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vendredi 29 septembre 2017

Carte Mère - Chapitre 2

Le lendemain, je partis tôt au travail. Je suis journaliste dans une rédaction de province, pour un quotidien. Comité de rédaction, comme chaque matin. L’ambiance est tendue. Les journaux se vendent de plus en plus mal. C’est la faute à internet. C’est la faute aux gens qui ne lisent plus. C’est la faute à la télé. C’est la faute à tout le monde. On a changé de format, on a changé de police de caractères, pour être plus lisible par les vieux, notre cœur de cible, on a repensé notre ligne éditoriale. On a réfléchi beaucoup aux accroches à afficher dans les boulangeries, on cherche le plus glauque, le plus racoleur : « Le pitbull déchiquette les testicules du petit garçon », « Parti pour faire le djihad, ses parents apprennent sa mort via une vidéo YouTube », « Le patron du sexshop filme ses clients pour les faire chanter » ...À désespérer de la nature humaine. Tabloïd, presse poubelle, plus crade et puant que le caniveau. Je commençais doucement à ne plus aimer du tout ce qu’on faisait. J’étais devenue journaliste par idéalisme, comme beaucoup, jeune fille naïve, persuadée qu’on pouvait dire la vérité, qu’on pouvait braquer les projecteurs sur de nobles causes. J’avais continué en me disant que ce n’était déjà pas mal de relayer des jolies actions faites par des gentilles associations dans les petits villages de la région : les boudins vendus au profit de l’association du don du sang, les soirées dansantes au profit des Restos du Cœur ou pour le sou des écoles...C’était bien. Ce n’était pas transcendant, mais c’était correct.

Ce jour-là, Gérard Gontrand, le rédacteur en chef était sombre : pas un seul petit scandale à se mettre sous la plume. Il avait cru se faire un réseau, être proche des personnes ayant un peu de pouvoir, dans le secteur, mais il venait de se rendre compte que ses ficelles étaient trop grosses et qu’on le voyait venir : on ne lui confiait plus de secret, on l’utilisait, même, pour faire des coups vaches, mais on ne lui laissait plus entrevoir le dessous des cartes. Et ça le mettait dans une humeur maussade. En plus, la rédaction centrale, lui envoyait des directives intenables : les chiffres étaient effroyablement mauvais localement, mais ils n’étaient d’accord sur rien. Mettre en une le micro scandale politique d’un conseil municipal ? Hors de question ! Il faut quelque chose de beaucoup plus dramatique. Mettez-moi la casse sociale, les usines qui ferment. Pas de bonnes nouvelles ! Pas de choses qui n’impactent que quelques centaines de personnes. Il nous faut du lourd. Et si vous n’avez rien, mettez l’actu nationale.

Alors ce matin-là, ils mirent le président de la République en visite dans une usine qui ouvrait une ligne de fabrication supplémentaire. Pas un drame, pas une goutte de sang. La logique échappait à tout le monde, même si on était plutôt content de mettre une bonne nouvelle à la une, pour une fois.

 Politiquement, il fallait sentir le vent tourner et arriver à anticiper les changements de cap, histoire d’être ami avec les futurs détenteurs du pouvoir local. Depuis le quinquennat, les temps de répit étaient maigres : il y avait tout le temps des élections et il était difficile d’être ami avec tout le monde.

J’étais au milieu de tout ça. J’étais une femme. Je m’occupais donc de la culture et de l’éducation. La politique est une affaire d’homme au sein de cette rédaction. Mais la politique est partout et même quand je faisais des articles sur des manifestations culturelles, il fallait que je fasse attention au cadrage de mes photos : le député ? On l’a déjà mis dans une édition cette semaine.

« - Coupe-le au montage !
- Mais enfin, comment le couper, il est au centre de la photo : c’est lui qui pose la première pierre !
- Fais donc un gros plan sur la truelle ! Et je ne veux pas son nom, surtout pas !
– Mais enfin, c’est lui qui pose la première pierre !
– Il est député, écrit « L’assemblée nationale pose la première pierre. » - Euh... »

Surréaliste !

Ce jour-là, je devais partir dans une école pour assister à la rencontre d’un auteur de jeunesse avec une classe de CM2. Les élèves avaient lu le bouquin - c’était un petit roman sur un gamin qui aimait les jeux vidéos violents et qui rencontrait un vieil homme qui lui faisait découvrir les livres - , ils avaient préparé des questions, ils avaient écrit des textes, c’était touchant, c’était mignon. L’auteur était sympa, l’enseignante était super investie. J’aurais pu écrire un article adorable, plein 5 de bons sentiments. Mais il fallait angler sur une polémique, si possible tendance réac et populiste, sinon le rédac chef allait réécrire. J’ai donc titré : « Jeux vidéos vs lecture : les enfants ont choisi ». Cela laissait supposer que les enfants d’aujourd’hui ne lisaient plus - d’ailleurs, est-ce qu’ils savaient lire ? - et qu’ils passaient leur temps à tuer des gens virtuellement sur internet. Et l’article disait tout le contraire. Mais on n’est pas là pour faire dans la dentelle. D’ailleurs, est-ce que les gens lisent autre chose que les titres ? Pas sûr qu’ils lisent, en fait. Savent-ils ? Rien de moins certain ! Les ventes étaient si basses. Et même sur internet, les chiffres étaient désespérants : les compteurs affichaient quelques centaines de vues pour les articles en une...Ensuite on descendait vite vers des scores proches de zéro. Il n’y avait guère que sur Facebook qu’on avait quelques retours. À vrai dire, beaucoup de commentaires haineux de gens qui n’avaient visiblement pas lu les articles.

C'était mon tour aussi d’écrire le billet d’humeur du jour. Il fallait être féroce dans ces papiers-là. Egratigner une personnalité locale, pointer une dépense publique jugée excessive, prendre parti contre le gouvernement...

J’ai écrit sur les panneaux d’affichages de la ville qui n’étaient pas du tout à jour : on était le 5 décembre et les infos affichées dataient toutes de septembre. Facile : huit cents signes plein d’acidité, pour faire grincer des dents et pour faire sourire les hargneux. Ce boulot me rendra méchante et ça a déjà commencé.

Ensuite, j’étais sur un article plus long, pour le week-end. Un festival de littérature à couvrir, plusieurs écrivains à rencontrer, des rendez-vous. Le côté vraiment intéressant de mon métier, même si j’allais sans doute en retenir peu de chose pour mes articles.

En rentrant, j’ai croisé sur le palier la petite d’en face. Elle avait l’air heureuse, elle m’a souri, elle a dit « Bonjour ! Bonsoir ! Je...vous...il fait beau, non ? Bonne soirée... » et a fermé sa porte doucement.

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