désemparée : le silence de mon appartement m’a subitement paru insupportable. J’ai éteint la lumière, résolue à dormir enfin.

vendredi 27 octobre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 4

IV 

C’était la petite Jennifer qui avait lancé une conversation sur ma tablette.

> Hey ! 😊
   
   Bonsoir ! ça va ? 

>Ça va ! Et toi ? Tu passes un bon Noël ?

   Surprenant…

>Ah oui ?

   Oui, je te raconterai…et toi ?

>Bof…

   ?

>Ben tu vois, il est 23h30 et je suis sur Facebook…

   Oui, pourquoi tu n’es pas avec ton chéri et tes parents ? 

>Chais pas.  😞

   Tu veux parler ?

>Oui…Tu sais, pendant tout le trimestre, je me plains, je pleure parce que je suis loin, je me sens malheureuse comme les pierres…mes parents me manquent, mon mec me manque…

   Oui, j’ai remarqué ! 

>Et là…Je suis avec eux et soudain…Pfff…Je m’emmerde.

   L’enfer c’est les autres…

>Non, mais…comment dire…Quand je parle avec mon mec sur internet, j’ai l’impression qu’il est…tendre, amoureux, attentionné, tu vois. C’est peut-être l’effet des smileys. Tout paraît plus…doux…

   C’est la distance, surtout, non ? 

>Je ne sais pas. C’est pareil avec ma mère : elle m’envoie des cœurs, elle me dit que je lui manque, elle me raconte plein de choses. Et ce soir, elle a été désagréable pendant tout le repas…

   Attention, ça va te faire pareil avec moi : tu me parles ce soir, je vais te dire des trucs sympas et puis après, on va se retrouver nez à nez dans l’ascenseur avec nos poubelles à la main et on va à peine se dire bonjour ! 

>Lol !

   C’est le quotidien, qui nous bouffe ! 

>Même si on ne se voit qu’une fois par mois ? Je crois surtout que cet homme n’est pas celui que j’imagine. Je l’imagine beau, intelligent, attentionné, dans les intervalles qui nous laissent séparés. Je suis déçue quand je le retrouve. Comme s’il était différent quand il est loin…ou comme s’il changeait à mon contact direct.

   C’est flippant ! C’est un loup-garou ? 

>Oui, ça doit être ça. Même son visage est différent. Plus je l’aime quand je suis loin, plus il est laid quand je le retrouve.

    Tu ne l’aimes plus, c’est tout. Tu aimes une image de lui, non ? L’image que tu t’en fais ? 

>Je ne vais pas mettre de smiley qui pleure : on ne met ça que quand on ne pleure pas vraiment. C’est ça aussi qui est trompeur : quand on met « lol » c’est pareil, on est rarement « mort de rire » …tout juste si on sourit, derrière son écran, en fait…Non ?

   Tu pleures ? 

>Oui.

Il s’est écoulé un peu de temps avant que je réponde. J’étais très mal à l’aise face à ce mal-être…J’ai hésité à lui envoyer la fameuse vidéo de Chewbacca. Et puis j’ai quand même essayé de la réconforter un peu, sans doute très maladroitement. Je lui ai dit des banalités, que la vie était longue et qu’elle réservait des surprises.

J’ai repensé à la bonne nouvelle que j’avais apprise dans l’après-midi : elle venait tout de même de gagner 3000 Euros. De quoi lui redonner le sourire ! Elle a explosé de joie – numériquement – grâce à plein de petits pouces levés. Beau cadeau de Noël !

Et puis j’ai commencé à lui raconter ma première expérience avec la drogue. Elle n’en revenait pas.

Et j’ai de nouveau eu une absence qui m’a propulsée encore une fois vers le monde merveilleux de l’enfance, avec ma mère. J’avais la grippe, j’étais dans mon lit de petite fille et j’avais mal partout. Mes muscles semblaient avoir été battus et ma tête résonnait d’une sensibilité fiévreuse. Maman voulait absolument que j’avale un bouillon de poireaux. Cela me semblait tellement incongru, au milieu de l’après-midi…Et puis je n’avais pas faim. Ma mère insistait comme s’il s’agissait d’un remède miracle. Je faisais la grimace, je rechignais, je me mettais à pleurer. Tout à coup, ma grand-mère entra en scène. Elle aussi voulait à tout prix me voir ingérer ce potage. Peut-être que l’enjeu était de me faire avaler aussi un médicament, mais je crois aujourd’hui qu’un verre de sirop m’aurait été plus sympathique. Quelle idée ! Un bouillon de poireaux…Sans doute ces deux femmes avaient-elles lu quelque part que c’était excellent pour reconstituer les convalescents, que cela leur permettait de faire le plein de minéraux et de vitamines…Un souvenir vraiment désagréable. Autant qu’insignifiant. Cette drogue et ses effets étranges n’était pas tellement utile, finalement. Quand cela allait-il prendre fin ?

Je suis revenue à moi et j’ai regardé l’heure. Il était minuit. Jennifer était maintenant hors ligne. Elle devait ouvrir les cadeaux sous le sapin, avec sa famille. J’aurais voulu savoir si elle avait réussi à sécher ses larmes. Cette petite était en pleine crise identitaire. Elle doutait d’elle et du monde entier. Mais j’étais à peu près dans le même état et je n’étais pas la mieux placée pour l’aider.

J’ai décidé d’aller me coucher, secouée par cette longue soirée tellement mouvementée.

Au chaud dans mon lit, j’ai enfin pu lire quelques pages du roman de Tristan Garcia. J’ai tout de suite été happée par la narration : la singularité des personnages et des descriptions, ce léger décalage avec la réalité, cette manière imperceptible de nous emmener dans un monde sensiblement différent du nôtre me séduit immédiatement. Mais j’avais pris mon téléphone à côté de moi et il se mit encore à vibrer.

jeudi 26 octobre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 3

III 

J’ai d’abord entendu une musique, un peu lointaine. Une fête derrière mon interlocuteur. Il m’a semblé que c’était une chanson d’Elvis Presley. A little less conversation…Les basses de ce morceau sont faciles reconnaître. Et puis une voix que j’ai eue un peu de mal à reconnaître d’abord, tant elle était braillarde et avinée.

