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lundi 29 juillet 2019

Jour du dépassement

Je me souviens de la longueur, de la lenteur, de la langueur des après-midis d'été, quand j'étais enfant. Je me souviens du Tour de France à la télé, dans le salon aux volets à demi clos, des verres de sirop de menthe, de la cueillette des groseilles à maquereaux dans le jardin, seulement en fin de journée, quand le soleil commençait à décliner, mais qu'il était encore assez puissant pour révéler les odeurs d'herbe coupée...

Je me souviens aussi de l'ennui imposé : "Prends donc un livre, il ne faut pas sortir quand il fait si chaud..." Ma grand-mère, mon grand-père aux mots croisés, les chamailleries avec mon frère, les parties de Monopoly avec les cousins du midi en vacances à la montagne. "On va au lac ?"

Je n'aimais pas les vacances. Je n'aimais pas grand-chose je crois. Aujourd'hui, j'ai l'impression d'avoir mille ans et je crois que je parle d'un temps lointain qui a disparu à tout jamais.

N’aimais-je vraiment rien ? Je crois plutôt que je goûtais la vie. Et comme lorsqu’on goûte un vin fort pour la première fois, on est surpris. Trop de goût, de saveurs, trop de nouveauté. Trop de plaisir en somme, pour un corps qui ne s’y attendait pas.

Aujourd’hui, je sais que j’ai aimé à la folie les picotements de l’eau s’évaporant sur ma peau dans la touffeur de la voiture, quand on revenait de la baignade au lac. Je sais que j’ai aimé comme on aime pour la première fois chaque sensation d’été : l’odeur des foins coupés le long des routes brûlantes, les chutes à vélo, les roulades dans les prés fauchés, les haricots à équeuter après les avoir ramassés dans le jardin matinal, les pieds mouillés de rosée, le dos cassé. Les mûres grappillées le long des chemins de forêt, refuge frais des fins d’après-midi, la bouche noire de ce parfum sucré.

Dans la touffeur caniculaire des étés de pollution, l’herbe est sèche avant d’être coupée. Les grandes forêts sont semées de hêtres secs et ne sont plus les gardiennes de la fraicheur du monde.

Ma nostalgie est insensée. Elle est grandissante et angoissante. Il n’y a pas d’alternative. Comme pour la mort. Il n’y a pas de réserves infinies de poissons pour les rivières, de guépard pour les savanes, d’insectes polinisateurs pour les arbres fruitiers. Il n’y a pas de réserve infinie d’oxygène pour le cœur de nos villes polluées. Il n’y a pas suffisamment d’eau potable pour arroser nos massifs floraux, pour tirer nos chasses d’eau et pour étancher nos soifs inextinguibles.

Ai-je accepté l’idée de ma propre mort ? Oui. Je l’ai intégrée, je suis adulte. Ai-je intégré que la mort de l’humanité était pour bientôt ? Je n’en suis pas sûre. Je ne suis pas sûre d’assumer les enfants qui naissent et les enfants à naître, à chaque fois que je prends ma voiture, à chaque fois je vote pour un gouvernement qui n’interdit pas les vols des avions, les pesticides sur ma salade, qui n’oblige pas les constructeurs automobiles à travailler sérieusement sur l’hydrogène.

Nous vivons, cet été encore l’été le plus chaud de tous les temps. Chaque été bat les records des précédents. Nous sommes dans la marmite. Ma mère me dit : « c’est l’été. Il fait chaud en été. C’est normal ». Nous sommes la grenouille dans la marmite. Nous ne sentons pas que la flamme est sous nos fesses.

Les relevés des météorologues sont formels : depuis qu’on fait des pointages scientifiques, jamais dès le mois de juin, nous eûmes auparavant des températures aussi élevées, des orages aussi violents, des températures positives jusqu’au sommet du Mont Blanc. Jamais les canicules ne se sont enchaînées avec autant de régularité. Les records, depuis 2003 se sont multipliés. Nos régions tempérées ont vu leur sol s’assécher et se craqueler. Nous n’avons pourtant pas cessé de planter du maïs et pour les faire pousser, nous avons continué de les arroser avec l’eau des rivières. Toujours plus d’eau jetée sur le maïs des plaines de France, en plein midi, en plein cagnard. Toujours plus d’eau s’évaporant avant même de toucher le sol. Toujours moins d’eau dans nos rivières.

A ceux qui avancent qu’il y eut une mini ère glaciaire au XVIIe siècle et que l’âge de fer fut très chaud et causa de nombreuses sècheresses en Asie Mineure – il faut toujours que certains étalent leur science ¬–, il convient de rappeler que les êtres humains n’ont jamais été si nombreux sur Terre. Nous étions 2,5 milliards en 1950 et nous sommes 7,55 milliards aujourd’hui et nous vivons beaucoup plus longtemps. C’est vertigineux. La Terre semblait sans doute immense à nos ancêtres : en plein siècle des Lumières, lorsque nous n’en avions pas découvert toutes les facettes et que nous étions quelques centaines de millions à la parcourir lentement, nous nous sentions sans doute au large.

Mais en moins de 50 ans, nous avons pollué plus que durant toute l’histoire de l’humanité. Les océans ressemblent à des poubelles, les poissons s’étouffent dans notre plastique. Même la glace de la banquise contient des microparticules de polyester, du polystyrène et du polyéthylène.

Les gouvernements le savent. Les grands de ce monde le savent. Et si nous réfléchissons, nous le savons aussi. Nous n’en avons plus pour très longtemps. A ce rythme, quelques dizaines d’années suffiront à notre extinction. Pas celle de la planète, cette boule de terre, de pierre, de fer et de feu, qui a vécu longtemps sans nous et qui survivra bien mieux sans nous. C’est la race humaine qui va disparaître. Nous n’aurons été qu’une parenthèse enchantée, une étrange absurdité. Un bug dans le système. Un tout petit cafard qui a réussi magnifiquement puis qui a causé sa propre perte.

En attendant la fin, cependant, il faut vivre.