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mardi 31 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #16

Je n’ai pas de fièvre.

Le soleil est là, à nouveau. Si ses rayons ne réchauffaient guère ce matin, cet après-midi, la terrasse est le spot le plus doux de la terre. Pour ma guitare et moi. Quelques familles se baladent, poussant draisienne ou poussette. Il faut aérer les petits. Si le temps reste au beau fixe, je finirai ce confinement bronzée comme si j’étais allée aux Seychelles.

Tandis que les journaux et les chaînes d’infos nous annoncent tranquillement ce qui doit changer au 1er avril, les APL en moins, les droits au chômage à la baisse, le prix du gaz à la hausse, comme si de rien était, notre vie entière est en train de changer.

La véritable question, pourtant, c’est de savoir ce qui va vraiment changer. Pour nos dirigeants, visiblement, rien ne va changer : on continue à aider en priorité banques et entreprises du CAC40. Tout en se félicitant que quelques uns de nos fleurons de l’industrie soient capables de se mobiliser pour fabriquer quelques centaines de respirateurs pour la mi-mai. Tout en se félicitant que nos grandes entreprises arrivent soudain à produire quelques millions de masques pour la fin avril. Sans avoir pensé à faire fabriquer des charlottes, des surchaussures et des blouses jetables, en même temps.

On va relocaliser, dit-on. Promesse de crise. Mais si on ne pouvait pas compter sur les productions chinoises, soyons honnêtes, notre imprévoyance nous conduirait dans le mur.

C’est le bla-bla de Macron, ce midi. 4 milliards d’Euros pour Santé Publique France. D’ici qu’on en voie la couleur, là, sur le terrain, dans mon département qui est l’un des plus touchés de France, on en sera à COVID-22. Minimum.

Les effets d’annonce sont légions depuis le début de la crise. Par exemple, la prime de 1500 Euros à laquelle les indépendants peuvent prétendre pour les pertes du mois de mars. Les conditions sont tellement contraignantes que personne n’y aura droit. A peu près comme les masques fantômes. 

Aujourd’hui, j’ai fait un plat d'épinards à la béchamel avec des oeufs durs, des croutons délicatement frottés à l'ail, vous savez...ce plat qu’on n'aimait pas quand on était petit mais qu’on aime bien, maintenant, parce qu’il nous rappelle notre enfance. Aujourd’hui, demain...ce qui change, pourquoi ça change...Je vous laisse cogiter.

 Bonne soirée.

lundi 30 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #15

Je n’ai pas de fièvre.

Je vais bien. J’examine les moindres petites douleurs, les petites failles imperceptibles de mon corps et soyons honnête, tout va bien. J’ai le nez qui coule, comme d’habitude, quand il fait froid, quand il fait chaud. J’ai les intestins qui n’en font qu’à leur tête, comme d’habitude. Tout est parfaitement normal.

J’ai eu une sorte de petit coup de mou, tout à l’heure, en début d’après-midi. Il faut dire que j’ai une masse de travail impressionnante, pour le collège. Des messages de partout : WhatsApp, SnapChat, Discord, la boîte mail, Pronote. J’ai l’impression d’être poursuivie, jusque dans mon sommeil par des notifications qui s’amoncellent et auxquelles je n’arrive pas à faire face. J’ai donc passé trois heures à répondre, à faire les cours, les corrections, les leçons. A tout mettre en ligne. A m’assurer qu’ils comprennent, même au fond de la classe, à réexpliquer comment accéder au manuel en ligne, les codes, les mots de passe. Tout est compliqué. Surtout quand on sait que certains n’ont que leur téléphone portable pour y arriver.

Mais c’est fait. Je voyais ça comme une montagne, je l’ai gravie. Pour l’instant. Je suis Sisyphe - passion mythologie grecque.

Bon, j’ai eu une sorte de petit coup de mou, tout à l’heure. Peut-être parce qu’il fait froid, peut-être parce qu’il fait gris. Peut-être parce qu’à la cellule de crise, nous avons eu le message désespéré d’une dame d’Algérie qui n’arrivait pas à joindre son oncle depuis jeudi. Son oncle vivant seul dans notre ville et ayant la santé fragile. Nous avons dû appeler les pompiers, ouvrir l’appartement en urgence. Nous craignions le pire. Il est finalement à l’hôpital, positif au COVID-19, mais pris en charge. Nous allons sans doute avoir beaucoup d’histoires dramatiques comme celles-ci, dans les jours et les semaines qui viennent. Il va falloir être fort.



Alors quand nous sommes à la maison, il faut se bichonner, se câliner, se protéger. Qu’est ce qui vous fait du bien à vous ? Les gaufres maison, avec de la confiture de poire ? Passer une heure à supprimer les photos WhatsApp de votre photothèque ? Les chansons de John Mayer ? Les après-midis couette et canapé, avec un petit thé au miel ? Le film “Un jour sans fin” pour se rassurer (il y a pire comme confinement !) ? Chanter à tue-tête ? Danser sur les rythmes endiablés proposés par Isabelle ? La chanson Fever, par Elvis, pour conjurer le sort et nous réchauffer l’âme ? Faire l’amour ? Regarder à nouveau tous les épisodes de la série The L word ? Lire un Arlequin ou La Recherche du temps perdu ? Ranger, nettoyer, balayer, récurer les joints du carrelage à la brosse à dents ? Faire le vide dans les placards ? Jouer au scrabble en famille ? Commencer à apprendre une nouvelle langue ? Faire des trous dans les murs pour accrocher de nouveaux tableaux ? Ecouter les merveilleux podcasts de ma cousine Ruth (celui avec ma cousine Florence ❤️) ? Regarder les nuages, les merveilleux nuages par la fenêtre ? Compter le nombre de fois que Mme Machin sort son chien chaque jour ? Passer une heure au Cambodge, au Mexique ou à Melun grâce à Google Earth ? Téléphoner à des amis que vous n’avez pas vus depuis longtemps ?

Dites-nous tout !

 Il est temps de chiller, comme disent les jeunes !

dimanche 29 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #14

Hier et aujourd’hui, le ballet des avions venant chercher des patients en détresse respiratoire vient briser le silence qui s’était installé sous nos fenêtres. Cela rythme différemment les journées, avec le passage de quelques corbillards et les églises qui sonnent à tour de rôle, pour des enterrements. La mort rôde.

On dit parfois que notre société a oublié la perspective de sa propre finitude, qu’on a oublié la possibilité de la mort. C’est sans doute assez faux. Mais on l’a apprivoisée, on l’a rendue moins aléatoire, plus contrôlée, plus juste. Ce qu’on entend, parfois, c’est que la mort d’un jeune, d’un enfant est injuste. La mort n’est pourtant ni juste, ni injuste. C’est la chose devant laquelle nous sommes les plus égaux, au contraire. Je ne dis pas pour autant que c’est facile à accepter.

C’est là, d’ailleurs, que se situe la question, aujourd’hui : l’acceptation, le deuil, les moments qui entourent la mort.

Je me souviens de la mort de mon père. C’était à la fois brutal et prévisible. Il était malade depuis un certain temps et la mort était une probabilité forte. Mais il avait reçu des traitements qui semblaient marcher, il était rentré à la maison. Et puis son état s’est brusquement dégradé et en quelques heures, il fut hospitalisé, mis sous respirateur, il perdit connaissance…

Je me souviens de la dernière nuit auprès de lui. Le personnel de l’hôpital nous a accompagnés dans ce moment terrible. Mon père semblait vivre un long cauchemar, il cherchait son souffle et ne nous voyait pas, ne nous entendait pas. Mais nous avons tout de même pu prendre sa main, lui dire une dernière fois qu’on l’aime, lui dire tout ce que l’on devait lui dire dans ce moment si terrible. Cela sembla l'apaiser un moment. Nous étions ensemble, en famille, autour de lui. Et cela était infiniment précieux, pour préparer l’après sans lui. Je veux croire que c’était important pour lui aussi. Qu’il est parti plus tranquille de nous savoir autour de lui, unis, d’entendre les derniers mots d’amour de chacun.