 « - Madame Quépié ? Bonsoir ! Eh ! Comment ça va, depuis le temps ? J’espère que vous allez bien ! Je voulais vous souhaiter un joyeux Noël ! Allez ! Tout est pardonné !
- Euh…Samuel Rasier ?
- Oui ! Oui !!! C’est bien moi ! J’avais envie de vous appeler depuis un petit moment, déjà ! J’ai appris que vous aviez démissionné ! Vous avez des couilles, madame, je voulais vous le dire. Mais je crois qu’il fallait que je sois un peu bourré !
- Il me semble que vous devriez me rappeler quand vous serez à jeun. Vous risquez encore de dire n’importe quoi !
- Non, non ! Je suis un peu pompette, mais je sais très bien ce que je dis : je voulais vous parler depuis quelques temps, Sandrine. Vous permettez que je vous appelle Sandrine ? Je crois que vous avez morflé autant que moi dans cette affaire ! Le vrai salaud, c’est Gontrand. Je vais l’appeler, lui aussi, mais croyez-moi, je ne vais pas lui souhaiter de joyeuses fêtes ! - Vous croyez que c’est une bonne idée, de l’appeler ?
- Oui, je vais l’appeler juste après !
- Vous êtes un peu plus que pompette !
- Mais non, mais non ! Je voulais aussi vous dire que ce n’était pas si grave. Que Noël est arrivé, que tout le monde pense à autre chose et que la mémoire médiatique est bien courte, hein ! Tout passe, tout lasse ! Et bien vite ! Putain, le temps des médias, c’est Flash Gordon, quoi ! On n’a pas le temps de digérer une nouvelle qu’une autre prend déjà la place. Et ça ne laisse pas de trace, croyez-moi. La semaine suivant l’affaire, plus personne ne m’en parlait plus alors que je me prenais encore la tête, que je n’en dormais pas et que j’étais obsédé au point d’emmerder tout le monde avec ça. Ma femme n’en pouvait plus. Et elle était la première à me dire que plus personne n’y pensait. Au boulot, dans les commerces, elle me le disait : on était passé à autre chose. Il y avait la pollution de l’air, le nouveau président des Etats-Unis, les futures élections présidentielles avec leur lot de révélations quotidiennes sur les candidats.
- Oui, c’est vrai. Mais vous avez fait le buzz, quand même…Combien de partages sur Facebook, déjà ?
- Attention, je ne dis pas que c’est désagréable d’être au centre de toutes les attentions ! Mais Facebook, parlons-en ! C’est le comble de l’oubli : on empile, on fait des strates…Une sorte de sédimentation…Un immense…euh…comment tu dis, tatan ? ...ah oui, un palimpseste…
- Un palimpseste ?
- Oui ! Et hop, la vidéo du petit chat passe par dessus les élucubrations du conseiller régional ! Comme un parchemin qu’on efface pour s’en servir à nouveau ! Vous savez que la vidéo la plus vue au monde sur les réseaux sociaux, c’est celle de cette folle avec un masque de Chewbacca qui rit bêtement ? Vous l’avez vue ?
- Oui, oui…Je l’ai vue. C’est nul.
 - Oui, une grosse qui se bidonne. Aucun intérêt. Cent soixante cinq millions de vues : ça en dit long sur notre époque pourrie, non ? Franchement, les souvenirs qu’on crée sur notre civilisation…On espérerait presque qu’une centrale nucléaire fasse tout péter et que les hommes disparaissent de la surface de la Terre, non ?
 - Vous n’avez pas tort.
 - Alors voilà, je voulais absolument vous dire merci. Vous m’avez fait comprendre pas mal de choses. Par exemple, que les politiques sont détestés et courtisés quand même. Que tout le monde est capable de nous chier dessus tout en venant nous supplier de les aider, en nous mendiant quelques miettes de pouvoir. C’est comme ça. Et j’ai réalisé que j’avais tout faux : pas la peine de mêler l’amour à la politique. Ça n’a rien à voir : je ne fais pas ce métier pour aimer les gens, ni pour que les gens m’aiment. Je fais ce métier parce que j’aime bien être dans l’action et avoir du pouvoir.
- Vous n’êtes pas un salaud, je crois. Vous vous trompez. Vous-même, je veux dire : vous voulez vous persuader que vous êtes un type sans cœur, mais ce n’est pas le cas…
- Pourquoi vous dites ça ?
- Souvenez-vous, à l’hôpital ?
- Je ne comprends pas.
- Je pleurais, vous êtes venu me réconforter…
-…
- Vous êtes à une fête ? J’entends du Mickael Jackson, derrière vous ? Billie Jean. Vous êtes avec des gens ?
- Oui. Avec la famille, c’est Noël. Et vous ?
- Je suis seule. Profitez des gens que vous aimez, de vos enfants, de votre femme…C’est ce qui compte. Je me souviens…Je me souviens…Excusez-moi…je ne me sens pas très bien. Je vais être obligée de raccrocher…»

J’ai eu une nouvelle vision. L’atmosphère était lourde et je transpirais. Nous étions en été, les volets étaient mi-clos et des rais de lumière nimbait la pièce d’éclats blancs où l’on voyait la poussière en suspension. J’étais sur le dos, dans un tout petit lit. Un lit de bébé. Je ne dormais pas. Je crois que je vagissais doucement, je ne pleurais pas, je gémissais, peut-être que je marmonnais quelques a-reu sans suite. J’ai vu ma mère se pencher sur mon berceau. Elle m’a chantonné une berceuse, l’esquisse d’un « fais dodo », très tendre. Alors que je m’étais tue, je l’ai entendue très distinctement me dire : « Quand tu seras grande, tu ne te souviendras pas. Tu auras des soucis et tu voudras dormir. Tu seras comme moi, pleine de tourments. Profite, petite, dors. Plus tard, tu ne pourras pas oublier… »

Et je suis revenue à moi, seule dans mon salon, désorientée. Et sur mon iPad, Messenger clignotait.

mercredi 25 octobre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 2

II 

C’était veille de Noël, ce mercredi-là, et je n’avais personne pour fêter ça. C’était mon 45ème réveillon. Est-ce que l’on s’habitue ou est-ce que l’impression de déjà vu, de déjà entendu ne fait toujours que s’amplifier ? Est-ce que la seule façon d’y échapper, finalement, ce n’était pas de faire comme ma mère, une bonne maladie d’Alzheimer ? Combien de fois, en écoutant une chanson, en regardant un film, j’avais désormais l’impression que c’était sans imagination, sans rien de neuf. J’avais déjà l’impression de revivre la même vie. Les mêmes Noëls, d’année en année, les mêmes blagues à ce sujet, les mêmes articles dans la presse : ça sent le sapin et j’ai les boules !

Pour conjurer le sort, j’avais décidé de faire une soirée de lecture, j’étais passée à la librairie pour m’acheter quelques romans : petit cadeau pour moi-même.

Mais je n’ai même pas eu le temps d’ouvrir le roman de Tristan Garcia, 7, dont j’avais très envie depuis qu’il était sorti, en espérant qu’il ne me donnerait pas l’impression de l’avoir déjà lu.

Sept fois de suite, j’ai été distraite de ma lecture, entre le 24 et le 25 décembre…

C’est d’abord à ma porte qu’on a sonné. Par le visiophone, j’ai aperçu deux personnes se soutenant mutuellement. Des jeunes, un garçon et une fille, d’une vingtaine d’années tout au plus. Ils avaient l’air dans un état second. J’ai hésité à leur ouvrir, mais il faisait froid dehors et c’était Noël. Ils ont hurlé leur joie, m’ont remerciée et sont montés.

Le jeune homme avait un petit blouson bombers, un jean serré et les cheveux très courts. Il avait sur le visage un sourire très doux, un air sage et contemplatif. J’ai pensé : « un sourire de vieil homme ». La fille était d’une beauté rare : les traits réguliers, fins, harmonieux. Les yeux bleus, translucides, d’une pâleur glaçante. Elle était vêtue de noir, avec un blouson plein de poches.

En entrant dans l’appartement, ils m’ont dit qu’ils faisaient des tests, en ce soir de fête. Ils voulaient savoir si les gens faisaient preuve de générosité, s’il y en avait encore pour mettre l’assiette du pauvre, pour faire entrer chez eux des inconnus. Ils ont eu l’air un peu déçu en constatant que j’étais seule et qu’il n’y avait pas d’assiette du tout. J’avais fait un petit plateau repas avec les restes du frigo, rien de gargantuesque. Alors ils se sont assis et m’ont regardée, un peu triste. « Vous êtes seule, madame ? Un soir de Noël ? »

Je leur ai expliqué : ma mère, mes voisins, mes collègues. Personne avec qui passer des moments comme celui-ci.

« C’est la vie moderne, m’a dit la fille. Et je suis sûre que vous êtes sur Facebook, pourtant, que vous avez des amis. Le monde devient artificiel, petit à petit. On n’a plus de vrais amis, mais on n’en a jamais eu autant, sur internet. Internet…On n’a plus de mémoire, on a Wikipédia. Vous avez remarqué ? Les participants aux jeux télé sont de plus en plus vieux : les jeunes n’ont plus de mémoire. Et pourtant…La mémoire est ce qui fait de nous des humains. J’ai eu une prof de français formidable, au lycée : elle nous avait obligés à apprendre des poèmes. On avait râlé, mais aujourd’hui encore, je peux réciter des vers… J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans…Et quand je vais mal ou quand mon téléphone n’a plus de batterie, j’ai de quoi penser et de quoi rêver… »

Je lui ai dit qu’elle était beaucoup plus vieille qu’elle n’y paraissait. Elle m’a regardée et a répété : J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. Le silence qui a suivi était épais. Je ne savais pas tellement quoi faire. J’ai repensé à Noël et je me suis levée pour sortir des coupes du placard et une bouteille de champagne du frigo. Ils ont souri. Ils m’ont dit ne sortez rien, on ne va pas vous embêter plus longtemps, on doit tester d’autres personnes…J’ai insisté. J’étais heureuse d’avoir ces petits avec moi. Ils ont eu leur doux sourire et se sont rassis. La fille a sorti d’une des poches intérieures de sa veste un petit paquet. Le garçon a dit « non, non, je ne crois pas que ce soit une bonne idée ». La gamine l’a regardé et a dit « j’ai confiance ». Elle a mis doucement sa main sur sa joue. Ces deux-là étaient touchants, ils s’aimaient, cela crevait les yeux. Je leur ai demandé leurs noms. Lui s’appelait Hugo et c’était Elisa qui portait la culotte dans le couple.

Elle a ouvert le papier qui entourait le petit paquet, délicatement. Hugo avait le même sourire qu’un gamin devant les cadeaux de Noël. J’étais captivée par cette scène.

