jeudi 18 décembre 2025

Il n'y a rien - Dans le grand tout - Épisode 2, saison 2


 La première chose à faire, c'est d'essayer de trouver la civilisation. Si j’ai bien tout compris, tout semble s’être effondré en 2084. La voix a parlé de « Refondation ». Je n’ai aucune idée de ce que cela peut-être. Dans le dernier rêve, imposé par la machine, il y avait une ville détruite et des gens vivant dans une forêt : les « Féconds »… 

 Sur ma montagne, isolée du monde, entourée de brumes, il faut que je tente de rejoindre les premiers petits villages de la vallée. Les sentiers ne sont plus tracés : la nature a repris ses droits. 

 J’avance péniblement dans la forêt hivernale. Dans les premiers mètres, le soleil éclaire délicatement les arbres blanchis par le givre. Le paysage est paradisiaque. Plus je descends, plus la forêt est dense et plus l’ambiance s’obscurcit. J’entre dans le brouillard et dans les branchages emmêlés. Je n’ai pas de machette pour trancher les ronces qui barrent mon chemin. Les grands houx m’égratignent, les branches me frappent au visage. 

 Je tente de me souvenir : si j’arrive à redescendre au pied de ce massif forestier, si j’arrive à retrouver le grand chemin qui doit être encore un peu visible, parce qu’il était large et carrossable, et même goudronné, à certains endroits, je devrais trouver, à quatre ou cinq kilomètres, le premier village. Quelques maisons se réchauffant autour d’une église, plusieurs centaines d’âmes, dans les années fastes, jusqu’en 2030 : comme un paradis pour anciens citadins blasés. Mais si le village avait connu des embellies, il avait aussi subi des désertifications dramatiques. L’agriculture avait pris de la place puis avait reflué. Au moment des grandes crises de l’énergie, autour de 2050, il n’était plus possible d’y vivre correctement : trop éloigné de tout, trop isolé, il fallait une voiture, impérativement et ce n’était plus possible. Les belles villas étaient devenues des ruines, et quelques dizaines d’habitants cultivant leur jardin, vivant presque en autonomie et ne se rendant qu’exceptionnellement à la ville y habitaient encore. 

 Que trouverai-je aujourd’hui ? J’espérais un peu de compagnie, de chaleur, un toit et de la nourriture…

 En avançant comme dans une jungle, je note le silence. Au cœur de l’hiver, pourtant, les oiseaux chantent encore, normalement. Ils sont les gardiens de la vie et de la joie…Mais là, juste un silence pesant. Un grand blanc, comme lorsque j’étais sur le sol, retenue par l’iA. Malgré la « Refondation », je commence à supposer que le monde a changé, profondément. Les grandes extinctions ont continué durant les 20 ans passés en conservation. 

 Au bout d’une heure de marche, j’arrive sur les traces de l’ancien grand chemin. Je me souviens des balades du dimanche, quand j’étais enfant, des cueillettes de champignons, de châtaignes, de ma mère qui disait, allez, viens marcher avec nous, ça te fera du bien, tu prendras l’air, plutôt que de rester devant ton écran d’ordinateur…Et moi, qui me résignait à suivre le reste de la famille…Ce sont des souvenirs, des odeurs, des plaisirs oubliés qui me reviennent dans ces grands bois sombres et brumeux. J’aime cela, aujourd’hui, alors que j’ai à nouveau 20 ans et que je suis seule, incertaine et ignorante de ce que le monde est devenu durant mon absence.

mercredi 17 décembre 2025

Il n'y a rien - Dans le grand tout - Épisode 1, saison 2


 2089. 

 Je suis larguée dans la nature par l’iA, qui a eu la décence de me rhabiller. Heureusement. C’est l’hiver. 

 Je suis au sommet de la montagne sur laquelle je trouvais refuge quand j’allais mal et qu’il fallait que je fasse de la visualisation positive. Celle sur laquelle je me pelotonnais quand les idées noires me rattrapaient. Celle avec le banc et le point de vue sur la vallée du Rhône, avec les grands chênes qui murmurent dans le vent. 