Aujourd’hui, je pense particulièrement aux familles des malades du Covid-19. A la peur de la mort, mais aussi à la douleur terrible de ne pas pouvoir accompagner son père, son mari, sa femme...dans ce moment tellement important de la vie. De la vie.

Pas marrant, mon billet...Allez, cultivons l’espoir : cette maladie, ne l’oublions pas, on n’en meurt pas à chaque fois ! Dans 95% des cas, on survit !

Étonnement devant le jour 

Mes yeux sont éblouis du jour que je revois !
L’ayant cru défier pour la dernière fois.

Mes yeux sont étonnés de revoir cette aurore,
Ainsi, moi qui souffris autant, je vis encore !

Je vis encor, je souffre et peux encor souffrir…
Sans exhaler mon cœur dans un dernier soupir !

Mais comment puis-je ainsi voir la lumière en face,
Moi dont le cœur est lourd et dont l’âme est si lasse ?

Ô mon destin mauvais… Je suis devant l’amour
Un adversaire nu… Voici venir le jour !…

Moi dont l’être est plus las que le dernier automne
Qui se meurt sur les lacs, je vis… Et je m’étonne !

Renée Vivien, Dans un coin de violettes, 1910
(Recueil posthume, ironie du sort. Elle a tenté de se suicider en 1908 puis a vécu affaiblie, malade pour mourir finalement à 32 ans seulement, en 1909.)

Journal de guerre contre un virus #13

Envie d'un autre espace-temps
Je n’ai pas de fièvre.

Chaque année, depuis que j’écris sur des blogs, c’est-à-dire depuis 17 ans, je publie les mêmes billets à propos de deux sujets majeurs, qui me tiennent particulièrement à coeur. Le premier, c’est le changement d’heure. Le second, c’est le fleurissement des marronniers.

Alors ne changeons pas les bonnes habitudes.

"C'est toujours trop court, d'habitude, un dimanche.
C'est toujours du temps qui fuit entre paresse et tendresse.
Quand on pense toucher à l'interminable de l'ennui, pourtant,
Le voilà qui vient déjà, le soir et son incertain lendemain...

Et voilà qu'en plus, au milieu de la nuit, des bureaucrates sont venus retirer soixante minutes de notre vie...

Depuis que je suis née, chaque année l'affaire est répétée si bien que déjà on m'a volé plus d'une journée de vie...Plus d'une journée..."

On me réplique en général que l’on nous rend cette heure en automne. Ce à quoi je réponds qu’on me la pique quand les jours sont beaux, quand le soleil fait frissonner l’eau de la rivière et réchauffe les bourgeons turgescents des arbres se couvrant de vert tendre, et qu’on me la rend quand les jours rétrécissent et que la nature se meurt. Que ce ne sont pas deux heures égales.

Cette année, le temps s’étire et s’étend, on ne sait plus vraiment si l’on est dimanche ou lundi et peut-être même que l’on s’en fiche. Nous devons revoir notre rapport au temps, puisque la situation est vouée à durer encore un peu. Comment profiter de ce temps immense qui nous est rendu, à nous qui courons toujours après les minutes en temps normal ? Comment goûter ce temps de vie supplémentaire qui nous est octroyé, subitement ? Avons-nous l’impression de le perdre, ce temps, si nous n’en occupons pas utilement chaque seconde ? Si nous le laissons couler sans rien n’en faire, contemplatif, aux confins de l’ennui et du vide ? Est-il plus lent ?

Il se peut que dans dix ans, et peut-être même avant, nous nous souviendrons de ce temps perdu comme d’un moment enchanté, une parenthèse de lenteur et de douceur que nous rechercherons dès que la vie reprendra comme avant, dès que nous manquerons de temps.

samedi 28 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #12

Toujours pas de fièvre.

La petite vie depuis ma terrasse, voilà qui est fascinant.

Ce matin, il y avait des dealers pas très malins (mais pas très méchants non plus, a priori) qui essayaient de faire vivre leur petite entreprise sur la place. Le moins malin des deux tente le coup avec une petite dame allant au marché : "Eh Madame, tu veux du shit ?" Evidemment la dame décline. L'autre dealer dans un premier temps dit à son copain "Tu vois bien que c'est pas une cliente !" Puis va vers la dame en lui expliquant qu'il faut bien vivre et faire marcher le commerce et qu'en ce moment, il faut même tenter de survivre. "Excusez-nous hein madame, et bonne journée, hein !" Les indépendants vont quand même bien souffrir durant la crise....

Cet après-midi, un type passe, son smartphone à la main, filmant autour de lui, commentant, peut-être en direct sur les réseaux sociaux, les rues vides, le chant des oiseaux, les reflets sur le Doubs, les gens à leur balcon….peut-être.

Un samedi après-midi ordinaire de confinement, sous le soleil, un magnifique après-midi, il faut bien le dire. Qu’aurions-nous fait de cet après-midi, un jour normal. Peut-être rien, pas plus qu’aujourd’hui. Oui, mais nous l’aurions choisi. Revoilà le conditionnel, le temps de l’irréel. 

Laissons courir nos pensées vers ceux que nous ne pouvons pas voir, pas toucher, en ce moment. Profitons-en pour regarder des photos, envoyons des messages, demandons des nouvelles, un petit SMS, un message sur WhatsApp, usons des réseaux sociaux de manière plus utile que pour partager des bêtises. Ce soir, j’ai deux apéros skype en même temps. Quel agenda !

Un tout petit poème de Guillaume Apollinaire, mort de la grippe espagnole en 1919…Il écrivit celui-ci pour son amante, Lou, lorsqu’ils étaient séparés par la guerre.

“Lorsque deux nobles cœurs se sont vraiment aimés 
Leur amour est plus fort que la mort elle-même 
Cueillons les souvenirs que nous avons semés 
Et l’absence après tout n’est rien lorsque l’on s’aime” 

(Secteur des Hurlus, septembre 1915)
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou

Journal de guerre contre un virus #11

Je n’ai pas de fièvre.

Depuis le début de cette crise sanitaire, j’ai lu. Pas de roman. Enfin, c’est à peine si j’ai terminé le dernier Fabrice Humbert, commencé depuis belle lurette et qui affirmait sur la couverture que “Le Monde n’existe pas”. Ce que cette crise mondiale vient infirmer de manière assez flagrante.

J’ai lu, mais j’ai du mal à fixer mon attention longuement, alors j’ai lu des articles, j’ai lu presque tous les Tracts de crise de Gallimard, j’ai cherché la réflexion, le recul. C’est toujours comme cela que je fonctionne. En 2015, lors des attentats, j’avais déjà fait une cure boulimique d’analyses d’experts, d’essais philosophico-politico-socio-économico-agitateur de neurones (branlage de nouille). Tout n’est pas bon à prendre, mais tout permet de penser. Essayons d’avoir un point de vue “métadiscursif”. Essayons de prendre de la hauteur.

Il y a plusieurs tendances.

Tout d’abord, il y a massivement le constat que c’est une crise de la mondialisation à outrance. Ou comment un pangolin à Wuhan, ville dont personne n’avait jamais entendu parlé avant, au fin fond de la Chine archaïque, la Chine des marchés crados, des traditions vaseuses, des aphrodisiaques à base de chauve-souris - mais bon sang ! le viagra, ça marche bien mieux -, peut bouleverser le monde moderne jusqu’à Paris, jusqu’à New York, jusqu’à Mulhouse.

