C’est comme cela à chaque fois. Je tente de lutter, de garder les yeux ouverts et malgré la lumière crue, impossible. Je suis bien, malgré le sol dur, malgré la nudité. Je ne ressens ni la faim, ni la soif, ni les besoins les plus élémentaires. Je me rendors, portée par un doux souvenir. Je suis embarquée et il faut attendre que je me réveille à nouveau. Je n’ai aucune idée du temps durant lequel je me rendors. Quelques minutes, quelques heures ? Je ne sais pas depuis combien de temps je suis là, ni même à quoi ce « là » peut bien faire référence.
Cette fois-ci, je n’ai pas essayé de répondre à quelques questions basiques pour me prouver que je suis bien en vie. Je ne me suis pas dit « Comment je m’appelle, quel âge j’ai ? Où je vis, quelle année, qui est le président, qui je suis ? » Ces questions que les ivrognes se posent pour se prouver qu’ils ne sont pas saouls. Ou les questions que l’on pose à quelqu’un qui vient de faire un AVC.
Les premières fois, je me suis dit, « faisons le point. J’ai 70 ans. J’ai pu prendre ma retraite. On a fêté ça. Je ne pensais pas y arriver. 70 ans. Âge légal de départ en retraite. A moi la tranquillité. Et patatras, je me retrouve étendue là, je ne sais pas ce qui m’arrive. »
Et puis j’ai cherché à comprendre. J’ai regardé de tous mes yeux, j’ai cherché à activer mes sens au-delà du normal.
Quand j’ai rouvert les yeux à nouveau, rien n’avait changé. Je ne me suis pas posée de questions. Il fallait que je passe à l’action, que j’essaye d’écouter, de sentir. Même si je l’avais déjà fait, en vain. A chaque fois, j’ai beau écouter de toutes mes oreilles, je n’entends rien. Ni la pluie, ni des pas, ni le craquement d’un plancher ou d’une charpente. Il n’y a rien que le sifflement du sang qui bat dans mon corps. Il n’y a rien que moi. J’ai beau activer mon odorat, j’ai beau ouvrir mes narines, rien ne me parvient. Ce n’est pas un lieu où l’on cuisine, où l’on vit, où l’on se lave et où l’on défèque. Par réflexe, parfois, j’ai mis ma main devant ma bouche, pour vérifier que ce n’était pas moi qui ne sentais plus rien : mais mon haleine était légèrement sucrée, même pas désagréable, malgré les heures de sommeil que je subodorais. J’ai vérifié souvent mes aisselles, dans un mouvement de tête qui me semblait un effort musculaire extraordinaire. J’ai reconnu à chaque fois le musc habituel de mon déodorant mêlé à ma sueur légèrement acide.
Lors de mes premiers moments d’éveil ou de conscience, j’ai éliminé une hypothèse : si j’avais été dans le coma, j’aurais reconnu l’entêtante odeur d’hôpital, j’aurais perçu les bruits des machines, les bips réguliers de l’oxygène et du moniteur. Je n’avais pas l’impression qu’on venait à mon chevet. J’étais seule. Mais était-ce surprenant ? Qui serait venu me voir ? Une équipe médicale, au moins, peut-être…
Cette idée d’hôpital, pourtant, revient, lancinante. Les histoires d’expériences de mort imminente sont forcément une petite obsession quand on se retrouve allongée, seule, dans un espace lumineux et indéfini. Pourtant, je rejette cette idée-là avec un raisonnement tout aussi obsessionnel : je ne peux pas être sur le point de mourir, puisque je me réveille, puisque je pense, puisque je cherche à comprendre. Puisque je me sens vivante. Puisque qu’il y a sous mes doigts ce sol en plastique, doux, tiède et trop lisse pour être faux.
Je me dis vaguement qu’il y a de quoi devenir folle. Puis je me dis que je suis folle. Je me dis que je suis morte. Que c’est cela, la mort. L’éternité dans du plastique. L’éternité à passer avec soi-même. Je me souviens soudain de cette pièce que j’ai dû lire au lycée, peut-être pour le Bac, cette pièce de Sartre. La pièce disait que l’enfer, c’est les autres. Ai-je retenu autre chose ? Même pas le titre, mais je me souviens des débats en classe : l’enfer, c’est les autres, mais c’est aussi le bonheur, les autres, l’amour, l’amitié, tout ça. Les débats immatures de gamins de 18 ans qui ne connaissent pas la vie et qui sont obligés de faire de la philosophie.


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