Elisa m’a regardé. Ses yeux transparents m’ont transpercée. Elle m’a demandé si j’avais déjà pris de la drogue. J’ai répondu que jamais je n’avais même fumé du cannabis. Elle a ri. J’ai tenté un « Votre génération…de mon temps, vous savez… »

Elle a répété J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. Elle m’a fixée de son regard clair et m’a dit que j’étais pourtant de la génération qui avait inventé le LSD. Que les années 70 avaient été le plus grand laboratoire clinique de stupéfiants de toute l’histoire…

« Hum…ce sont des clichés, mademoiselle ! Vous avez vu ça dans des séries américaines...Moi qui vivais en province, je vous assure que j’étais très loin de tout ça ! »

 Hugo a ri. « Etes-vous prête pour une expérience ? »

Je n’avais jamais été aussi prête. J’avais envie de me défoncer, de m’éloigner de moi-même, de me perdre. Alors Elisa a dit « peut-être de vous retrouver, au contraire… ». Puis elle a pris une des pilules, elle l’a ouverte et a versé la poudre qu’elle contenait sur le verre de la table basse. Elle a pris un billet de 5 euros dans un fin portefeuille qu’elle avait tiré d’une autre poche de son blouson. Elle en a fait une paille, qu’elle m’a tendue. Moi aussi, j’avais beaucoup regardé la télé. J’ai pris le billet et j’ai aspiré la poudre. Elle avait une odeur de fraise tagada. J’ai demandé l’effet que cela devait procurer.

Hugo m’a expliqué que c’était une sorte de nouvelle potion magique. Expérimentale. Fabrication maison. Ils étaient tous les deux en fac de médecine. Ils avaient beaucoup travaillé sur la mémoire, sur l’état de la recherche à propos d’Alzheimer. Ils avaient étudié les médicaments et les causes probables de la maladie et ils avaient eu l’idée de mélanger les causes et les effets. Ils avaient derrière la tête l’idée maîtresse de la médecine chinoise, de l’homéopathie : guérir le mal par le mal. Le garçon m’a affirmé que la potion magique qu’il nommait EstoMemor était un puissant psychotrope, capable de ramener à la conscience des souvenirs si lointains, si infimes, qu’il allait rendre caduque la psychanalyse et ses si longues thérapies. Il avait un enthousiasme fou et communicatif. J’avais envie d’y croire, soudain. D’ailleurs, je me suis rapidement sentie portée par une nostalgie étrange.

J’étais soudain avec mes parents au bord d’un lac. Il y avait la glacière bleue, la petite glacière des pique-niques du dimanche. Je ne sais pas pourquoi je pensais à ça, maintenant. Ma mère était jeune et belle, son maillot de bain à grosses fleurs jaunes et orange était tellement caractéristique de la fin des années 70…Quel âge pouvais-je avoir ? Cela m’a paru un éclair. J’ai rouvert les yeux. Elisa et Hugo m’observaient comme on examine un cobaye en laboratoire.

« Alors ? »

J’ai expliqué mon souvenir. Ils n’ont pas eu l’air tellement impressionnés, mais ils ont semblé d’accord pour affirmer que ce n’était qu’un début. J’étais bien. Détendue. J’ai eu l’impression de fermer les yeux quelques secondes, mais j’ai à nouveau été propulsée vers le passé : cette fois-ci, j’étais à l’enterrement de mon arrière-grand-mère. Les gens étaient vêtus de noir et faisaient la tête qu’il faut pour ce genre d’occasion. Personne ne semblait vraiment très triste, mais tout le monde avait l’air extrêmement sérieux et grave. Je tenais la main de la mère, nous étions au premier rang, dans la petite église du village. Soudain, j’ai vu une blatte sortir de sous l’estrade qui supportait l’autel. La blatte a fait un tour rapide, activant ses pattes agiles. Elle a eu un temps d’arrêt. Comme si elle avait constaté que l’ambiance était morose. Et elle est repartie se nicher sous l’estrade. Alors j’ai éclaté de rire, nerveusement. Un grand rire d’enfant. Je devais avoir 3 ans, peut-être 4.

J’ai émergé de mon auto-hypnose. C’était comme si je respirais enfin après avoir mis la tête sous l’eau. Une inspiration salvatrice : je buvais l’air comme le plus délicieux des nectars. Je crois qu’on pouvait vite devenir accro à cette sensation. L’idée m’a attirée autant qu’elle m’a horrifiée.

Il m’est alors apparu clairement que je n’avais aucun souvenir conscient de ce que je venais de voir. Je n’avais aucun souvenir de cette arrière-grand-mère là. Je ne l’avais vue qu’en photo. Et ce fou rire, à l’église, personne ne me l’avait raconté.

Quand j’ai dépeint ma vision à mes hôtes, ils m’ont souri doucement et m’ont demandé si cela m’avait plu. Je ne savais pas. Mais c’était une expérience fascinante.

Ils ont soudain regardé l’heure, ont été surpris de constater qu’il était déjà 11h du soir et ont pris congé. Je n’ai pas su les retenir. J’étais soudain épuisée. Vidée par ces sauts dans le temps. Je n’ai pas eu une seconde pour me reposer. Mon téléphone a sonné.

mardi 24 octobre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 1

III. Mémoire restaurée

Jennifer étant partie en vacances chez ses parents, j’étais la seule habitante sur ce palier, désormais. Le silence qui régnait la nuit m’effrayait un peu. Je vérifiais trois ou quatre fois, chaque soir, que j’avais bien tourné ma clé dans la serrure. Je me suis astreinte à sortir chaque après-midi. Je m’étais fait un planning : le lundi après-midi fut consacré aux CV et autres lettres de motivation. J’ai posté trois réponses à des offres d’emploi. Deux dans des web rédactions et une dans un journal local rural, spécialisé dans l’agriculture. J’ai mis en avant mon expérience, mais je savais que mon âge était un handicap. Jennifer avait raison, cependant : je risquais vraiment de perdre pied – ou de perdre la tête – si je ne me mettais pas à écrire très vite. Si ce n’était pas pour un travail, ce serait pour moi.

J’ai ouvert le cahier, j’ai mis une cartouche d’encre dans le beau stylo plume que j’avais eu en cadeau et j’ai essayé d’écrire quelque chose. L’angoisse de la page blanche, que je n’avais jamais connue dans mon métier, m’étreignit soudain. Je n’avais aucune idée de ce que je pourrais écrire. J’ai refermé le cahier.

Le mardi, après une grasse matinée ayant déjà un peu débordé sur l’après-midi, je me suis plongée dans le dossier que j’avais récupéré chez l’avocate qui mettait mon cœur à feu et à sang. Il fallait réunir les papiers, pièces d’identités, pièces médicales, justificatifs en tout genre, prouvant la dépendance de ma mère, les références de la maison de retraite…Je suis un peu phobique administrative. Ce travail m’a assommé, mais il était 17h quand je jugeais avoir réussi à en venir à bout.

Cette fois-ci, sans me pomponner outre mesure, sans vouloir me faire de cinéma, sans imaginer quoi que ce soit, je me suis rendue au cabinet de Me Pasquet pour remettre les papiers. La secrétaire m’a accueillie très chaleureusement : « - Me Pasquet me demandait encore ce matin si nous avions de vos nouvelles. Elle avait décidé de laisser passer les fêtes avant de vous rappeler, mais elle sera ravie de vous recevoir ! Vous avez donc complété le dossier ? Je vous laisse patienter un instant… » Et elle appuya sur l’interphone pour avertir que j’étais là.

Mon cœur, tiens toi plus tranquille ! Et dire que j’avais à nouveau ce pull si chaud, ce vilain col roulé…

Suzy, ce jour-là, m’a parue un peu différente, pas tout à fait comme dans mon souvenir. Je crois que j’avais tant fantasmé sur cette femme que j’en avais fait une autre personne. Malgré la différence, je la trouvais toujours admirable. Si sûre d’elle. C’est ce qui me manquait que je voyais en elle.

Nous avons passé un moment à parcourir le dossier, qui lui a semblé complet. Elle m’a dit que durant les fêtes, les services juridiques tournaient un peu au ralenti, mais qu’en s’adressant aux bonnes personnes, les choses pouvaient aller assez vite. Qu’elle me tiendrait au courant, mais que d’ici une huitaine de jours, tout au plus, je devrais avoir une première réponse. Que le dossier était limpide et que cela ne poserait aucun problème.

