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jeudi 7 août 2025

Episode 7 : Etrangeté urbaine


La nuit avait presque aboli le souvenir de cette étrange journée durant laquelle je découvrais que ma ville avait été vendue à une multinationale. Le succès avait été immédiat, si bien qu'une foule de gens avaient investi les places et les rues. 

Ce n'est qu'en me mettant à la fenêtre, ma tasse café fumant aux creux des mains, que tout m'est revenu. J'ai sauté dans mon jean et je suis descendue à la boulangerie ! J'avais rendez-vous avec Elvis Presley !

Je n'avais pas vraiment saisi l'avantage que pouvait représenter une ville privatisée et vouée aux nouvelles technologies. Cependant, mes impressions étaient bien mitigées : il semblait que l'on pouvait difficilement échapper aux créatures iA qui avaient envahi les lieux. Mais quel bénéfice en tirer, véritablement ?

Dans la boulangerie, tout le monde ne parlait que de cela. La boulangère, d'ordinaire, trouvait toujours quelque chose à dire sur la météo. Mais là, peu importe qu'il fasse frais pour un mois de juillet ! Les clients n'avaient cessé de l'étonner depuis l'ouverture : il y en avait un qui avait serré la main de De Gaulle, un autre qui avait fait la bise à Brigitte Bardot ! Jeune, s'était empressé de préciser le monsieur tout émoustillé. 

La boulangère était ravie de faire son service, accompagnée de Johnny Hallyday. C'était un rêve de gamine, me dit-elle, en me tendant mes deux croissants et ma baguette. 

On était clairement dans un monde de fous, puisque chacun dans sa bulle voyait qui il désirait voir sans que cela dérange les rêves des autres. J'avais donc Elvis Presley à mes côtés. 

Je lui ai dit bonjour et il m'a répondu, sans une once d'accent du Tennessee. J'ai trouvé ça suspect : je lui ai dit, d'ailleurs. "Vous parlez drôlement bien le français, dites donc, c'est pas tellement crédible." Il y a eu un léger tremblement de l'image, ou de l'hologramme, je ne sais pas comment tout cela fonctionne techniquement, comme quand une télé à tube cathodique se réajustait, vous savez. Et il a parlé avec un accent américain à couper au couteau. Et sa voix était plus vraie que nature. Je lui ai dit : "Au moins, vous voyagez, comme ça, le Colonel* vous le permet enfin ?" Il a ri, et il m'a dit que tout était permis avec la société You-TOP-iA et que je pouvais lui demander ce que je voulais : "Une petite chanson pour accompagner vos croissants ?" Ça m'a semblé stupide, là, au milieu du magasin ! Pour les autres clients, j'étais en train de parler toute seule. La boulangère me tendait d'ailleurs le terminal de paiement depuis une bonne minute. Heureusement, Johnny devait lui murmurer "Que je t'aime" à l'oreille. Elle affichait un sourire béat.

Dans la rue, Elvis m'a suivie. Il m'a dit qu'il était ravi d'accompagner une si grande fan française, qu'il avait rarement rencontré quelqu'un qui connaissait aussi bien sa carrière. C'était flatteur, c'était doux. J'ai pensé aux sirènes d'Ulysse. J'ai secoué la tête, comme pour me libérer de ce gadget stupide. Je me suis sentie idiote de trouver bizarre qu'Elvis parle français, alors qu'il n'avait jamais appris. Je me suis trouvée encore plus bête en pensant qu'Elvis était mort depuis plus de 45 ans. 

J'ai repensé à ces gens qui n'ont plus de vraies relations sociales, qui se fabriquent un amant virtuel, des meilleurs amis avec l'iA. Ils ont l'impression de parler à des personnes réelles. On a parcouru du chemin depuis les Tamagochis. On parle de deep fake. Mais ça a l'air tellement vrai...et très vite, l'iA se met à gérer toute votre vie : elle vous donne votre emploi du temps, vous dit quand vous lever, comment vous habiller... C'était addictif. Et dangereux.

Dans la rue, je croisais des voisins, des amis. Ils étaient tous sur une sorte de nuage, comme habités, parlant dans le vide avec des ombres. Une ville pleine de dingues. 

J'ai eu peur et cela a dû décourager Elvis. Mais à force de trop réfléchir, You-TOP-iA a recalculé mon profil, je pense. Et elle m'a envoyé Emile Zola, pour me rassurer...Il m'a dit : "La situation est folle, fais-en un roman..."

J'ai secoué à nouveau la tête...Quelle connerie ce truc ! Je crois que j'ai parlé à voix haute. Et le résultat ne s'est pas fait attendre : j'avais le grand patron de You-TOP-iA devant moi... 

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*Le Colonel était le manager d'Elvis Presley. Il avait eu des démêlés avec la justice américaine et il refusait de quitter le territoire des USA, de peur de ne pouvoir y revenir. Il a donc privé Elvis de tournées à l'étranger, alors que celui-ci rêvait de parcourir le monde.

 

 

 

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Trop bien - j’adore

Cycee a dit…

Merci pour vos commentaires ! Mais signez-les ! Que je puisse vous remercier ! :)