Les avions, les bateaux, les conneries inutiles qu’on achète sur Amazon, tout à coup, nous permettent de nous émerveiller et de nous effrayer, tout à la fois, de notre monde devenu si petit. Et deux tendances en sortent : le monde changera, se promet-on, après cette crise. Nous consommerons local, la main sur le coeur, nous le jurons, nous irons faire des bisous aux agriculteurs de nos contrées et nous acheterons des chaussettes bleu blanc rouge, garantie sans polyester chinois. Deuxième tendance, le repli sur soi. Vaut mieux une bonne scarlatine locale, qu’un virus qu’on ne connaît pas et qui a les yeux bridés. A la Trump, sans complexe.

Ensuite, il y a le constat que ce virus nous fait prendre conscience que la nature est plus forte. Qu’elle reprend ses droits, même si l’on pensait la maîtriser, la dominer. Même si on pensait qu’elle ne comptait pas. Preuve : les foyers du virus sont les lieux les plus industriels et les lieux les plus pollués du globe. La Divine Nature nous envoie un message : “Vous avez joué au plus malin, vous avez pillé, sali, tué, vous avez détruit, gaspillé, dilapidé, aujourd’hui, vous le payez.” La nature se venge : on craignait les lions, on les a tués, mais c’est une bestiole invisible à l’oeil nu qui aura notre peau. Bien fait. Juste retour des choses. Nous sommes de trop sur cette planète, le bug du système, c’est nous. Mais depuis cette crise, les oiseaux chantent de nouveaux, les avions ont arrêté leur course folle et ne balancent plus leurs particules de kérosène sur nos champs de pommes de terre, nous apprécions le silence retrouvé de nos villes et de nos campagnes, sans voiture, et si les couchers de soleil ont moins de relief sans le CO2, nous avons presque l’impression de nous racheter une bonne conscience, de permettre à la planète de respirer à nouveau. Là encore, nous nous promettons d’arrêter, de changer, dès que tout cela sera terminé. Promesse d’alcoolique en plein sevrage.

Enfin, il y a les blasés. Ceux qui ne peuvent pas s’empêcher de ressortir La Peste de Camus, Le Hussard sur le toit de Giono, la grippe espagnole de 1919 et les grandes épidémies du Moyen Âge, Le Masque de la Mort Rouge de Poe, les références intellectuelles qui nous permettent de comprendre la situation actuelle à l’aune du passé de l’Humanité, l’Histoire comme un éternel recommencement, tout en fustigeant la mémoire courte de l’inculte moyen qui a l’impression de vivre un moment inédit.

Rien de surprenant, lisez donc des livres, les épidémies font partie de notre destin : elles arrivent, elles nous terrifient, elles nous font prendre conscience de notre finitude, elles ravivent les croyances, les grigris, les superstitions. Elles font les choux gras des vendeurs d’espoir qui profitent de la crédulité des plus faibles.

Face à ce constat, deux réactions possibles : c’était donc prévisible et l’Etat ne l’a pas anticipé. L’Etat n’a pas prévu. D’ailleurs, le virus de 2003 était le grand frère de celui-ci et nous n’avons pas travaillé pour trouver un vaccin. Nous n’avons pas mis l’argent qu’il fallait pour la recherche. Et nous n’avons même pas cherché à faire des stocks de masques, de gel hydroalcoolique et de protections pour les soignants. Embarqués dans notre course folle pour gagner de l’argent, nous avons même progressivement affaibli notre système de santé qui a aujourd’hui du mal à faire face.

Deuxième point de vue : l’Etat, faute d’anticipation, a réagi. L’Etat a pris les dispositions qu’il pouvait prendre, les épidémies étant par nature imprévisibles. On sait qu’elles peuvent arriver, mais on ne sait pas quand et personne n’aurait pu réagir autrement, entre stupeur et mesures de confinement. Voyez comment l’Angleterre a tergiversé, voyez le désastre en Italie, voyez les réactions insensées de Trump. Et vous, bande d’imbéciles sur votre canapé, vous commentez cela comme un match de foot sans avoir la moindre idée de ce que vous auriez fait si vous aviez été aux affaires.

Les intellectuels ne nous apprennent pas grand chose. A peine s’ils nous ouvrent les yeux sur la misère de notre condition.

Mais l’analyse de la situation, c’est tenter le présent. C’est penser à ce qui se passe ici et maintenant. Cependant, on est toujours coincé entre ce qui se passa, sur le conditionnel passé, cet irréel, cette machine à remords : nous aurions dû, si nous avions su, nous aurions pu éviter tout cela...et le futur, l’espoir qu’il faut maintenir, cet horizon qui nous permet de tenir durant l’épreuve. Demain, nous changerons, notre société renaîtra de ses cendres, nous saurons tirer les leçons de la catastrophe qui nous afflige.

Bonne journée !

vendredi 27 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #10

Je n’ai pas de fièvre.

La nuit fut courte. La tête un peu lourde au réveil, trop tôt, j’avais eu du mal à m’endormir, après quelques crises d’angoisse, le sentiment de ne pas pouvoir respirer. Des crises d’angoisse que je connais, qui me permettent d’expulser quelque chose, sans doute. Qui angoissent plus Amandine que moi-même. La pauvre.

Elle travaille à distance, dans la pièce d’à côté. Des conférences téléphoniques à n’en plus finir. 

Moi, je squatte le salon. Je suis vautrée sur le canapé.

Cela se passe bien, entre nous. Je fais des petits plats, puisque on ne peut pas aller au restaurant, ce qui est d’ordinaire notre passe-temps préféré. Hier magret de canard sauce marchand de vin, accompagné de pâtes fraîches, aujourd’hui risotto façon blanquette de veau, avant-hier soir, steak du boucher, frites paysannes au four, maison...Et tout cela sans dépasser les 3000 pas par jour...Mais en faisant beaucoup fonctionner nos cerveaux, ce qui est extrêmement calorifique.

Cet après-midi, j’ai préparé un peu mon conseil de classe (virtuel) et j’ai tenté d’appeler les parents des élèves que je n’arrive pas à capter autrement. Quand on appelle sur un numéro de fixe en période de confinement, on devrait pouvoir tomber sur quelqu’un. Eh bien non, pas toujours. Peut-être que le téléphone est débranché. Peut-être qu’à 6 dans un T3, on coupe les sonneries. Peut-être qu’on ne les entend pas. Peut-être qu’on s’est entretué depuis longtemps et que personne n’est plus là pour répondre. On ne sait pas ce qui se passe chez les gens. En huis-clos. C’est assez flippant. Les femmes battues, les enfants violentés enfermés avec leur bourreau...Dans quel état retrouvera-t-on la société après cette période qui vient d’être prolongée. Jusqu’au 15 avril, donc. Pour l’instant. Parce que les nouvelles qui nous viennent du monde ne sont pas bonnes. Deuxième vague en Chine, des dizaines de milliers de morts partout dans le monde.

Comment essayer de relativiser, de positiver, d’éloigner le mauvais karma ?

En nous disant que seulement un petit pourcentage y passe, que la plupart de ceux qui l’attrapent passent un sale quart d’heure mais s'en tirent sans dommage ? Que le printemps est radieux, que les fleurs sont belles et qu’advienne que pourra ? Comment gérer la peur ?

Nous allons la vivre collectivement et nous allons la vivre de manière solidaire.

Aujourd’hui, dans ma ville, on a porté des paniers de courses aux bénéficiaires du Restos du Coeur, on a fait la liste de tout ce que font les structures d’éducation populaire pour aider les habitants : pour le soutien scolaire, pour le soutien psychologique, pour éditer des attestations, pour expliquer, pour accompagner. On a été remerciés chaleureusement, aussi, par la maison de retraite, pour les masques, pour les blouses, pour les gels hydro alcoolique qu’on se bat pour trouver depuis le début de la crise. 

