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jeudi 24 juillet 2025

Sur le bout de la jetée

Sur le bout de la jetée, sur le port, les cheveux rendus fous par le vent, je regarde le ferry quotidien s'éloigner. La mer est grosse, les vagues se brisent et les embruns me fouettent le visage. Je me sens vivante, je fais partie du monde et les éléments viennent prouver mon existence.

J'aurais dû prendre ce ferry...

J'aurais dû être sur le pont, balayé d'eau de mer, cherchant à reprendre mon souffle et à remettre mon estomac à l'endroit. J'aurais dû partir pour l'Angleterre et changer de vie. Fuir.

Je suis seule. Implacablement seule. Mes pas, le soir, chez moi, résonnent dans le vide. Mon esprit, à longueur de temps, raisonne dans le vide. Je n'ai personne à qui parler. Les hommes et les femmes que je rencontre, que je fréquente, que je côtoie, ont décidé de ne rien voir de moi. La famille, les amis, les collègues. Personne ne voit jamais que la femme transparente, souriante, sans importance. On a décidé pour moi. Et je n'ai pas la force de contredire, de m'imposer autrement. Je ne peux le faire que maladroitement. Je ne peux le faire qu'en brisant. Je suis prise au piège. 

Sur le bout de la jetée, sur le port, j'envisage de changer de vie, radicalement. Mais le piège se referme, encore et toujours. Je ne suis qu'une poussière insignifiante. Déjà quand j'étais enfant, mon père disait de moi que je ne valais rien, que j'étais bonne à rien, que j'étais trop maigre, trop nulle, trop molle. 

J'ai pourtant en moi quelques velléités, mais tout se referme toujours comme un piège. Quand je décide de donner, sans retenue, ce que j'ai, mes talents, mes qualités, ma gentillesse, on considère cela comme allant de soi. C'est un véritable effort, pourtant. Mais cela n'est que de très normal. C'est ainsi que je sais que je suis médiocre. 

Seule et médiocre. J'aurais dû fuir, mais je n'en ai même pas le courage. Je suis enfermée en moi-même sans personne à qui parler. L'angoisse étreint ma gorge, rend mes épaules douloureuses et m'empêche de reprendre mon souffle. Personne qui puisse vraiment me comprendre. 

Est-on jamais compris, dans la vie ? On écrit des livres, on essaye de s'expliquer, mais personne ne comprend vraiment. Personne ne lit. Et on explique mal et on reste collé à une image, assigné à une case précise. Impossible de s'en sortir. Même si, depuis le départ, c'est une erreur. 

J'écris cela, mais je ne sais pas ce que je suis, je ne sais pas ce que je voudrais être vraiment. J'aurais dû partir, mais si je reste, c'est parce que je ne sais pas où je dois aller. J'ai juste le sentiment que je ne suis pas à ma place ici et maintenant. Ou que je ne le suis plus. Je n'ai jamais su partir, je n'ai jamais su disposer de ma liberté. J'ai toujours privilégié les désirs des autres. Il est temps, désormais que je pense à moi. 

Qui voudrais-je être ? Je ne sais pas qui je suis. Est-ce une tare de ne pas savoir qui l'on est à mon âge ? Je pourrais être une femme libérée, sûre d'elle, maîtresse femme, autoritaire et intelligente ? Ce genre de femmes, depuis toujours, m'inspirent : ma grand-mère, ma prof d'histoire du collège et quelques autres qui se reconnaîtront. Mais c'est assez éloigné de ma personnalité discrète, dans le fond. Suis-je réellement une femme discrète ? 

Je pourrais être aussi une artiste, une intellectuelle, me réfugier dans la littérature. C'est une part de moi. Mais je ne me sens pas légitime. Je suis une imposture. Mes livres sont mauvais, mes compétences insuffisantes. Quand j'essaie, je sens mes limites, immédiatement. Et puis là aussi mes références sont trop grandes et m'écrasent. 

Je pourrais simplement disparaître. La tentation est immense. N'être plus rien, pour personne. Ne plus me battre contre moi-même. Plus de pression. 

Ce texte a commencé comme une nouvelle et puis cela va nulle part. C'est un peu comme la vie. On ne sait pas où cela nous mène. Mais le problème, avec les nouvelles, c'est qu'il faut une chute. C'est tout l'intérêt. 

Et là, sur cette jetée, fouettée par le vent, seule dans la tempête, contemplant à mes pieds les vagues déchaînées se briser sur les rochers, il se pourrait bien que la chute soit mortelle. Pourtant, sur ce bout de terre battue par les éléments, je me sens vivante...

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