Nous sommes donc passées aux autres affaires. Le commissaire de police l’avait avertie du drame concernant Monsieur Ninne : elle l’avait étonné en lui disant qu’elle en savait déjà plus que lui. Le suicide avait bien été confirmé par l’autopsie. L’héritage était réglé grâce au testament qu’elle avait en sa possession. Il restait une clause particulière dont il fallait qu’elle me parle.

Je n’ai pas compris tout de suite que cela me concernait, mais le vieil homme avait décidé de léguer une somme d’argent à la personne qui l’aurait découvert. Il avait fait noter par l’avocate que le préjudice d’une découverte troublante d’un cadavre sanglant serait à récompenser d’une somme de 3000 Euros. Quand j’ai compris ce que cela signifiait, j’ai tout de suite précisé que cette somme était due à ma voisine sans qui nous n’aurions pas eu l’idée d’aller frapper chez le voisin. J’ai donné les coordonnées de Jennifer. Suzy m’a précisé que cela ne changeait rien, que j’avais découvert le corps et que cette somme me revenait tout autant qu’à la jeune fille.

Noël était donc un peu en avance !

Elle a ajouté, mi hilare, mi désespérée que M. Ninne était maintenant depuis assez longtemps à la morgue, où il encombrait sûrement les services, surtout en cette période de fête durant laquelle on mourait beaucoup, et qu’il allait battre tous les records de cadavres en décomposition non enterrés. Elle conclut ce moment d’humour noir en m’expliquant que la police m’appellerait sans doute bientôt pour me prévenir de l’inhumation.

Enfin, elle m’a demandé si j’avais des nouvelles de Rasier. Aucune. Elle m’a dit qu’elle connaissait bien la juge d’instruction et qu’elle lui avait demandé ce qu’elle pensait du dossier. Cette démarche devait rester secrète, bien sûr, mais que je pouvais être rassurée : aucun risque que je sois inquiétée dans cette histoire. La liberté d’expression, le travail des journalistes, la liberté de la presse, la protection des sources, voilà des thèmes trop sérieux pour être portés en justice, au risque de créer des jurisprudences dangereuses. Par contre, il se pourrait que la rédaction soit mise en cause, les négociations étaient encore en cours, mais le refus d’accorder un droit de réponse au conseiller régional était un point majeur de désaccord. Dans l’idéal, il aurait fallu que le journal cède. Mais la politique de ces grands groupes de presse restait hermétique à tout le monde.

Il était déjà tard lorsque nous finîmes de passer en revue tous mes dossiers. Suzy paraissait fatiguée. Elle m’avoua qu’à cette période, elle s’autorisait à sortir un peu plus tôt du travail pour préparer un peu les fêtes. Qu’elle avait encore des cadeaux à acheter pour ses neveux et ses nièces et qu’elle ne rêvait que de son canapé.

Des neveux, des nièces…et non des enfants ou des petits enfants ? Mon industrie cinématographique interne se remettait en marche. J’étais à nouveau euphorique à l’idée qu’elle n’était pas mariée.

Devant ces quelques confidences, je ne savais pas tellement quoi lui dire. J’ai bafouillé que je n’avais personne à qui faire des cadeaux, que ce Noël serait assez morose pour moi. Elle a souri, un peu gênée : la solitude est effrayante pour les autres…

Nous nous sommes quittées au bas de son immeuble. Je suis rentrée le cœur soulagé, parce que j’avais passé un beau moment avec cette belle femme, mais non sans un pincement de voir nos chemins diverger…Des chants de Noël étaient diffusés dans les haut-parleurs grésillant de la ville. Même si l’on a grandi, même si l’on y croit plus, on se laisse toujours un peu attendrir par les lumières de fête.

J’avais eu tort de dire à Suzy que j’étais seule et triste. L’apitoiement n’est pas une bonne technique de séduction. J’ai remarqué souvent que c’était lorsque j’étais heureuse que je plaisais : au moment où j’avais le moins besoin d’être aimée. Et là, seule dans les rues froides, j’avais un besoin d’amour incommensurable. Un vide immense à combler.

lundi 23 octobre 2017

Carte Mère - Deuxième partie - Chapitre 13

XIII 

Je ne savais même pas pour qui j’achèterais des cadeaux. Pour ma mère, alors qu’elle était à peine consciente ? Pour ma voisine, alors qu’elle était avec moi ? Même pas le moyen de lui faire une surprise…Pour moi ? Le comble de l’égoïsme…

C’était lamentable. A pleurer. J’ai accompagné Jennifer, j’ai fait mine de prendre des idées, de m’intéresser, je l’ai aidée à trouver ses présents : elle a une famille, elle a des amis, elle a un amoureux. Elle a une vie. Je suis vide et seule et je n’ai rien à offrir à personne.

J’ai tout de même profité d’un moment d’attente aux caisses pour la petite voisine pour chercher quelque chose pour elle dans un autre magasin. Mais le temps m’a manqué et je n’ai rien trouvé. L’échec total. Ma générosité était en panne. Je me résignai à trouver quelque chose sur internet. Puis je me souvins que nous faisions « un Noël en avance » le soir même. Comment faire ? Les idées noires étaient encore là, je me sentais encore une fois pas à la hauteur de la situation. Je n’étais même pas capable de trouver un cadeau pour ma voisine. Bonne à rien.

J’ai finalement acheté des fleurs. Et puis j’ai demandé à Jennifer si elle avait déjà prévu le repas, si elle avait des préférences pour notre petit dîner festif. J’ai pris l’initiative de payer le repas et cela m’a fait du bien.

On a mangé du foie gras, du saumon et j’ai même pris le temps de faire une bûche maison. Cela m’a rappelé mon enfance. Le plaisir réside essentiellement dans les décors que l’on y met, dans l’imitation de l’écorce que l’on exécute avec une fourchette, en mêlant le chocolat et le sucre glace imitant la neige. J’ai retrouvé des petits rennes en plastiques et de fausses feuilles de houx que j’avais mis de côté. C’était charmant. Jennifer m’a même demandé ma recette : rien de plus simple, il faut juste faire un gâteau roulé. Trois œufs dont on sépare les blancs et les jaunes. On mélange les jaunes avec cent grammes de sucre, on mélange bien, jusqu’à ce que la préparation blanchisse, disait ma grand-mère ! Avec les œufs de la ferme, c’était mission impossible, ils étaient plus jaunes que le soleil. Mais on y mettait du cœur. Et puis on monte les blancs en neige, bien durs. C’est là que c’est délicat : il faut incorporer la moitié des blancs, sans les casser, avec une cuillère en bois. Puis il faut ajouter la moitié de la farine, quarante grammes, tout doucement, puis à nouveau, les blancs et on termine par le reste de la farine. Le tout doit être à la fois lisse et très volumineux, mousseux.

On étale l’appareil sur une plaque beurrée, on enfourne, à 200°C, et on surveille cela comme le lait sur le feu. Dix, douze minutes, tout au plus. Et quand on sort du four, on démoule la génoise sur un torchon humide, pour le rouler immédiatement.

J’avais décidé de fourrer ma bûche à la crème de marrons parce que c’est quand même plus léger que la crème au beurre. Avec une ganache au chocolat. Ce n’était donc pas léger du tout.

La bûche était trop copieuse, trop lourde et nous y avons à peine touché. On a fini la bouteille de champagne, en se persuadant mutuellement que les bulles permettent de digérer.

Nous avons terminé la soirée en très légère ébriété, me permettant à peine d’oublier mon cafard. Mais cela m’a quand même réconciliée un peu avec la vie. J’ai offert le bouquet à Jennifer, qui a eu l’air un peu déçue, mais qui a été très polie, comme toujours. Elle m’a offert un très beau cahier, trouvé à la librairie, ainsi qu’un stylo plume. Elle m’a dit qu’il ne fallait pas que j’arrête d’écrire, parce que c’était la base de mon métier, que c’était ce que j’aimais faire. Comment pouvait-elle dire tout ça ? Elle me connaissait à peine. Elle m’a dit des choses gentilles. Elle n’était pas obligée de le faire, elle le faisait gratuitement. Cette petite avait vraiment l’esprit de Noël et c’était une belle personne. Elle m’a fait promettre de me mettre à chercher un travail aussi vite que possible, de ne plus rester enfermée comme je l’avais fait ces derniers jours. De m’occuper de la tutelle de ma mère et surtout de reprendre contact avec cette Suzy qui me mettait dans tous mes états.