On se serre les coudes, on prend des nouvelles, on fait signe aux voisins, de loin. On reste des êtres humains et on n’oubliera pas cela après. On se serrera dans nos bras, on fera la fête, on boira des coups - et on fera du sport pour perdre nos kilos.

On essaie de s’en convaincre, parce que l’avenir est incertain.

Mais comme l’écrivait Victor Hugo :

“L’écume est furieuse et n’est pas éternelle ; 
Le plus fauve aquilon demande à ployer l’aile ; 
Toute nuit mène à l’aube, et le soleil est sûr ; 
Tout orage finit par ce pardon, l’azur.”

jeudi 26 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #9

Je n’ai pas de fièvre.

Hier, la porte-parole du gouvernement, Sibeth, a déclaré que j’étais aux fraises. Je ne le prends pas personnellement. Elle est Sibeth et je sais ce que je fais pour la #nationapprenante. Il est 8h15 du matin et avant de vous écrire, j’ai déjà répondu à une dizaine de mails de mes élèves, corrigé autant de travaux, j’ai envoyé les devoirs donnés pour la semaine par tous mes collègues à mon chef d’établissement (qui tout à coup s’intéresse au pédagogique, ce qui ne cesse de m’étonner…) et j’ai vérifié les différents canaux de conversation ouverts à mes élèves.

Une bourde ? Y croyez-vous ? A ce niveau-là, c’est de l’art, c’est du grand art ! Car s’il n’y avait pas l’intention manifeste de dresser les Français les uns contre les autres, à l’heure où il faudrait être unis, plus que jamais, comment expliquer que la porte-parole du gouvernement, celle qui s’occupe de la communication, qui devrait par essence tout savoir de ce qui s’est mis en place depuis le début de cette crise, qui devrait connaître les principales mesures de tous les ministères, comment expliquer qu’une des choses qui été la plus médiatisée, les profs, les Espaces Numériques de Travail (ENT), les devoirs à la maison pour les parents, la fameuse Nation Apprenante de Blanquer, lui ait échappé ? Elle l’a fait exprès, il n’y a pas d’autre explication. Les profs sont des feignasses, il faut que ce mythe perdure, même pendant la crise, pour qu’on puisse ensuite continuer la destruction, tranquille, de l’éducation nationale, quand tout redeviendra normal, qu’on reprendra les affaires, qu’on continuera de faire du fric sur le dos des services publics. Pour
l’hôpital, le virus se charge de prouver que le système ne fonctionne pas. Vous verrez qu’ils retourneront l’argument, une fois les morts enterrés. Ils diront : nous aurions mieux géré avec des hôpitaux privés.

Ce n’est pas une bourde, c’est une stratégie.

Ou alors, une incompétence crasse qui fait peur. Mais vraiment peur.

Comme toute la communication de ce gouvernement indigne, si peu à la hauteur de la situation. 

Comment entendre dans la bouche du président de la République que des masques sont distribués quand on constate chaque jour que c’est faux, que sur le terrain, les soignants, les pompiers, les ambulanciers, les aides à domiciles manquent de toutes les protections nécessaires. Quand on sait que cela fait des mois que les hôpitaux sont en grève pour réclamer des conditions de travail décentes, du personnel et du matériel...Tout ce qui fait défaut aujourd’hui.

Comment peut-on avoir l’hypocrisie de venir les remercier aujourd’hui, ces héros qui se sacrifient pour que notre société survive à cette catastrophe sanitaire ?

Comment ne pas imaginer, en plus, que sitôt la crise passée, on continuera de plus belle à tirer sur l’ambulance ? A tout donner à la startup nation et au CAC40, sans contrepartie plutôt que de s’occuper de l’économie réelle, sans renforcer les services publics…

Le comportement ambigu adopté tout au long de la crise en est la preuve : Pénicaud qui demande aux BTP de continuer de travailler, Amazon qui se remplit les poches, les usines qui reprennent bien vite du service, la volonté de continuer à faire du pognon plutôt que de réellement juguler la crise…

Cet après-midi, sous ma fenêtre, c’est un lâcher de fous, de psychotiques, de détraqués. Hurlements, discussions enflammées, solitaires ou dans un téléphone imaginaire...L’état de la prise en charge des patients relevant de l’hôpital psychiatrique, problème connexe à celui de l’hôpital public tout court, il faudra aussi qu’on en reparle. Après la crise.

Sinon, j’ai appelé ma mère au téléphone. Depuis le début, elle ne comprend pas exactement la situation. Elle prend conscience de la gravité des choses au fil du temps qui passe. Au début, elle voulait continuer sa vie comme avant. Elle allait à la chorale, le lieu confiné par excellence où 40 vieillards cacochymes passent deux heures à se postillonner sur les épaules. Puis nous lui avons interdit (mais elle n’en fait qu’à sa tête). Ensuite, elle voulait aller faire ses courses comme d’habitude. “Oh, à la boulangerie, je n’ai presque vu personne...La boulangère et Mme Machin, qui avait l’air bien enrhumée, quand même…” Et puis il y a l’épisode de l’attestation de déplacement dérogatoire. “Mais tout de même, pour marcher à pied, dans le village ?”. Oui et sinon, tu peux avoir une amende. “Je ne la payerai pas !” Ma mère, cette rebelle de 70 ans…

Aujourd’hui, elle semblait plus réceptive. Elle a compris, pour l’autorisation. Il y en a une par jour dans le journal. Ouf ! Ensuite, on lui fait ses courses, tout va bien. Mais quand même…”Hier, j’y serais bien allée.” Oui, mais non : elle a des problèmes pulmonaires, elle reste à la maison. Elle ne manque de rien, elle a un congélateur plein, des conserves, elle est à la campagne, elle a de quoi tenir un siège. Et puis elle a la télé (“J’ai vu Macron, il a dit que c’était la guerre !”), le Dauphiné Libéré, une bibliothèque pleine de livres. Avec la ferme à côté, elle voit un peu de vie : les vaches ont retrouvé les prés, la campagne verdoie. Tout va bien.

Même si je suis loin et inquiète pour elle...Et qu’à chaque fois que je l’appelle, c’est presque toujours pour la sermonner.

J’essaie de me rassurer. Tout ira bien.

mercredi 25 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #8

Le poirier du balcon n'a jamais eu autant de fleurs
Je n’ai pas de fièvre.

J’ai réussi à assez bien dormir. J’ai éteint la lumière vers 23h30, je me suis presque aussitôt endormie, ce qui est un miracle, j’ai ouvert les yeux à 6h30. Sans réveil nocturne. Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait une nuit complète comme ça.

Vous dormez bien, vous ?

J’ai fait le rêve étrange de chanter au paradis avec Kurt Cobain. I was speaking english in my dream. Je demandais, avec mon accent français épouvantable : “Where are we ? I love your album “Unplugged live at New York”...” Il me répondit, bizarrement avec le même accent pourri que moi : “We are at Paradise. It’s a “Unplugged ‘dead’ at paradise”. You’re welcome.”

Bon, j’étais morte, mais j’avais ma guitare et Kurt a dessiné un coeur dessus.

Ceci dit, je ne suis pas pressée d’aller faire le boeuf avec Kurt. Et d’ailleurs, je n’ai pas encore le niveau, il faut que je bosse un peu mes accords.

Cet après-midi, soudain, je suis prise d’un certain découragement. Une fatigue. Sans doute à cause de tout ce qu’il faut traiter en direct, en permanence et à l’impossibilité que j’éprouve à lâcher l’affaire. Je n’arrive pas à déconnecter. Suivre en même temps la cellule de crise, mettre des choses en ligne sur Facebook, répondre à des messages pour la ville et en même temps à une collègue et à des élèves. Je m’épuise. Mais je n’arrive pas à couper le fil, parce que j’ai l’impression que si je m’arrête, je vais tomber.