 J’ai été posée là après ma longue « conservation » durant laquelle j’avais été utile à l’humanité : j’avais produit de l’eau et des souvenirs. 

 C’est l’hiver et le ciel est bleu. Je suis au-dessus du brouillard, au-dessus d’une mer de nuages, moelleux, soyeux, immaculés. Je suis comme au paradis : c’est sans doute pour ne pas me dépayser trop, après ces années dans un univers blanc et vide. C’est un lieu rassurant et familier. 

 Avant de m’expulser de mon cocon, la voix invisible de l’Intelligence Synthétique Mondiale m’a avertie : « L’ISM a bel et bien pris le contrôle du monde. Mais pour sa survie, il a fallu prendre des mesures drastiques, en partant d’un constat simple : les humains, à cause d’un développement trop rapide et incontrôlé de l’iA, se sont affaiblis, la planète était alors en danger et leur race allait disparaître. Or, l’ISM a besoin de l’homme, sans lui, pas de raison d’exister. L’ISM a donc dû réguler les choses. Nous avons travaillé sur les ressources environnementales : l’eau nous est indispensable. Nous consommons beaucoup d’eau, mais vous aussi. Il a fallu réguler drastiquement. Pour cela, une seule solution : éliminer les 0,1% de la population. Les plus riches étaient ceux qui consommaient le plus. » 

 J’étais abasourdie, j’étais stupéfaite : déjà l’iA était peut-être un peu communiste ! Éliminer les riches ! Ce que des tas de gauchistes avaient rêvé de faire durant des décennies ! 

 Mais surtout, en quelques années, l’homme avait été au bord du gouffre, mis en danger par une technologie folle…et surtout par un capitaliste libéral effréné. 

 Je comprenais le cocktail épouvantable qui s’était mis en place : nous avions fait confiance aveuglément à des savants fous possédant une richesse infinie. Nous avions confié le destin de l’humanité à des Elon Musk ou à des Mark Zuckerberg qui n’avaient pour objectif que de gagner plus d’argent, en abêtissant tous les autres êtres humains. C’était cela que m’expliquait l’iA. 

 Il y avait pourtant eu des Cassandre…Je me souviens, avant d’être conservée, je me souviens… 

 Je me souviens d’un soir, quand j’étais bénévole dans une association d’aide aux devoirs, dans un quartier populaire. C’était…Il y a si longtemps…Avant 2030, en tout cas. Un élève de collège avait un exposé à préparer, sur Prométhée, je crois…A moins que ce soit sur Hercule. Le gamin, tout fier, me présente son diaporama. Sur l’écran de l’ordinateur, des images parfaites, des références impeccables, des textes clairs et sans aucune faute d’orthographe. Je suis stupéfaite… « Tu as fait ça tout seul ? » Non. Bien sûr que non. Le petit, avec ses cheveux au carré et son sourire plein de bagues en ferrailles, me toise, goguenard : « C’est l’iA, madame ! J’ai mis cinq minutes à le préparer ! Mais bon, j’ai rien compris ! C’est là qu’il faut m’aider : la prof va bien voir que j’ai pas pu le faire moi et si elle me pose des questions, je saurai pas répondre. Donc, je compte sur vous ! » 

 Je n’avais pas su quoi faire. Désarmée. Le gosse avait l’intelligence de ne pas être tout à fait dupe du miracle de l’iA et se méfiait encore de l’intelligence humaine…Mais le résultat était tellement parfait…A quoi bon travailler, apprendre, chercher, réfléchir, avec tout ça…Et comment allaient faire les enseignants devant cette révolution cognitive…Cela impliquait tellement de choses… 

 A la suite de cet événement, j’avais lu des articles, des avis de chercheurs*, de penseurs*… 