J’ai promis.

dimanche 22 octobre 2017

Carte Mère - Deuxième partie - Chapitre 12

XII 

« Allez, vous n’avez pas vu votre maman depuis des jours : ça vous fera une sortie ! Et puis en revenant, on fera des emplettes en prévision de Noël ! Je rentre dans ma famille demain. Je vous propose qu’on se fasse un petit Noël en avance ! Ça vous dit ? »

Devant tant d’enthousiasme, je ne pouvais pas refuser. Et ma raison me susurrait que je finirais par devenir folle, dévorée par mon eczéma, si je restais devant ma télé une heure de plus. Alors, bras dessus, bras dessous, nous sommes parties pour l’endroit le moins sexy de la planète.

Il est un âge où les hommes se mettent à ressembler à de vieilles femmes. Avez-vous remarqué ? L’inverse est vrai aussi. Les vieilles femmes ont les sourcils qui s’épaississent et la peau qui devient plus fine et plus flasque. A chaque fois que j’entrais dans cette grande salle où une télévision semblait diffuser à l’infini Questions pour un champion, j’étais frappée par cette évidence : les vieillards n’ont plus de genre.

Dans certaines traditions séculaires, dans quelques ethnies sauvages, on prétend qu’avec le grand âge, l’on devient sage, mais rien n'est moins sûr. Certains esprits vont en s’exaltant avec le temps et ne s’assagissent jamais. Ici, les grabataires étaient souvent amorphes devant le téléviseur, semblant dormir, dans le meilleur des cas, mais étant peut-être morts. On pouvait imaginer qu’à l’heure du dîner, les infirmières faisaient le décompte des couverts à retirer, des convives ayant passé l’arme à gauche. Mais il y avait aussi les violents. Ceux qui ne pouvaient pas tenir assis plus de deux minutes, passant leur temps à traîner de fauteuil en fauteuil tels des zombies de série B, interpellant les autres, grognant, râlant, poussant parfois des cris vous déchirant l’âme. Ceux-là étaient sans doute sur les barricades en 68, d’anciens hyperactifs de cours préparatoire…

D’autres, encore une nuance, n’étaient que nostalgie. Ils ne voulaient que se souvenir, ils ne gardaient que le meilleur, et même le meilleur, ils l’embellissaient. Ils étaient beaucoup à passer des heures à rabâcher, à ressasser, à psalmodier ce que fut leur vie. Ce sont les pessimistes du carpe diem, ce sont les « c’était-mieux-avant », comme Monsieur Ninne. Même si dans leur vie, ils avaient eu froid, même s’ils avaient eu faim, même s’il n’y avait pas l’eau sur l’évier, la machine à laver, la télé en couleur ou le téléphone portable. Même s’ils ne se rendent pas compte que c’est mieux aujourd’hui. Mais ils ont raison, tout est mieux quand on n’est pas vieux, quand on a la peau plus ferme, plus belle.

La mémoire, les souvenirs, ce à quoi on s’accroche pour ne pas être sur cette terre pour rien, c’est ce qui fait de nous des êtres humains.

Jennifer était peut-être un peu tendre pour visiter une maison de retraite. Elle avait déjà trouvé un cadavre quelques jours auparavant. On n’est plus habitué à côtoyer la maladie, la déchéance et la mort, dans notre société. Avant, du temps de nos grands-parents, encore – ce n’est pas si loin – quand quelqu’un mourait, on le laissait dans la maison, on le veillait, on le faisait voir aux enfants. C’est ce qui s’est passé avec moi. J’ai embrassé mes quatre grands-parents sur leur lit de mort. C’était normal. Aujourd’hui, on aseptise et on éloigne la mort. On attend que le relooking de la morgue ait fait son œuvre, pour un dernier adieu dans un cadre apaisé, avec des fleurs, dans une chambre aux murs blancs, à la lumière tamisée et des parfums d’ambiance pour masquer l’odeur du corps qui se décompose. Alors, cet hospice de vieillards, cela pouvait être un choc pour une minette de 25 ans. Je l’ai observée du coin de l’œil, j’ai guetté ses réactions, devant la dame qui avait fait pipi sous elle et qui attendait sans se rendre compte qu’on veuille bien venir la mettre au sec. Elle n’a pas eu l’air d’être bouleversée. Elle n’a pas tiqué non plus quand un petit vieux voûté est venu lui taper sur l’épaule pour lui demander si elle était sa petite fille et quand il a commencé à parler de la torture que la Gestapo faisait subir aux résistants pendant la deuxième guerre mondiale.

Nous avons pris l’ascenseur avec une gentille Mamie qui s’est adressée à nous comme si elle était en 1960 – Ah ! Sheila, elle est bien cette petite ! Ces « Yéyés » comme disent les journaux sont formidables ! – et nous avons trouvé ma mère dans sa chambre. Comme on me l’avait dit après le retour de l’hôpital, elle avait été assommée de cachets. Elle dormait. Elle semblait calme. Ses cheveux étaient encore plus désordonnés, encore plus longs et sales. Elle avait désormais une moustache digne de Staline. Je trouve inadmissible qu’on ne prenne plus soin du corps des vieux. Je ne comprends pas qu’on leur refuse la dignité de se ressembler encore un peu, d’avoir à faire à un coiffeur de temps en temps, à une esthéticienne. Ma mère était élégante. Et je l’ignorais, d’ailleurs, je ne savais pas vraiment que ma mère était aussi une femme, qu’elle s’épilait la moustache. C’est le genre de questions que je ne m’étais jamais posées : c’est une époque révolue, mais jamais je n’avais partagé des secrets cosmétiques avec elle. Aujourd’hui, c’est différent. J’imagine que les adolescentes parlent d’épilation, de maquillage et de tampons hygiéniques très facilement avec leur mère, et c’est tant mieux. Mais à mon époque…

Je pense comme une vieille, je suis en train de devenir une « c’était-mieux-avant » ou au moins une « c’était-différent-avant » : je suis sur la mauvaise pente.

J’ai demandé à Jennifer si elle parlait de tampons hygiéniques avec sa mère. Surprise, mais pas gênée, elle m’a répondu qu’évidemment, à l’adolescence, sa mère lui avait expliqué tout ça, très bien. Mais que maintenant, elle mettait une coupelle en plastique et qu’elle n’avait pas encore eu l’occasion d’en parler avec elle. J’étais donc beaucoup plus embarrassée qu’elle ! Je n’avais même pas idée de ce que pouvait être une coupelle. Un objet en plastique, m’expliqua-t-elle, à s’enfiler dans le vagin. J’étais vraiment très embarrassée ! Je n’étais qu’une vieille peau à l’esprit étriqué !

Ma mère ne s’est pas réveillée durant cet échange et nous avons décidé de la laisser tranquille. Ces problèmes ne la concernaient plus depuis si longtemps…

En avant pour les cadeaux de Noël.

samedi 21 octobre 2017

Carte Mère - Deuxième partie - Chapitre 11

XI 

J’ai passé le reste du temps à attendre le rendez-vous avec Suzy, comme s’il s’agissait d’un rendez-vous amoureux.

J’aurais pu faire mille choses : aller m’inscrire à Pôle Emploi, mettre à jour mon CV, faire des lettres de motivation pour les quelques annonces que j’avais repérées, prendre des nouvelles de ma voisine ayant subi un choc devant le cadavre de notre voisin, demander des nouvelles de ma mère et de ses côtes cassées, téléphoner à Samuel Rasier pour le remercier d’avoir retiré sa plainte. Téléphoner à Gontrand pour le narguer un peu. Mais j’étais dénuée de tout sentiment de revanche, j’étais seulement sur un petit nuage, ou plutôt, en train de me faire des films. Obsédée par cette femme. Une obsession avec ses hauts et ses bas : tantôt j’imaginais de longues conversations avec elle, j’imaginais l’infini de nos affinités possibles, et beaucoup plus encore que ces affinités-là, tantôt j’étais plus réaliste et je la voyais, froide et distante, s’occuper de la tutelle de ma mère, professionnelle, et me demander des honoraires, bien légitimement, cette fois-ci.

Mon moral alternait donc entre euphorie et dépression. Cyclothymie passagère.