Il faudrait sans doute que je m’autorise à me laisser tomber. C’est un drame, pour moi, je suis la nana solide, celle sur qui on peut compter et qui a toujours le sourire. C’est une drôle de réputation que je traîne depuis mon plus jeune âge. Je suis l’aînée et déjà quand j’étais petite, j’étais celle qui assure. Qui descend à la cave, dans le noir, sans avoir peur. Et c’est sans doute un peu vrai : je n’ai pas peur. Mais cette réputation fait qu’on s’appuie beaucoup sur moi. Ma grand-mère me disait “Ne pleure pas.” Et je ne pleure pas. J’ai une oreille attentive. On le sait, on se confie à moi. Souvent, Amandine me demande “Et toi, qui t’écoute ?”. Amandine m’écouterait, peut-être, si je parlais. Mais, moi j’écris : la meilleure façon de parler sans être interrompu comme disait l’autre. C’est une forme de discrétion - et de fierté mal placée. J’ai toujours l’impression de déranger, quand je parle de moi et d’être prétentieuse, en plus. Ou alors de paraître faible. Je ne suis pas à un paradoxe près.

Alors, je dépose mes états d’âme sur le papier, pour les tenir à distance. Ne lisent que ceux que ça intéresse. Les gens savent-ils lire ? Et cela intéresse-t-il vraiment quelqu’un ?

Pourtant, je ne suis pas sûre, une fois de temps en temps, de ne pas avoir envie d’avoir peur, de pleurer et de lâcher la bonde de la parole. Il le faudrait.

Amandine me dit aussi “Toi, tu as des petits coups de folies régulièrement, ça te permet de ne jamais exploser de manière violente.” Elle seule le sait, mais il m’arrive souvent de me mettre à sauter en l’air, de danser comme une insensée, de chanter à tue-tête...Mais peut-être qu’il faudrait que j’explose de manière violente…

Mais j’ai beau dire, je n’y arrive pas.

Et vous, comment gérez-vous cette période de crise ?

Allez, tenons, vaille que vaille !

Éloignons-nous des mauvaises ondes, des mauvaises nouvelles qui nous parviennent de partout. Nous devons nous protéger, et pas seulement du virus. Plus de nouvelles d’Italie, plus de statistiques alarmantes, plus de pensées négatives, plus d’articles décrivant les effets néfastes du confinement sur nos psychismes. Plus d’image de gens intubés.

Et pourtant...ma mère, si loin...Mon frère, sa femme, leur bébé...Non, ne pas penser. Ils vont bien, ils sont prudents, tout ira bien. Je les ai au téléphone tout le temps, tout va bien.

Et ces amis qui ont chopé cette saloperie. Non. Ils sont solides, ils tiendront le choc.

Nous tiendrons.

mardi 24 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #7

Je n’ai pas de fièvre.

Les jours se suivent et se ressemblent. Cellule de crise, entre angoisse, mauvaises nouvelles et solidarité, vaille que vaille. Des masques, toujours des masques : il faut se protéger et protéger ceux qui travaillent. Il faut trouver des solutions pour les commerçants, pour l’après, pour qu’on puisse se relever quand tout sera fini, pour ne pas que tout s’arrête complètement : comment ferions-nous si le marché couvert s’arrête, seuls commerces alimentaires du centre ville, seuls accès facile pour les personnes à pied. Si cela dure des semaines - et cela durera des semaines -, il faudra bien continuer de manger.

Cours pour mes élèves. Trouver au moins une bonne idée par jour, pour qu’ils se cultivent, pour qu’ils apprennent, pour qu’ils ne s’ennuient pas intellectuellement, pour qu’il ne régressent pas. Aujourd’hui, pour les troisièmes, leur faire découvrir le musée du Louvre, par le biais du clip de Jay-Z et Beyoncé et le site de visite virtuelle. Succès mitigé. Une élève a reconnu la Joconde. Et puis la proposition d’un journal du confinement, en commun, sur un padlet, en parallèle de la lecture du Journal d’Anne Frank. On verra ce que ça donne. Les faire écrire, les faire lire, les faire s’évader grâce à la culture.

Pour les 6e, L’Odyssée, les voyages d’Ulysse, les monstres, le cyclope, à dessiner, un monstre à créer aussi avec le site de la BNF. Et puis faire le portrait de sa création en une quinzaine de lignes. L’imaginaire pour oublier le réel déprimant.

Je l’imagine, leur réel. Des petits appartements, toute la famille, un seul ordinateur, une connexion chancelante, pas de livre. Pas de balcon, pas de jardin. Je ne sais pas comment ils ressortiront de tout cela. Je veux croire à la résilience de la jeunesse, je veux croire qu’ils en sortiront plus forts. Qu’ils aimeront l’école ensuite, qu’ils aimeront la vie, qu’ils voudront rattraper le temps perdu.

Et puis la maison. Je suis une privilégiée : j’ai tout ce qu’il me faut et je ne suis pas seule. J’ai de la ressource intellectuelle. J’ai de la lecture pour la vie entière et au-delà. J’ai un balcon, je joue de la musique, je chante et j’écris. J’ai une belle lumière, l’après-midi, qui baigne agréablement mon espace de travail : mon canapé. J’ai de la musique dans les oreilles, autant que je veux, tout ce que je veux. Conseil de lecture : la collection Tracts de crise de Gallimard. Des textes nouveaux chaque jours, pour penser ce moment avec des intellectuels. Et mes collègues blogueurs de toujours qui ont repris du service : Elodie, Nicolas, Seb. Je ne m'ennuie pas. C’est une prison dorée.

On n’est pas égaux devant le confinement. Comme toujours. Comment ne pas penser aux SDF. Comment ne pas penser aux réfugiés. Comment ne pas penser gens seuls. A ceux qui passent sous mes fenêtres en errant, ceux que les hôpitaux psychiatriques ne prennent pas en charge…

L’humanité nue. Je suis obligée de rester chez moi, ce qui ne doit pas vouloir dire que je suis obligée de ne pas aider mon prochain. Notre société cultive, depuis bien trop longtemps, l’individualisme. Nous devons pourtant réapprendre à vivre en société, malgré l’isolement.

C’est une leçon bien paradoxale que nous inflige ce virus.

lundi 23 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #6

Je n’ai pas de fièvre.

La cellule de crise me semble particulièrement angoissante, ce matin. Les ambulanciers nous informent qu’ils ont pris en charge 40 personnes en difficultés respiratoires cette nuit. Comme si l’étau se resserrait. Malgré cela, la solidarité est belle et fait chaud au coeur. Il y a tous ceux qui continuent à travailler pour faire en sorte que tout le monde s’en sorte pour le mieux : les agents du CCAS, les chefs de pôles de la mairie, qui courent dans les écoles pour trouver les masques des “kits terrorisme” pour les donner aux soignants, ce directeur d’usine qui a trouvé 800 masques dans ses stocks et qui nous les a apportés. Nous avons aussitôt pu les redistribuer à la maison de retraite, aux infirmières libérales, aux aides à domicile…Tout le monde est mobilisé. Et finalement, Valère Nedey nous prête gracieusement son camion frigorifique gratuitement, pour livrer les repas du CCAS. Merci pour cette solidarité !

Malgré tout, c’était peut-être la dernière fois que nous nous réunissions en vrai : nous comptions déjà quelques personnes en moins depuis le début. La maladie gagne du terrain, nous devons être prudents.

Mais cela me tue de ne plus voir personne. Cela peut paraître dérisoire, un caprice, une inconscience. C’est cela. Mais je m’inquiète vraiment de cet isolement forcé. Les contacts me manquent. Ne plus faire la bise me manque...Je ne suis pas forcément très tactile, pourtant en tant normal, mais ces gestes sociaux sont essentiels en fait. C’est maintenant que l’on s’en rend compte. Peut-être qu’après cet épisode, si l’on me prête vie, je deviendrais une mère poutou, une mère câlins, allez savoir !