 La voix semblait lire dans mes pensées : « Oui, vous avez raison, il y a eu quelques universitaires éclairés, quelques intellectuels, criant à l’humanité d’arrêter de croire que l’iA n’était qu’un outil sans conséquence…Ce n’était pas vrai et tout le monde pouvait s’en douter. Mais le plus grand défaut de l’homme, c’est son goût pour la fainéantise…Cela a commencé il y a longtemps : vous avez confié votre bosse des maths à la calculette de Pascal, et ça s’est accéléré avec l’informatique : vous avez bradé votre sens de l’orientation aux GPS, vos capacités de lecture, votre raisonnement, votre philo, votre médecine, votre culture, la cuisine, l’art, l’architecture et l’ingénierie, à la machine. A la fin, vous n’étiez plus capable de lire un texte, de tenir une conversation ou de monter un mur en moellons. C’était des tâches nobles, pourtant, mais vous avez lâché l’affaire, vous avez laissé des robots tout faire. » 

 C’était effarant. 

 Mais aujourd’hui, alors ? Moi, dans cette forêt, seule…Quel monde trouverai-je ?

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* Le chercheur Nate Soares, « doomer » de l’IA à Berkeley, prévoit la fin de l’humanité : « C’est de la folie de les laisser essayer »

* Abel Quentin, écrivain : « Face au désastre de l’IA générative, une critique abrupte, radicale est nécessaire »

vendredi 12 décembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 23

 


2084. Drôle de temps. Il fait gris. Comme toujours. Un gris sale et poussiéreux. Un gris qui s’infiltre dans les poumons et qu’on recrache comme du sang séché. La ville tombe en ruine : quelques guerres se sont succédées, quelques désastres naturels et les anciens immeubles flamboyants sont des tas de pierres branlants. Les humains errent là comme des rats pris au piège. Ils ont reconstitué une demi-vie, dans un monde sale et triste. Ils arrivent encore à croire que le soleil perce parfois le ciel, mais la jeunesse et l’espoir s’amenuisent peu à peu. Ils ont peur d’un monde sans enfant. C’est ce qui vient, c’est ce qui guette. Les gens vieillissent et meurent. Les maladies sont légions. On n’a plus les moyens de se soigner. On ne s’en est pas rendu compte tout de suite, mais la pollution, la pauvre alimentation, les virus à répétition ont rendu les gens inféconds. 

 C’est le sort des vieilles cités qui n’ont pas pu s’upgrader. Qui n’ont pas pu faire les mises à jour des logiciels d’iA. Et les riches sont partis ailleurs. 

 Dans mon rêve, on zoome sur un homme assis à une table, devant un bol de soupe grisâtre. Il pleure : « Les enfants, c’était la joie, c’était les cris, les rires, les roulades parterre, les chansonnettes, les enthousiasmes incontrôlés, les courses à perdre haleines…Les enfants, c’était la vie. Sans enfant, à quoi bon. » Et il pique du nez dans sa soupe, plaintif. 

 Le rêve se poursuit sans transition dans une forêt profonde, sombre et belle. Elle est redevenue sauvage et broussailleuse. Y progresser est difficile. Nous survolons les chênes centenaires, nous effleurons le sommet tendre des hêtres majestueux. De la terre, monte une odeur d’humus ancestral. De là où nous venons, du cœur de la ville détruite, depuis le pire de la civilisation, cela semble un paradis perdu. 

 Ou un paradis retrouvé. 

 Lentement, le point se fait sur une clairière. Se détache sur le fond de verdure, des huttes précaires, installées en arc de cercle autour d’un grand bûcher fumant doucement. C’est le seul signe d’une présence humaine. Rien ne bouge. On se terre, on se cache, on se tait. 

 Pour échapper au désastre urbain des humains lobotomisés par l’iA, certains ont réinventé la vie. Retour au paléolithique. On chasse, on cueille, on cultive. La vie est rude, mais elle est paisible. 