A l’heure du rendez-vous, après avoir refait le petit cirque – ou était-ce un rituel ? – de la valse hésitation devant mon armoire, après avoir choisi un autre chemisier sous un autre petit pull avec un col en V, et son petit foulard pour masquer les traces de mes tracas, un autre pantalon noir élégant, peut-être trop élégant pour parler de tutelle curative, je pris le chemin vers ce rendez-vous qui n’était pas amoureux mais que j’aurais voulu au moins un peu spécial, un peu intime…J’aurais voulu faire connaissance, plaire peut-être, et découvrir Suzy.

J’ai vite déchanté : l’assistante de l’avocate m’a accueillie gentiment en me disant que Suzy avait un empêchement, une urgence, mais qu’elle avait laissé pour moi le dossier à remplir pour la demande d’expertise et qu’il fallait que je le remplisse rapidement. Pas la peine de reprendre rendez-vous, je pourrai déposer les papiers au secrétariat en passant.

Dépitée. J’ai parcouru le chemin du retour en ne pensant qu’à la vodka que j’allais avaler.

Rideau jusqu’au lendemain. La céphalée due à la gueule de bois m’a servi de réveil matin. Pas tellement matinal. J’ai commencé à me laisser aller. J’ai laissé traîner les obligations : je n’ai pas rempli les dossiers, pas effectué les démarches, j’ai arrêté de m’habiller. Je n’ai surtout pas lu le journal.

Ce fut comme une hibernation. Personne ne m’a donné de signes de vie. La voisine gérait tant bien que mal la fin de son trimestre, ses conseils de classes, ses réunions parents prof et ses derniers paquets de copies à rendre avant les vacances. La justice faisait la morte et c’était tant mieux. Rasier tentait vainement de faire parler de lui. Il réussissait parfois à créer un peu de polémique sur Facebook. Trois fois rien. La rédaction m’avait déjà oubliée, semblait-il. Ma mère allait bien puisque le personnel soignant ne m’appelait pas. J’étais plus seule que jamais.

Je n’ai pas voulu analyser ce moment, je n’ai pas voulu me dire que ce n’était que le contrecoup normal de ma démission, du fait que personne ne m’ait retenue par la manche, et que je me sois sentie tellement abandonnée. Je n’ai surtout pas voulu me dire que j’étais nulle, que personne ne me désirait, que j’étais incompétente, puisque personne n’avait souhaité que je reste. En écrivant cela, même si j’avais soigneusement évité d’y penser, je me rends compte combien ces idées mortifères me grignotaient le cerveau. Comme un bruit en arrière fond, quelque chose de sournois, de malhonnête, de nocif. Comme la naissance d’un mal en moi qui me rendrait malade, si je ne prenais pas les choses en main.

J’ai reçu du courrier : des relances pour les factures. J’ai mollement payé mon dû, j’ai posté les chèques en sortant acheter du pain, je me suis nourrie de haricots en boîtes et de sardines, je n’ai jamais mangé autant de pâtes.

Puis les vacances sont arrivées. Ma voisine m’est naturellement tombée dessus. Quelques conseils psychologisants plus tard, elle réussissait à me convaincre de troquer mon pyjama contre un jean et un gros pull. Elle voulait m’accompagner à la maison de retraite.

vendredi 20 octobre 2017

Carte Mère - Deuxième partie - Chapitre 10


La secrétaire de Suzy m’a fait patienter un moment dans la salle d’attente. L’avocate était déjà en rendez-vous. J’ai fait la liste de mes questions, dans ma tête. Il faudrait que je commence par ce qui m’avait amenée ici la première fois : l’affaire Rasier avait-elle des suites ? Puis il faudrait que j’explique que je n’étais pas là que pour ça. Elle allait peut-être penser que j’abusais. Peut-être qu’elle se douterait que tout cela n’était que prétexte pour la revoir. Je me faisais déjà tout un petit scénario fantasmagorique. Erotique. Mais nous ne sommes pas dans un Arlequin. En tout cas, ces petites pensées interdites étaient comme des bonbons : elles faisaient du bien à peu de frais. Le trouble que j’éprouve dans les jeux de séduction me sont bien meilleurs encore que la réalité d’une relation amoureuse. C’est sans doute pour cela que je suis seule. Je préfère la longue montée des marches, la découverte de l’autre, la délicatesse d’un regard qu’on imagine porteur de sens. Dès qu’on ouvre la porte de la chambre, je me retrouve vide de tout désir. Ou était-ce une idée dont j’essayais de me persuader ?

La porte du cabinet s’est ouverte et un homme élégant en est sorti. Un grand brun, en costume, son manteau sur le bras, une mallette dans l’autre, un sourire assez ravageur sur les lèvres…Beau et sympathique, ai-je pensé. Petit effondrement de mon cœur, subite envie de pleurer : évidemment, c’est son mari, je n’ai aucune chance. Il pouvait bien être un client, mais ma confiance en moi, si fragile, me soufflait le contraire. J’ai failli partir. Je n’ai pas eu le temps de le faire : Suzy m’a littéralement sauté dessus « Madame Quépié, je suis contente de vous voir. J’allais vous appeler. J’ai des nouvelles de l’avocat de la rédaction du journal et de Maître Bonneterre : ah ! quand il s’agit de médias et de politique, les choses avancent vite, ce n’est pas comme pour des affaires de petits malfrats ou pour des soucis de voisinage ! Donc, les nouvelles sont bonnes pour vous : après examen du dossier, vous avez bien fait de ne pas vous associer au journal et de mon côté, j’ai négocié et votre dossier était complet, merci : tout le monde reconnaît finalement que votre responsabilité n’est pas engagée. Maître Bonneterre va consulter Samuel Rasier, mais il semble probable qu’il retire sa plainte contre vous, pour se concentrer sur le journal… Par contre vos anciens collègues ont peut-être un peu plus de souci à se faire : l’avenir nous dira si le juge souhaite poursuivre. Il a 3 mois pour le faire… »

Abasourdie par tant d’informations, je ne savais plus pourquoi exactement j’étais venue. Voilà un problème qui semblait être résolu ! J’ai souri, j’ai bégayé. Je faisais vraiment bonne impression, encore !

« - Eh bien…formidable, merci ! Combien je vous dois ? 
- Mais rien, bien entendu : vous m’avez apporté cette affaire sur un plateau, vous aviez constitué le dossier, j’ai eu un ou deux coups de fil à passer…Et la plainte est retirée, affaire classée. Ce fut un plaisir de faire votre connaissance…je…vous… »

C’est la part la plus téméraire de ma personne qui s’est jetée sur cet instant d’hésitation :

« - Je peux prendre encore un peu de votre temps, malgré tout ? »

Alors nous sommes entrées dans son bureau et j’ai décidé de parler d’abord de Monsieur Ninne. J’ai sorti la lettre. Elle m’a dit qu’elle n’était pas encore au courant de sa mort, que les autorités judiciaires ne l’avaient pas encore prévenue. Je lui ai expliqué que j’avais fait quelques recherches dans l’appartement pour trouver la lettre, mais que ni les pompiers, ni la police ne l’avait lue.

« - Ah ! Vous êtes ce genre de curieuse ! Il est vrai que vous êtes journaliste ! »

Elle a parcouru rapidement la lettre.

« - Mais si je comprends bien, Monsieur Ninne ne vous avait pas tellement bien cernée ! Vous vous intéressez quand même un peu aux autres ! C’était un homme surprenant : je ne l’ai rencontré que peu de fois, pour son testament, mais il m’a paru très ferme sur ses positions. Sa lettre ne dit pas le contraire : c’était un être obtus, plein de préjugés…Bref…Je vais garder cela et je préviendrai la police. »

Il me restait une question à poser, à propos de ma mère. Mais j’avais l’impression qu’elle était pressée d’en finir. Un peu déçue, un peu contrainte, j’ai dit merci, j’ai dit au revoir. Debout devant la porte, pleine de regrets, déjà, sachant par avance que je passerais ma nuit et le jour suivant à refaire l’entretien, à repenser à ce que j’aurais dû dire, à ce que j’aurais dû faire, j’ai décidé de prolonger un peu l’instant, m’en remettant encore une fois à mon instinct.