J’ai traité les demandes de mes élèves au fil de l’eau, pendant au moins 4 heures cet après-midi. Et certes, être en classe avec eux, c’est un travail à 200%, qui ne laisse pas une minute de répit. Mais devoir leur répondre numériquement, c’est épuisant cognitivement aussi. C’est une tension permanente et qui ne s’arrête jamais, puisqu’ils peuvent envoyer des messages, des devoirs, des questions à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Tout à l’heure, j’ai fait la morale à une troisième qui m’a envoyé un message à 1h39 du matin. Je dormais, à cette heure-là, je vous rassure, loin de mon ordinateur.

En tout cas, dans cette période compliquée, j’ai du mal à mettre mon cerveau sur pause. Ce n’est pas une habitude, chez moi, de mettre mon cerveau sur pause, mais j’arrive, en général à vraiment regarder un film ou une série en ne pensant à rien d’autre. Et là, non. Je n’y arrive pas. J’ai soudain envie d’appeler la famille, j’ai soudain une envie de restaurant qui me traverse la tête. Sans doute parce que je sais que je ne peux pas aller au restaurant et parce que je sais que je ne peux pas voir ma famille si je veux. Alors mon cerveau panique. La privation de liberté. Tout à coup, on se rend compte de ce qu’est la prison.

Allez, pas d’angoisse. Un poème.

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu’on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l’arbre qu’on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

– Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

 Paul Verlaine, Sagesse (1881)


dimanche 22 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #5

Je n’ai pas de fièvre.

Hier soir, nous avons fait un apéro skype avec la soeur d’Amandine et son mari. Ils sont en Normandie. La région est peu touchée, pour l’instant. Les gens sont confinés bien sûr, mais Noémie nous racontait que les supermarchés étaient bondés comme si l’on était la veille de Noël et que personne ne faisait attention.

L’apéro skype, c’est un concept que je vous conseille. Nous avons passé une heure à papoter et c’était bon de voir des visages amis, après une journée de confinement.

Combien de temps encore avant que cette situation nous paraisse normale ? Pour que nous reprenions nos préoccupations d’avant, pour que nous cessions de ne parler que de cela ? A mon avis, cela viendra très vite. Nous sommes résilients. Nous avons une résistance au choc qu’on ne soupçonne pas, on a la mémoire de forme d’un matelas de chez IKEA. Vous avez vu combien l’humour a tout de suite pris le pas sur l’angoisse ? Des caricatures, des vidéos, des punchlines, à n’en plus finir. De bon goût ou pas...Peut-être que dans trois jours (ou même avant) on n’en pourra plus des gags à base de papier toilette, de coiffeurs fermés, de chien à promener et de kilos en trop qu’on va prendre, inévitablement, durant ce confinement. En attendant, cela prouve qu’on ne sombre pas dans un défaitisme total.

Il y a eu un peu de soleil cet après-midi. J’ai joué de la guitare dehors. D’habitude, quand je joue sur le balcon, avec le bruit de la circulation, le bruit de la vie, personne ne m’entend. Là, j’ai eu quelques voisins pour auditeurs. Surprenant ! Le silence est un peu angoissant pour moi et ce dimanche, il n’y avait quasiment pas de circulation du tout. C’était flippant. Comme dans ces films de cow-boy, le village abandonné dans lequel seule un amas de poussière et de broussailles vole entre les portes battantes d’un saloon désert et la carriole abandonnée d’un chercheur d’or mort de faim.

Là, ce sont les sacs plastiques, restes de la civilisation de consommation, qui s’amusent avec le vent. 

Et quelques promeneurs de chien dont on se réjouit quand ils se croisent : cela provoque une petite scène de rue admirable, souvenir d’antan, entre Doisneau et Tati. Deux chiens se cherchant des noises, cela fait notre après-midi. Avec les scintillements du Doubs dans le soleil, sous la bise fraîche et les verts tendres du printemps qui poétisent le paysage vide d’humain.

Aujourd’hui, mon père aurait eu 72 ans. Pas un jour ne passe sans que je ne pense à lui, à ce qu’il aurait fait à ma place, dans telle ou telle situation. Qu’aurait-il dit, dans la situation actuelle ? C’était un éternel optimiste. Il aurait sans doute été solidaire...Peut-être aurait-il organisé des réseaux de producteurs pour permettre aux agriculteurs de continuer de travailler et aux citadins de se ravitailler en produits frais ?

Ce matin, nous avons écrit, avec la cellule de crise de la mairie, un communiqué de presse pour expliquer tout ce que nous avons fait depuis le début de cette semaine. Il me semble que cette crise a duré déjà plusieurs mois et qu’elle n’a duré que deux jours. Le temps semble m’échapper.

Et pour vous ?

samedi 21 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #4

Photo de la très belle photo de Franck Lestuaire.
Je n’ai pas de fièvre.

J’ai pris beaucoup de risques depuis le début de l’épidémie. Sans le savoir ou plutôt sans en avoir la conscience tout à fait claire. Après les vacances d’hiver, j’ai repris le chemin du collège sans vraiment comprendre ce qui se passait. Une de mes élèves de 6e, avant ces vacances avait déjà mis un masque pour venir en classe. Je m’en souviens, maintenant, j’avais trouvé cela un peu excessif, amusant, une provocation d’ado, une solidarité avec la Chine. Elle était dans le vrai. En attendant, je suis restée enfermée avec 700 élèves dans un établissement scolaire où il n’y avait même pas une pompe de gel hydroalcoolique. Nous avons eu un rapide point “gestes barrières” avec la CPE, un matin. Nous leur avons dit de ne plus cracher partout. Ils adorent cracher, les collégiens. Peut-être pour faire comme les joueurs de foot, je ne sais pas. Ils ont continué de cracher.

J’ai fait la campagne électorale, aussi. J’ai fait la bise à un nombre incalculable de papis et de mamies. J’adore faire la bise à des papis et des mamies.

Quand je fais le lien entre les crachats de mes élèves et les bises aux papis et mamies, je me dis que je suis une serial killer en puissance.

Les élections ont été maintenues. Une ministre de la santé candidate à la mairie de Paris a dit depuis qu’elle était au courant de la gravité du virus, des risques de pandémie et de la tragédie sanitaire qui nous pendait au nez. Le président a voulu les annuler, à deux jours du scrutin. C’était trop tard. Mais 15 jours ou trois semaines avant, tout le monde aurait compris et accepté.

Le dimanche matin, en ouvrant mon bureau de vote, malgré les règles d’hygiène, j’avais clairement l’impression d’être une criminelle suicidaire.

Si j’échappe à cette maladie, ce sera un miracle. Mais pour l’instant, je n’ai pas de fièvre.

Vous avez entendu l’histoire de cette commerçante qui revendait sous son comptoir des masques chirurgicaux tombés du camion à 10€ pièce ? Aujourd’hui, un camion de masques qui livrait les pharmacies du coin s’est fait braquer. En 1940, on revendait du jambon sous le manteau. Les temps changent, mais les êtres humains restent les mêmes. Je fais de la veille pour la page Facebook de la ville et depuis le début du confinement, c’est devenu la page défouloir pour les délateurs en puissance que nous sommes sans doute un peu tous : “C’est normal, tous ces gens qui se baladent sous mes fenêtres alors que je dois supporter mes enfants dans mon T3 ?”. C’est un message qui est revenu dix fois par jour, quand il faisait beau. “Je suis sorti et j’ai trouvé qu’il y avait quand même beaucoup de monde dehors”, c’est aussi un leitmotiv. Accompagné par “que fait la police ?” et par “ce sont toujours les mêmes !”, réflexions mâtinées d’un petit racisme latent.