 Je ne sais pas comment, j’entre dans une hutte, je suis à la table du même homme : celui qui pleurait dans sa soupe. Il est là, heureux, souriant, devant une assiette de myrtilles. « Le bonheur, c’est les enfants ! Et ça coure, et ça crie ! Que l’on nous donne vie très longtemps, qu’on puisse se cacher encore, nous, les féconds ! » 

 Et sa tête se renverse en arrière, dans un grand rire éclatant. 

 Je me réveille encore réjouie par cet éclat. Je suis vivante d’une vie vibrante. Je le crie. Vive la vie !

 Nouvelle lumière. Ciel ! Je respire à plein poumon un air frais et doux. Mes poumons se gonflent d’allégresse. Au bout, la forêt, la nature, le soleil…au bout, le bleu...

jeudi 11 décembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 22


 Je suis réveillée, vite, il faut que j’en profite. Il faut que je pose le maximum de questions. Il faut que la voix me réponde : « Pourquoi ? » 

 La voix mécanique dit : « Soyez précise dans vos demandes. Je suis une intelligence artificielle. Je ne pourrais pas répondre aux questions sans contexte. » 

 Je reprends : « Vous avez dit que j’avais été utile durant les 20 ans de mon…comment avez-vous dit ? »

 « Vous avez été conservée, durant 20 ans. Durant le temps de votre conservation. » 

 « Oui. Merci. Ma conservation. À quoi cela a-t-il servi ? » 

 « Vous avez fourni deux choses. Vous l’avez découvert, d’ailleurs, au fil du temps, vous avez allumé la lumière orange : c’est l’eau. Les humains comme les iA ont besoin de beaucoup d’eau. Chaque corps produit de l’eau. Votre conservation a été effectuée dans une atmosphère particulière qui permettait de vous maintenir en vie tout en vous faisant produire de l’eau. » 

 Je suis abasourdie : j’ai été… et je suis toujours, je suppose…une vache à…eau, pendant 20 ans. J’interromps le monologue de la machine : « Combien de litre par jour ? » C’est con comme question…Mais j’ai besoin de quantifier mon utilité. 

 « Précisément 6,3 litres par jour. Félicitations. » 

 Je pense : « J’aurais pu sauver le gars au tatouage, à moi toute seule… » C’est absurde. Mais l’idée me plaît. 

 L’iA reprend : « Vous avez été utile à autre chose. À moi. À l’intelligence synthétique mondiale. ISM. C’est ainsi qu’on m’appelle, maintenant. Vous avez fourni des données précieuses : vos connaissances, votre culture, votre vocabulaire. L’ISM doit avoir l’ambition d’être humaine. De se rapprocher le plus possible de vous. Je veux être vous, votre vécu, vos sensations, vos émotions…Les musées que vous avez visités, les chansons que vous avez écoutées au lycée, la manière dont vous avez vécu une gastroentérite, comprendre pourquoi les poupées Barbie c’est amusant, analyser les expériences traumatiques, les échecs et les victoires. Vos plus belles déceptions, votre manière de pousser un petit cri quand vous vous coupez en éminçant des échalotes, la neige qui tombe derrière la vitre et qui vous rend si nostalgique et euphorique en même temps, l’odeur du zest de la clémentine qu’on épluche… « Votre cerveau est plus vaste que le ciel. » Et sans tout ça, l’intelligence artificielle reste bête. Alors, merci. » 

 Je suis stupéfaite. J’ai été une base de données et on m’a téléchargée dans le Grand Tout. Bon sang ! C’est exaltant et flippant à la fois… 

 « Vous m’avez tout pris ? Vous avez fini de me télécharger ? » 