« - Ah ! Une dernière chose, qui n’a rien à voir, une question qui me tombe dessus, j’ai failli oublier… »

Elle m’a invitée à me rasseoir, à contre cœur, me suis-je dit...Mais tant pis, je voulais prolonger l’instant :

« - Ma mère est en maison de retraite. Comme vous le savez, je suis chômeuse depuis hier, mes revenus vont chuter et jusque là, chaque mois, j’aidais maman à payer son loyer. Rapidement, cela va devenir compliqué. J’aimerais vendre son appartement, pour assurer l’avenir, mais je ne connais pas la démarche…Une tutelle est nécessaire, non ? 
- Oui, en effet. Il faut qu’un expert reconnaisse l’incapacité de votre mère à gérer ses affaires puis une mise sous tutelle : vous aurez alors la gestion de ses biens et vous pourrez vendre. L’usufruit reviendra toujours à votre mère, évidemment. Mais ce soir, je n’ai pas le temps d’aller plus loin. Je dois sortir plus tôt, veuillez m’excuser. En sortant, prenez un rendez-vous avec ma secrétaire. Nous aurons l’occasion de nous revoir, comme ça ! C’est un plaisir ! »

C’était une formule de politesse, mais je me sentis rougir comme une gamine.

J’ai pris un rendez-vous pour le jour suivant et je sortis de là en voyant la vie autrement : le monde était neuf comme un œuf du jour, l’herbe – même gelée – était plus verte et l’or du soir qui tombait me baignait d’un sentiment chaud, puissant et radieux. Je me suis dit que j’étais aussi bête et naïve que la voisine d’en face, mais qu’il n’était pas désagréable de l’être !

jeudi 19 octobre 2017

Carte Mère - Deuxième partie - Chapitre 9

IX 

C’était un collègue du journal, Etienne, qui faisait souvent des piges. Surpris de me trouver là, il a d’abord cru que j’avais eu le tuyau et que j’étais arrivée avant lui pour faire l’article. Il ne savait pas encore que j’avais démissionné. Il m’a expliqué qu’il avait un copain chez les pompiers qui lui donnait parfois des infos comme celles-ci. Quand il a appris que je ne travaillais plus au journal, il a eu un moment de surprise, mais il a surtout été soulagé.

« - Tu comprends, c’est un peu dur de trouver de quoi faire des articles. La rédaction refuse les trucs habituels, les arbres de Noël des écoles ou dans les maisons de retraite. Et avant les fêtes, comme ça, il n’y a vraiment pas grand chose, la vie est comme au ralenti. Alors…comme ça…tu habites là ? Sympa, l’immeuble ! Et…euh…tu le connaissais un peu, le vieux ? Enfin, je veux dire…Monsieur…comment ? Nanne ? »

J’avais presque envie de le laisser là, avec ses infos incomplètes et ses approximations. Cela ferait un très bon article de PQR. Tout à fait caractéristique. Eut égard au souvenir du mort, j’ai daigné répondre :

« - Monsieur Ninne. Avec deux n. Il avait 82 ans, il avait été marié à Augustine, décédée en 2002. Il s’est suicidé. Il a laissé une lettre dans laquelle il exprime son incompréhension face au monde actuel et sa solitude depuis la mort de sa femme. Il n’a ni famille, ni connaissance, il a déjà organisé ses funérailles et pour l’instant, comme il s’agit d’un suicide, il faut attendre les résultats de l’enquête judiciaire, l’autopsie. Voilà. Tu as ton article, mon vieux ! »

Il prit des notes frénétiquement.

« - Merci ! T’es la meilleure ! Mais alors…pourquoi t’as démissionné ? J’espère que tu vas retrouver du boulot...
- Longue histoire, mais j’ai bon espoir de me recaser rapidement, t’inquiète…
- Ok…bon…ben…salut…merci… »

Il est parti, aussi vite qu’il est venu. J’avais réussi à m’en débarrasser sans avoir à expliquer qu’on l’avait retrouvé longtemps après sa mort et qu’en matière de scoop, je n’avais pas assuré du tout. On avait bien le temps de voir.

A mon tour, je sortis de l’appartement et refermai la porte délicatement, comme on referme les pages d’un livre interdit.

Je repensais au jugement dernier ou au dernier jugement du vieil homme à mon propos : est-ce que je ne pense vraiment qu’à moi ? Je renvoie cette image. Est-ce que vivre seule est une forme d’égoïsme ? Je ne sais pas ce qu’il a voulu dire. Il a ajouté que je faisais bien.

Derrière ma fenêtre, j’observais les passants d’un après-midi d’hiver. Des petits couples de vieux, serrés l’un à l’autre, pour lutter contre le froid et contre le monde entier. Serrés comme on serre son sac à main dans le bus, quand on voit monter une horde de jeunes braillant. Serrés pour ne pas trébucher, pour se protéger, pour marcher mieux avec quatre jambes qu’avec deux. L’autre devient un autre soi, un bâton pour la vieillesse, un tuteur sans lequel on ne tiendrait pas debout. Il y avait aussi sous mon balcon des solitaires, les mains fichées dans les poches, la tête dans les épaules, le pas pressé, fonçant vers un rendez-vous, en retard, déjà sans doute, payés à l’heure. Et puis les flâneurs, l’œil ouvert au monde, le menton haut, cheminant à petits pas tranquilles vers un but indéterminé, peut-être le café ou peut-être un magasin, pour se réchauffer un instant sans rien acheter, juste pour se promener. Il y a les jeunes, toujours le visage plongé dans un autre monde, jamais vraiment ici et maintenant, faisant défiler les chansons dans le téléphone, pour chercher quelle serait la bande-son idéale de leur vie, en fonction de la fille qu’ils draguent ou du pote qui leur envoie des SMS, en fonction du bus qu’ils attendent et qui ne vient pas, les ados dansant d’un pied sur l’autre pour se réchauffer, pour se donner une contenance, alors qu’ils ne savent pas vraiment quoi faire de ce grand corps qui les encombre. Toutes ces vies qui se croisent sans se voir, sans voir qu’il y a dans chacune d’elle une part de ce que l’on fut et de ce que l’on sera, ces miroirs déformants de nous même, tous pareils mais tous persuadés de notre caractère unique. A quoi bon vivre ces vies insignifiantes dans leur uniformité ? Edouard avait voulu en finir. Nous restions, luttant et cherchant un sens, pour finalement tout oublier à la fin, comme ma mère. Triste vie animale, si l’on n’avait inventé dieu et les savonnettes. Ma rêverie ne menait à rien. Il fallait que je m’active, que je m’agite : être dans l’action est le meilleur moyen de ne pas déprimer. J’ai cherché un prétexte pour rappeler Suzy. Aux dernières nouvelles, rien de neuf dans le dossier Rasier…Mais il me restait l’appartement de ma mère : j’avais besoin de conseil juridique. Ou alors, lui demander des informations sur les modalités concernant le testament de Ninne, puisqu’elle était son légataire testamentaire. Il me fallait faire meilleure impression que la dernière fois. J’ai enfilé une jupe, un petit haut. J’ai retiré cette jupe, j’ai changé de haut. J’ai mis un pantalon noir. Avec des escarpins. J’ai essayé des bottes. Ça n’allait pas. J’ai opté pour un jean. Un bleu. Non. Un noir. Un petit pull un peu moulant. Je n’étais pas à l’aise. Pas moi. J’ai mis un chemisier avec un blazer. J’ai jeté un œil au miroir. J’ai finalement repris la jupe serrée, la première que j’avais sortie, avec les bottes. J’ai commencé à me maquiller. J’ai forcé un peu trop sur le noir, j’ai recommencé. J’ai mis du fard un peu rosé et brillant qui ne mettait pas si mal mes yeux en valeur. Du gloss ? Non. Pas de gloss, je ne suis plus une minette et je ne sors pas en boîte. Sembler soignée sans paraître apprêtée… J’étais nerveuse comme une ado. J’avais envie de plaire à cette femme et c’était un sentiment délicieux. Je suis sortie dans la rue. Il faisait froid, je suis remontée pour mettre le jean noir. Et un petit foulard autour du cou. Mon eczéma me filait des complexes, encore et toujours…

mercredi 18 octobre 2017

Carte Mère - Deuxième partie - Chapitre 8

VIII 

Un appartement inconnu est une île au trésor. Celui qui vivait là avait les goûts de sa génération pour l’ameublement et la décoration. Des teintes sombres, un grand buffet Henri II en chêne foncé massif, de lourds fauteuils en cuir fauve et aux murs, une reproduction de l’Angélus de Millet et des tapisseries à grosses fleurs dans des tons allant du « lie de vin » au « vieux rose ». Dans la chambre à coucher de l’octogénaire, il y avait une armoire de belle taille, un lit aux montants tarabiscotés et une coiffeuse élégante, aux pieds tournés. Un meuble très féminin. Y avait-il eu une Madame Ninne autrefois ? Il y avait aussi une petite table de nuit recouverte d’un napperon jauni, où trônait un gros réveil à cloches tel que je n’en avais plus vu depuis la mort de ma grand-mère. J’ai ouvert le tiroir. Il y avait quelques vieilles montres, une paire de lunettes de lecture et un gros cahier noir. J’ai ouvert le cahier : c’était un journal intime remontant aux années 1999-2002. L’auteur était une dame d’un certain âge, si l’on en croit le relevé quotidien de santé. Une santé bien fragile : les médicaments notés, les rendez-vous réguliers chez différents spécialistes et la récurrence du mot « chimio » laissaient croire qu’elle était atteinte d’un cancer très avancé. Peu d’entrées, mais une belle écriture et une mise en relation intéressante entre les événements de notre monde et la vie intime de cette femme mourante. Au cours de ces 3 années, durant lesquels il n’y avait pas encore l’internet de masse, mais cela est venu progressivement, nous avons changé de monnaie. À la fin de l’année 1999, Poutine devenait le maître du monde de l’Est et l’Ouest subissait en 2001, sa première attaque massive de terrorisme, marquant le début d’une nouvelle ère. Le 28 février 2002, Madame Ninne – ou celle que j’imaginais être elle – entrait à l’hôpital pour un traitement plus intense de son cancer. C’est aussi à ce moment que le récit cessait.