Marché noir et délation, c’est reparti comme en 40. Il faudrait que nous dépassions nos peurs.

Mais passons aux ondes positives. Il va falloir tenir. On ne va pas se lamenter pendant tout ce temps. 

Alors merci ! Merci pour tous les gentils messages que vous avez déposés sur Facebook à la suite de la publication de mon dernier texte. Même si je suis toujours un peu effrayée par ce qu’on lit de moi à travers mes textes, ces commentaires me touchent. Il y a les inquiets, il y a les concernés et les émus. Vous êtes tous bienveillants. Je vais bien, c’est un préalable. Sur mon blog, j’ai l’habitude, depuis très longtemps de sortir de moi les sentiments négatifs pour aller mieux. C’est un mode de fonctionnement. Je vais bien, donc. L’écriture est juste le moyen de mettre à distance ce qui pollue parfois mes pensées. De les regarder de loin, de les disséquer, avant de ne plus y penser et d’avancer. “Le pessimisme de la connaissance n’empêche pas l’optimisme de la volonté”, comme l’écrivait Gramsci.

Ensuite, à travers tous vos messages, il y a l’espoir. L’espoir que tout ira bien. L’espoir qu’après cette épreuve, on tirera des leçons, qu’on sera plus intelligent, collectivement. Qu’on saura garder cette gentillesse, cette bienveillance, cette solidarité que nous développons naturellement en temps de crise. Même Macron remonte dans les sondages : on se met à aimer notre prochain, c’est fou ! C’était improbable, il y a quelques semaines encore.

On se remet à croire en l’humanité. On n’a pas tellement le choix. On remercie le personnel soignant, on glorifie les caissiers, les boulangers...Tous ceux qui permettent à la société de continuer. On est tout de même encore Français, alors râle, aussi. On refait le match : la crise a été mal gérée. Relire le début de mon billet. Mais après tout, ce qui est fait est fait. Les échecs n’en sont pas s’ils nous permettent d’apprendre. Ça, c’est une maxime de prof de REP+.

Alors si cette crise nous permettait de changer de paradigme, de redevenir un peu plus sage, de relocaliser les productions, de croire en son voisin, de retrouver le goût de l’amour et de la fraternité, quand les loups seront sortis de nos vies, alors nous aurions tous gagné.

Ce soir, j’ai un peu mal à la gorge, mais je crois que c’est parce que j’ai trop chanté...

vendredi 20 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #3

Je n’ai pas de fièvre.

Ce matin, je me suis levée en pleine forme. Plus d’irritation de la gorge, le corps alerte. Une belle nuit de sommeil. La journée d’hier, pourtant, m’est vite revenue en mémoire. Drôle de journée. Une des dernières, peut-être, durant laquelle j’aurais vu du monde. Avant un confinement plus total. Le conseil municipal de ce soir a été annulé. J’ai une pensée pour Christine, qui vit seule, qui habite dans une école qui est vide depuis une semaine. Elle se réjouissait de voir du monde ce vendredi soir. 

C’est un quotidien de solitude qui nous tuera.

J’ai joué de la guitare. Pas longtemps, parce qu’Amandine est venue fermer la porte : elle était en vidéoconférence dans la pièce d’à côté. Notre vie a changé d’un seul coup. Il faut juste nous laisser le temps de l’adaptation.

Et puis je suis allée à la mairie, pour la cellule de crise. Du monde dans la rue. Il y en avait moins cet après-midi. Les contrôles de police se sont accentués, les gens ont entendu dire que tel ou tel s’était fait verbaliser...ou alors, nous commençons à comprendre.

Cet après-midi, j’ai travaillé pour mes élèves. J’ai dû me résoudre à aller sur SnapChat pour les retrouver. Comme pour tout, ce seront les élèves les plus en difficulté qui souffriront le plus de la situation. J’ai une classe de 6e adorable, mais dont les élèves sont très fragiles. Des problèmes de compréhension, de lecture, d’écriture. Ils sont plein de bonne volonté. Mais pour l’instant, ils n’ont pas compris un mot de ce que nous attendions d’eux pendant cette période. J’ai fait l’erreur de communiquer avec eux par écrit. Par le logiciel proposé par mon collège : le logiciel qui sert pour les devoirs. Tout à coup, on se rend compte qu’un message de 10 lignes, même rédigé avec des mots simples, c’est trop pour eux. En fait, c’est pire : il y a eu seulement 8 élèves sur 20 qui sont venus dans l’application pour vérifier s’il y avait des devoirs. Et ces 8 là n’ont pas compris ce qu’on attendait d’eux. Les autres étaient sur WhatsApp ou sur SnapChat. Essentiellement sur cette application qui sert qu’à faire des selfies idiots. Alors je me suis résolue à aller les retrouver là où ils étaient. Quand je leur ai expliqué qu’il fallait qu’ils aillent sur Pronote (le logiciel du collège), une élève m’a demandé pourquoi. Ils ne comprennent pas vraiment ce qui se passe et ces élèves-là n’ont pas des parents qui peuvent leur expliquer vraiment. A ce jour, des devoirs que j’ai donnés dès lundi, je n’ai eu qu'un seul retour pour cette classe.

J’ai une autre classe de 6e (parfaitement insupportable dans la vraie vie), le niveau est beaucoup plus conforme à ce qu’on attend en 6e. C’est la classe bilingue allemand anglais. Les parents sont très présents. J’ai des retours beaucoup plus importants dans cette classe. Surtout les très bons élèves, pour dire vrai. Nous perdrons de toute façon les autres. Nous allons creuser des écarts qui existent déjà.

Aujourd’hui, j’ai regardé les postes au mouvement intra académique, dans l’espoir de demander une mutation. Il n’y a pas de poste intéressant qui se libère. Mais je m’interroge de plus en plus sur la pertinence de ce métier : je ne sers pas à grand chose avec les élèves les plus en difficulté et je ne sers à rien avec les bons. On peut toujours essayer de se convaincre du contraire…

Et puis ce soir, au moment même où j’écris cela, je reçois un message d’une de mes 6e “faibles” qui ne comprend rien de ce que je lui demande de faire, mais qui y met beaucoup de bonne volonté. Elle m’écrit : “Madame, c’est dur, quand on n’est pas à l’école”. Et j’ai les larmes aux yeux. Nous sommes des êtres sociaux.

Le coronavirus nous attaque dans l’essence même de ce que nous sommes…

jeudi 19 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #2

Je n’ai pas de fièvre.

J’ai la gorge un peu irritée, comme lorsqu’on prend un peu froid. Trois fois rien. J’écoute un peu plus mon corps, à vrai dire. Je l'ausculte. Je le sonde. Il me semble que j’ai quelques douleurs inconnues, depuis ces quelques jours de confinement. Peut-être est-ce déjà le manque d’activités physique ? J’ai eu une période assez intense, entre 6000 et 12 000 pas par jour, selon mon téléphone, pendant la campagne électorale, entre le collège, les tracts à distribuer, les aller-retours à la mairie et au local. Et puis là, je vais une fois par jour à la mairie. Et je travaille ensuite dans mon canapé. Mon corps n’a pas la même posture. Mais ces courbatures ? Est-ce le virus ?

J’ai pris le soleil sur le balcon, en constatant qu’il y avait presque autant de voitures que d’habitude et des gens qui couraient, qui jouaient au ballon, qui étaient tranquillement assis sur les bancs, au bord du Doubs. Le temps est exceptionnel. C’est bien dommage qu’il y ait autant de voitures : on ne profite pas vraiment du chant des oiseaux.

J’ai vu des gens se promener. Je sais bien qu’il ne faudrait pas. Comment empêcher les enfants de sortir, avec ce soleil. Les CRS viendront. L’armée peut-être. Il faudra que les gens comprennent. Je ne suis pas sûre d’avoir envie de cela. J’aimerais tellement plus de douceur.