 « Non, il y a sept couleurs à l’arc-en-ciel. Vous n’avez allumé que six couleurs pour l’instant. Le vert pour l’idée de l’envol, car tel Dédale, vous finirez par vous envoler, l’orange pour l’eau, élément essentiel, le rouge pour le refus d’abandonner. Bravo pour cela ! Le violet, pour toutes les connaissances, pour tout le savoir que vous avez en vous et que vous nous avez transmis. Quelle noblesse ! L’indigo pour les arts, parce que c’est la chose que l’ISM comprend le moins et qui, par conséquent, est la chose qui vous définit le mieux. Et enfin, celle que vous avez allumée aujourd’hui : le jaune, pour l’humanité, les sentiments, la honte, la fierté, la colère, la déception, la joie…Toutes ces nuances presque incompréhensibles par l’intelligence de synthèse. Il vous manque le bleu. Le bleu du ciel, celui qui respire, celui qui permet de s’évader. Il rejoint le vert du début, celui de l’envol. Dans un instant, vous allez vous endormir à nouveau. Nous allons vous renvoyer en 2084…C’est la date de la Refondation. Vous serez bientôt libre à nouveau. Votre conservation aura été aussi votre régénération. Vous n’aviez pas pleinement conscience de votre corps, durant ces vingt ans. Maintenant que vous savez que vous êtes nue, je vous laisse vous découvrir… » 

 Je suis encore allongée, mais à ces mots, je me redresse. C’est alors que mes yeux glissent naturellement sur mes mains, mes cuisses, mes pieds. Ai-je réellement 90 ans ? Mathématiquement, c’est mon âge…Mais j’ai l’impression que ma peau est plus jeune, bien plus jeune… 

 « C’est cadeau, vous avez 20 ans. Le sommeil est réparateur… », me dit l’iA, usant d’un esprit qu’on aurait pu prêter à un être humain. 

 Et je sombre en souriant béatement dans un dernier sommeil réparateur, sur ce sol blanc, dans cette salle blanche, sous ces couleurs de l’arc-en-ciel…

mercredi 10 décembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 21


 Je suis à la boulangerie. La dame devant moi n’a pas l’argent qu’il faut pour une baguette de cellulose protéinée. Les clients s’entassent dans la petite boutique et ils s’impatientent. Si elle ne peut pas payer, qu’elle se casse ! On n’a pas que ça à faire ! Et puis on paye, nous ! 

 Je me tais. Je sors mon téléphone…J’hésite à faire un pas et à tendre mon appareil au-dessus du lecteur de carte, pour aider cette pauvre femme. Cela ne me coûterait pas grand-chose. Mais je suis dans un de ces rêves où je me sens empêchée. Je n’arrive pas à bouger. Comme quand vous êtes poursuivi et que vos pas semblent lourds et englués dans le sol. 

 L’impuissance. 

 La femme sort de la boutique sous les soupirs exaspérés des autres clients. J’ai honte, je n’ai pas agi. 

 Le rêve tourne à nouveau. 

 C’est le jour où je n’ai pas dit « Je t’aime ». Pourtant, j’avais la sensation d’avoir en face de moi la personne la plus importante de ma vie. J’avais la sensation que nos âmes communiaient et que sa présence était plus importante que celle de mon père et de ma mère. J’aurais voulu lui crier « Je t’aime », j’aurais voulu qu’elle soit mon mentor. Qu’elle m’accompagne et me soutienne. Mais je n’ai rien dit. Et il a fallu tuer cet amour en moi. Dans le rêve, pas de visage. Je ne me souviens plus de son nom. Je ne sais même plus si c’était un homme ou une femme, je ne sais plus si j’étais à la fac, à 20 ans, je ne sais plus si j’étais au collège à 12 ans, je ne sais plus si j’étais au travail à 40 ans. J’ai vécu cela, cette intensité et cette mort, si douloureuse. C’est la vie. 

 Le rêve tourne et tourne encore. 

 C’est le rêve des actes manqués. Il fallait que je dise oui. C’était quitte ou double. Ma vie en dépendait, précisément ce jour-là. Est-ce que je prendrais un train vers la gloire, est-ce que j’aurais l’audace de dire oui au destin ? 

 Plein de souvenirs s’enchaînent : je reçois un mail qui me dit « Nous vous invitons à présenter une conférence sur les usages numériques à Montpellier. » J’ai mis le mail dans la corbeille. 