Cette lecture me faisait prendre conscience de l’évolution rapide de notre monde et de la rupture qu’il y avait eu à ce moment là.

« 11 septembre 2001 : une terrible attaque a eu lieu à New York. Deux avions ont explosé contre les deux tours de Manhattan. Nous revoyons les images en boucle à la télé depuis ce midi. C’est insupportable : des gens se sont jetés des fenêtres, les pompiers sortent quelques personnes des décombres, mais le carnage est total. Il paraît que ce sont des arabes qui ont fait ça. A mon âge, je ne pensais pas revoir une guerre mondiale, mais je crois que c’est bien parti. Le président des USA va forcément renchérir et la France sera bien obligée de suivre. Avec tous les arabes qu’on a en France, ça tournera mal. Je préférerais être morte plutôt que de voir ça. Mon Edouard me dit souvent : ces gens-là ne sont pas comme nous, mon Augustine. Et je crois qu’il a raison. »

Un peu plus loin…

« 1er janvier 2002 : La télé ne parle que de ça : nous passons à l’Euro. Je suis allée cherché le pain ce matin et dieu merci, pour l’instant, la boulangère ne nous a pas obligés à payer en Euro. Elle nous a dit que nous avions deux mois pour nous habituer. Mais elle nous a rendu la monnaie avec des nouvelles pièces. Celle d’un euro ressemble aux pièces de 10 francs. Mais elle vaut moins. Je crois que la boulangère est honnête, mais je ne suis pas sûre qu’elle m’ait bien rendu tout ce qu’elle me devait. Ce changement est là pour exterminer les vieux : ça aura ma peau. J’aimerais autant que mon cancer m’emporte avant la fin de la période d’essai… »

Je remis le journal à sa place. Je comprenais un peu mieux Edouard. Mon effraction était à peine coupable : qui pourrait me reprocher de me renseigner un peu ? Je suis entrée dans une autre pièce qui servait visiblement de bureau. La veille, avec les hommes du feu, nous étions restés dans le salon, autour du corps et nous n’avions pas trouvé de lettre. Là, c’est la première chose que j’ai vue : sur le secrétaire ouvert, il y avait une enveloppe adressée aux pompiers. J’ai ouvert ce courrier qui ne m’était pas destiné, délicatement, comme en effraction, même si je savais que les pompiers ne reviendraient pas et qu’il fallait lire ce qui était sans doute les dernières volontés du défunt. L’écriture penchée était appliquée :

« Très chers Pompiers, 
Je ne sais pas combien de temps il faudra à mes voisines pour découvrir que je gis au milieu de mon salon. La petite jeune va sans doute s’en rendre compte : elle est mignonne et son sourire est sincère quand elle me dit bonjour dans l’ascenseur. Mais la journaliste d’à côté ne se rendra compte de rien. Elle ne pense qu’à elle. Je ne dis pas qu’elle a tort, d’ailleurs. Alors j’ai décidé de me tirer une balle avec l’arme que j’ai gardée depuis mon service en Algérie. Depuis la mort de ma tendre épouse, je ne vivais déjà plus vraiment. Et ma vie n’avait plus de saveur, plus de plaisir. J’en ai trop vu et de toutes les couleurs : j’ai vu des tas de guerres partout dans le monde. J’ai fait celle d’Algérie, une des plus dégueulasses. J’ai perdu là-bas toute innocence et toute poésie. Quand je suis revenu, j’ai épousé Augustine. Elle était belle comme le jour et a su me réconcilier avec la vie. Mais nous n’avons pas eu d’enfant. Ce fut un crève-cœur pour Gustine. Elle a toujours regretté, je suis sûre que c’est ce qui l’a emportée : les cancers n’apparaissent pas par hasard, ils sont le fruit de nos frustrations et de nos échecs, je crois. Pourtant, j’ai essayé tant de fois d’expliquer à mon épouse qu’avoir un enfant dans ce triste monde était une erreur : les hommes sont violents, lâches et idiots. Surtout idiots. Ils gâchent toutes les opportunités qui leur sont données. Ils détruisent ce qui pourrait les sauver, systématiquement. Je ne suis qu’un vieux con, mais je vois bien que le monde tel que nous l’avons connu est en train de disparaître. Malgré toute cette technologie que nos contemporains appellent progrès, nous retournons tout droit vers la barbarie. Nous avons perdu le sens de l’entraide, de la charité. Les événements me donnent raison : les attentats, la pollution, les épouvantables émissions de télévision avilissantes, l’éducation nationale dont le niveau baisse constamment…Ces années que l’on nomme les Trente Glorieuses n’ont en fait été qu’une lente descente en enfer. »

Devant ce charabia réactionnaire, j’hésitais vraiment à lire la suite…C’était un « c’était-mieux-avant ». On ne sait pas à quel avant cela fait référence : avant la Première guerre mondiale ? Avant la Seconde ? Avant les rhumatismes et les colis de Noël de la mairie ? Souvent, quand on parle avec un « c’était-mieux-avant », on a à faire aux mêmes arguments : les jeunes étaient plus polis et ils savaient mieux le français. Aujourd’hui, ils ne disent pas bonjour et font des fautes d’orthographe.

On a beau jouer l’ironie et demander qui dit bonjour, aujourd’hui, qui se parle, dans notre société tellement individualiste, on ne fait que faire grandir l’incompréhension : pourquoi dirais-je bonjour à quelqu’un qui ne me dit pas bonjour ?

On a beau relativiser, dire qu’avant, il y avait plus d’illettrisme et que, surtout, personne n’écrivait « publiquement », sans être autorisé à le faire…Avant, les écrits étaient pour la plupart, privés. Si vous lisez des lettres de poilus, qui sont maintenant devenues publiques parce qu’elles sont considérées comme des témoignages historiques, vous vous rendez-compte que beaucoup de ces jeunes du siècle dernier faisaient des fautes d’orthographe. Ceux des milieux populaires, notamment. L’orthographe est surtout un marqueur social…Mais la lettre de Ninne était sans faute !

J’ai continué de lire. Peut-être qu’il y avait quand même quelques indications concernant les obsèques ou une éventuelle personne à prévenir…

« Je rumine ces constats depuis trop longtemps, maintenant. Je ne comprends plus rien à ce monde et je n’y ai plus ma place. Je vous souhaite bien du courage, à vous qui viendrez chercher ma dépouille. Je ne sentirai pas très bon et peut-être que vous trouverez mes pensées nauséabondes. 

Je n’aurai personne à prévenir. J’ai coupé les ponts avec tous mes amis. Ma femme et moi n’avons plus de famille depuis longtemps. 

Je tiens à préciser que mes obsèques sont déjà payées par avance auprès des pompes funèbres de la rue Jaurès. 

Vous n’aurez qu’à vous adresser à eux en précisant mon nom. Tout ce que je possède sera légué au Secours Catholique par testament, dument déposé chez Maître Suzy Pasquet, désignée comme légataire testamentaire, habilitée à faire appliquer mes diverses dernières volontés par le notaire de son choix. 

Je pars avant la fin du monde. Le mien est mort depuis longtemps.  

Edouard Ninne. » 

Soudain, j’entendis un claquement de porte. Quelqu’un était entré dans l’appartement.