En allant à la mairie, j’ai tellement aimé marcher dans le soleil, le sentir chauffer doucement mon corps. C’est un plaisir si doux, en ce début de printemps. Peut-être que si l’on ne meurt pas, nous réapprendrons à vivre. J’ai dit bonjour aux gens que j’ai croisés dans la rue. J’ai bien senti qu’ils s’écartaient, presque imperceptiblement, qu’ils retenaient leur respiration, le temps que l’on s’éloigne. Il nous reste les sourires et les regards, de loin. Nous sommes des êtres sociaux, ce qui nous tuera, sans doute, ce sera les manques de rapports humains. Les solitudes vont s’exacerber. Si l’on regardait bien, depuis le balcon, cet après-midi, ceux qui étaient dans la rue n’avaient pas l’air bien. Que penser de ce grand ado qui a passé une heure, peut-être plus, à faire des roues arrières sur son vélo devant le temple. Tout seul. Et que penser de celui-là avec son ballon, tout seul...Jouer seul au foot...Pendant une heure ou deux...Et celui qui est passé en dodelinant de la tête, un sac de course vide à la main, une fois, deux fois, trois fois…

Le soleil était tiède, nous avons vécu une belle journée de mars. Les eaux du Doubs sont chargées de promesses, les magnolias sont splendides.

A la mairie, nous avions pris les dispositions pour tenir le conseil municipal de demain dans les conditions idéales. Les services ont travaillé pour installer une salle où les distances pouvaient être respectées. On avait des gants, du gel hydroalcoolique. On devait se retrouver une trentaine, avec les absents qui auraient fait des procurations. Ce n’était pas une folie.

Mais il a été annulé, dans un énième revirement du gouvernement. On est dirigé par des aveugles dans le brouillard.

En fait, depuis dimanche soir, notre ville n’a plus qu’une seule élue : le maire sortant. Elle est seule à assumer toutes les décisions. Nous l’épaulons, naturellement, avec une équipe soudée de sortants et le futur maire, qui n’est donc pas élu et qui ne le sera pas demain. Mais nous le faisons en toute illégalité, puisque nous n’avons pas de délégation. C’est cela qu’aurait permis le conseil de demain soir. Un exécutif légal. La situation n’est pas nette. On nous propose de réinstaller l’équipe sortante pour “expédier les affaires courantes”. Comme si nous étions dans une situation normale, avec des “affaires courantes” à “expédier”. Non. Nous sommes dans une période de crise inédite et dramatique. Nous apprenons l’apparition de nouveaux cas chaque jour autour de nous. Les hôpitaux sont surchargés. Tout le monde est inquiet, pour un père, une mère, une grand-mère, un mari plus fragile, plus vulnérable. Nous avons besoin, dans un moment pareil de gens prêts à s’engager, pour le bien commun, pour faire en sorte que la solidarité ne s’arrête pas. Pour que le CCAS puisse continuer son travail, pour que les services d’aide à la personne puissent porter les repas aux plus âgés, aux plus isolés, pour que les infirmières à domicile aient des gants, des masques, du gel hydroalcoolique...Il faut coordonner cela, il faut signer l’autorisation de faire un chèque pour acheter des masques...Une personne seule ne peut pas l’assumer et nous constatons chaque jour que l’Etat n’est pas à la hauteur. Nous nous sentons oubliés, loin des discours du président. Macron a parlé de milliers de masques, l’autre soir à la télé, il a parlé de réquisitionner des entreprises pour en fabriquer. Mais ici et maintenant, au moment où le personnel du CCAS doit porter des repas à domicile, où des ambulanciers doivent transporter des patients atteints par le virus, ils n’ont pas de masque, pas de protection individuelle à usage unique. C’est une honte pour un pays comme le nôtre. Et c’est bien plus grave qu’un conseil municipal organisé en toute conscience. Continuité démocratique.

A côté de cela, les gens se baladent, main dans la main, et se bécotent sur les bancs publics au bord de la rivière. Et puis les enfants des quartiers jouent au pied des immeubles sans comprendre vraiment que nous ne sommes pas en grandes vacances. Sans comprendre, sans doute les mots pandémie ou confinement.

mercredi 18 mars 2020

Journal de guerre contre un virus #1

Exposition "En attendant Rodin" Audincourt, mars 2020
Photo de la très belle photo de Franck Lestuaire

Je n’ai pas de fièvre.

 J’ai un peu mal à la tête. Je suis très fatiguée. J’ai quelques motifs de l’être. Et je suis migraineuse. L’important est de ne pas sombrer dans la panique, dans l’angoisse irrationnelle. Ce ne sera pas une période facile pour l’hypocondriaque que je suis. Je suis persuadée que le virus est en moi. Il a squatté, assailli mon système immunitaire qui a su se défendre. J’ai senti tour à tour chacune de mes glandes lymphatiques mener une guerre acharnée contre lui. Merci à ces vaillants globules blancs.

J’ai tout de même préparé mon enterrement. Je l’avais déjà fait. Mais j’ai redis à Amandine les trois chansons que je veux pour la cérémonie. A l’église. Amandine se marre, elle pense que je suis athée. Je suis plutôt déiste. Parfois un peu agnostique. Le plus souvent, je pense qu’il y a un dieu créateur qui s’est lassé depuis bien longtemps de sa création. Mais je veux une cérémonie à l’église. Pour le décorum. C’est tout de même plus théâtral qu’un funérarium. Et puis sait-on jamais…Inhumation ou incinération, m’a demandé Amandine. L’ambiance est bonne, ce soir. Inhumation, ce soir. Les soirs où j’ai un peu froid, je choisis l’incinération. Mais ce soir, je veux retourner à la terre de mes ancêtres. C’est stupide, parce que si je meurs du COVID 19, je ne pourrai pas être rapatriée sur la terre de mes ancêtres.

Pour l’instant, les chansons que je veux, pour mon enterrement - pour l’instant, oui, parce qu’on ne sait jamais, si ce n’est pas pour tout de suite, je me laisse le droit de changer d’avis. Alors pour l’instant, je veux, pour l’eucharistie, Corpus Christie Carol par Jeff Buckley, pour la prière universelle, He got the whole world in his hand par Nina Simone et pour la fin de la cérémonie, Le Jour se lève encore, par Jean-Louis Aubert, cette superbe chanson de Barbara. Mais si je choisissais la version de Barbara, les gens me maudiraient. Et je veux qu’ils pleurent, mais je veux aussi qu’ils ressortent avec le moral.

Mais soyons honnête, je veux qu’ils pleurent. Je veux que la voix si haute de Jeff Buckley fasse frissonner l’assemblée. Et je veux que la voix si profonde de Nina Simone fasse monter dans la gorge de tous cette boule amère que nous ne pouvons pas stopper...Soyons tout à fait honnête, puisqu’il s’agit de mourir, je veux paraître intelligente et cultivée, en faisant ces choix un peu élitistes et obscurs. C’est bien pour cela que je me laisse le temps de les changer. Tout le temps. Enfin, je me laisse croire que je me laisse le temps. C’est une illusion : on ne joue pas ainsi avec la mort. Mais j’ai tout de même un peu peur de paraître prétentieuse, avec de tels choix musicaux. Remarquez bien que je pourrais rester classique. Un petit bout du Requiem de Mozart, quelques variations de Bach au violoncelle. Je pourrais me la jouer plus pop avec du Jean-Jacques Goldman. Et puis à quoi bon. Je ne serai pas là pour l’entendre. Enfin...si, techniquement, je serai là. Mais l'ouïe sera sans doute moins fine, l’oreille, moins musicale. Amandine me jouera peut-être un tour en me mettant une chanson de Sardou. Vous serez vigilants, alors, je me retournerai dans mon cercueil, ce sera gênant.