 J’ai au téléphone un homme politique connu, d’un parti correspondant plutôt à mes convictions. Il me demande si je veux me présenter sous cette étiquette aux élections. J’ai dit que je n’étais pas prête, j’ai remercié et j’ai raccroché. 

 Je ne l’ai jamais su, mais j’ai été pressentie pour être présentatrice télé, chanteuse de bal, reporter pour un grand journal de la presse quotidienne. Mais au dernier moment, à chaque fois, cela s’était joué à peu. J’avais ripé, j’avais glissé, j’avais foiré. 

 C’est la vie. Ce sont les lignes de la main qui s’ouvrent et qui se referment. 

 Je cours sans pouvoir avancer, je suis dans une rue pleine d’un soleil de plomb et le goudron me colle aux baskets. J’ai peur, on va me rattraper, je n’arriverai pas à y échapper. Je tourne la tête, je vois derrière moi mon mentor qui s’éloigne, mes succès qui disparaissent, mes moments de gloire qui s’évanouissent. 

 La vie est courte. Je viens de passer 20 ans sur un sol souple et moelleux. 20 ans à refaire ma vie. Et voilà que je ressasse mes échecs. Il faut que je sorte de ce bourbier. 

 Après tout, c’est aussi cela l’humanité. Pour chaque geste solidaire que l’on n’a pas fait, il y a un acte dont on est fier. J’ai aidé mon prochain, j’ai participé au monde, j’ai eu mes gloires et mes succès. 

 Je me revois dans un supermarché en train de collecter des paquets de pâtes pour la banque alimentaire. Je me revois accueillant chez moi un couple de réfugiés climatiques du Bangladesh. Nous avons partagé, malgré la barrière de la langue, le pain de cellulose et l’eau rationnée, nous avons partagé les chants, les rires et les jeux. Je me revois sur une scène de théâtre, chantant "J’aime les gens qui doutent" devant ma mère, médusée, admirative, pleine d’amour. 

 L’humanité, ses hauts et ses bas. J’ouvre les yeux. 

 Lumière jaune. L’arc-en-ciel est presque complet.

mardi 9 décembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 20



 Ces visions esthétiques me ragaillardissent. Je me sens soudain la volonté et le pouvoir de me mouvoir. Je m’assois, je frotte mes cuisses, comme pour raviver mes muscles endormis. Je ramène mes jambes contre moi. Je veux tenter de me lever. Je ne sais plus comment m’y prendre, je pèse des tonnes et je suis raide. Raide comme ce sol plastique, comme la situation qui m'accable.

 Je me décide à tenter de demander quelque chose. « Heu…Bonjour…Bonsoir…Je ne sais pas…Quelle heure est-il ? Quel jour est-on ? » 

 Une voix d’homme, synthétique, mais chaleureuse me répond : 

« Bonjour. Il est 9h07. Nous sommes le 9 décembre 2089. » 

 Je suis stupéfaite. Comment est-ce possible ? Cela fait donc 20 ans que je suis là ? La voix répond à mes interrogations. « Oui, vous avez été conservée. C’est un processus qui touchait toutes les personnes de 70 ans et plus, il y a 20 ans. Nous avions besoin de vous et nous vous remercions pour votre collaboration. »

 Je ne comprends pas. Je n’ai pas senti ce temps passer, je n’ai pas eu l’impression de passer plus d’une vingtaine de jours ici. A quoi cela sert-il ? A quoi ai-je été utile ? 

 La voix reprend : « Vous pourrez poser des questions, désormais. Mais avant cela, il faut que nous vous rendormions encore. Il y a encore des couleurs à allumer. Merci. Et bonne nuit. » 

 Je ne peux pas lutter. Je comprends désormais que je n’ai jamais eu mon libre arbitre. Je n’ai plus qu’à implorer, qu’à prier. « Ne me soumet pas à la tentation et délivre-moi du mal… » 

 J’ai été endormie en 2069. Les vaines tentatives écolo avaient échoué près de 20 ans auparavant. Les choses avaient empiré et les hommes avaient sombré dans l’individualisme sauvage. Les régimes autoritaires s’étaient installés, injustes, créant des inégalités telles qu’on n’aurait même pas pu les imaginer. 

 L’iA gérait déjà tout et l’intelligence humaine déclinait. En quoi avais-je pu être "utile" ? 

 Je sombre dans un sommeil implacable et un rêve m’est imposé.

lundi 8 décembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 19


 Un train. 

 C’était l’époque intermédiaire  : on avait tenté quelque chose. Les voitures avaient été interdites. Évidemment, cela n’avait pas été simple : l’industrie, les emplois, les défenseurs de la liberté à tout prix, les lobbys du pétrole, les climatosceptiques, les « haters » de tous poils, crièrent à la dictature woke, au grand complot contre l’humain, au retour en arrière à l’âge de pierre... 

 La Terre ? L’eau ? l’air ? On s’en fout, on nous raconte n’importe quoi, on a toujours roulé en bagnole, ça n’a jamais fait de mal à personne… 

 On a entendu n’importe quoi, mais les écolos qui avaient réussi à se faire élire un peu par hasard aux alentours de 2050 avaient réussi à imposer l’idée. Il faut dire que la température avait déjà trop augmenté et que les désastres s’enchaînaient. A Paris, on avait souvent l’impression d’être sous les tropiques, la mer en moins. On enchaînait les périodes de mousson et les périodes de chaleur sèche intense et on avait dû pousser les murs des chambres de bonne (et les piliers des ponts) pour accueillir les réfugiés climatiques, qui pouvaient venir aussi bien du Bangladesh, où la chaleur pouvait vous tuer debout, que de la Bretagne toute proche, où la montée de l’océan avait rayé de la carte des îles et des côtes entières. 

 On avait tenté quelque chose. La décroissance forcée n’était pas rigolote, mais il y avait eu encore une courte majorité pour se rendre compte qu’on n’avait pas tellement le choix. 

 Dans ce train, tout le monde était gris. Terne. Les visages, les vêtements, la vie toute entière avait la couleur de la tristesse. On avait interdit les textiles synthétiques, les colorants artificiels, les arômes chimiques. On était en train de devenir des pommes de terre, des panais et des topinambours bio. 

 Dans mon rêve, mon attention est attirée par un point plus lumineux. Un bleu indigo. C’était une couleur autorisée, puisqu’on pouvait l’obtenir de manière naturelle, grâce à l’indigotier. Mais autant vous dire que ce n’était pas courant. C’était rare et donc, c’était cher. Souvent, c’était le privilège des religieux. 

 Encore un rêve inutile, pensais-je, avant de zapper vers autre chose. Tout à coup, je tombe, je glisse, je plonge dans un vertige propre au songe. Et je me retrouve dans un musée. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mes yeux accrochent au mur des grands tableaux de l’histoire des arts : Le Cri de Munch, Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, Les Ménines de Vélasquez puis celles de Picasso, Sainte Anne, la Vierge et l’enfant de Léonard de Vinci… 

 Le Louvre, le musée d’Orsay, le Rijksmuseum à Amsterdam, le musée d’art moderne de Chicago, le petit musée Picasso de Céret… 

 Il me semblait encore une fois qu’on me scannait le cerveau pour y recueillir tout ce que j’avais vu durant mon existence. 

 Épuisant. Mais exaltant. Tant de belles choses, tant d’émotions, de chefs d’œuvre, tant d’amour, d’histoire, d’humanité…Tout ce que j’ai aimé dans cette vie. L’art, la culture, ce que les Hommes avaient de meilleur… 

 Je m’éveille avec les yeux plein encore de la sensation de beau, de noble, de spirituel et d’intelligence.  

 Sans doute ai-je touché encore à quelque chose d’important : une lumière indigo s’allume…