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samedi 8 janvier 2022

Dans la rivière d'hiver


La boue de l’allée collait aux godasses et le parc était presque désert. Le soir tombait tôt, en cette fin janvier. L’après-midi à peine commençait-il que l’on désirait déjà rentrer à la maison, se glisser sous un plaid, avec un thé brûlant. Le froid mordait au visage. 

Le parc était presque désert. Quelques promeneurs de chien, ça et là, divaguaient lentement, comme dans un film de zombies. Il semblait que c’était les chiens qui traînaient leur maître au bout de leur laisse. 

La nature d’hiver était d’une tristesse incroyable. Les pelouses détrempées étaient plus râpées que les vieux tapis d’un accueil de la CAF, un jour de pluie, parsemées d'étrons géants que les propriétaires de chihuahuas, de bouviers bernois, de caniches nains ne prenaient jamais le soin de ramasser. La conscience tranquille, lesdits propriétaires pensaient que la crotte Royal Canin de leur petite bête constituait un excellent engrais pour les plates bandes. Jamais ils n’avaient une pensée émue pour l’employé communal qui pulvériserait sur ses chaussures de sécurité, façon crépi, la matière organique malodorante, quand il passerait la tondeuse. Les saules du parc laissaient pendre leurs branches nues et la rivière avait des airs de torrent boueux parsemé de papier bulle, de canettes défoncées, de sacs plastiques déchiquetés. 

La nature d’hiver, — pouvait-on encore l’appeler nature ? — servait d’écrin à la crasse humaine. Même le ciel au-dessus des usines désaffectées semblait s’être mis au diapason de toute cette saleté grisâtre. 

Des psychologues et des journalistes s’étaient mis d’accord pour nommer ce lundi-là le jour le plus déprimant de l’année. Le blue monday

Les baskets que j’avais eu la mauvaise idée de porter prenaient l’eau et les flaques étaient nombreuses. La boue était glissante et bien que j’avais adopté l’allure que dictait le temps et que je me mouvais à la vitesse d’un vieillard valétudinaire, je manquais de tomber à plusieurs reprises. 

Je crois que c’est lorsque le ciel commença à m’envoyer un petit crachin froid et gluant que je touchais le fond. J’étais sur le petit pont, au-dessus de la rivière chargée des eaux tumultueuses et glaciales d’un redoux de janvier, ces eaux issues de la fonte des neiges et des pluies torrentielles de la saison, quand les terres saturées ne peuvent plus rien absorber. Je ne pouvais plus rien absorber. J’étais comme ces champs d’hiver, dégorgeant, recrachant, vomissant toute la flotte des cieux et des profondeurs. Ma nappe phréatique était à son niveau le plus critique. 

En deux ans de pandémie, j’avais bu jusqu’à la lie la misère de l’homme, sa turpitude, sa vacuité. J’étais le désespoir incarné. Le désir m’avait fui et je vivais par habitude. J’étais sur ce pont comme on est à un point de non-retour. 

Deux ans que l’on tournait en rond dans un bocal. Deux ans que l’on enchaînait les mauvaises nouvelles. Les malades et les morts, les mesures absurdes du gouvernement. On ne pouvait plus sortir la conscience tout à fait tranquille. On compatissait en permanence, on avait fait de l’empathie un sport extrême : l’empathie avec les soignants, avec les patients, avec les professions essentielles, avec les professeurs, avec les pharmaciens, les restaurateurs, les camionneurs. L’empathie poussée à ce point, au quotidien, ça vous dévorait le crâne, ça vous empoisonnait jusqu’au cœur de votre sommeil. 

Tout devenait situation complexe : une opération de la cataracte pour votre belle-mère, l’organisation du mariage de votre meilleure amie, les vacances en Ardèche, le voyage pour le travail en Belgique. Les anti-vax, les manifestations du samedi, les clivages de la société, les débats sans fin, les télés et les radios qui ne parlaient plus que de cela. C’était la vie toute entière qui devenait très compliquée. Obsessionnelle. 

J’avais absorbé comme le canard absorbe la pâtée avant Noël. Absorbé le covid du frangin, les visites rendues difficiles à la maison de retraite pour ma mère, l’isolement, les tests PCR à répétition. La solitude, les sorties qu’on annule, les concerts qu’on repousse. 

J’avais absorbé la crainte de tomber malade, les chiffres de la tension en réa, les noms grecs des variants. J’avais absorbé les trois doses de vaccin, la pollution des masques qu’on retrouvait jusqu’au sommet des arbres et dans les caniveaux. J’avais absorbé la dépression des autres, les étudiants qui voyaient leur jeunesse gâchée, les vieux qui voyaient leur mort arriver sans pouvoir profiter de leurs petits enfants durant le peu de temps qui leur restait. J’avais encaissé, encore et encore les reportages télé, les articles de journaux, les envoyés spéciaux en Inde, le manque de bouteilles d’oxygène, les complotistes qui mettaient ça sur le dos de Bill Gates, des francs-maçons ou des Juifs. J’avais tout pris en pleine gueule, j’étais une éponge saturée de toxines mauvaises, plus saturée encore que le muscle de la vache qui voit la mort de sa copine à l’abattoir. J’étais comme tout le monde, mais peut-être plus sensible et avec la peau plus fine, je ne sais pas. Les interdictions de manger debout, la permission de manger assis, sauf au ciné, le plexiglas, les ordres et les contre ordres d’un gouvernement dépassé, comme tous les gouvernements du monde, par un virus incompréhensible et insaisissable, mettaient en danger les systèmes de santé, le capitalisme et ma santé mentale. 

Ma santé mentale. C’était le sujet, ce soir-là, sur ce pont, au-dessus de ces eaux tourmentées, sombres, périlleuses. Depuis quelque temps, déjà, j’avais des idées noires, des petites phrases qui naissaient dans mon cerveau sans que je puisse les contenir “Ma vie est finie”. Des phrases dépressives, détachées de tout contexte. J’étais au travail, j’étais devant la télé. Rien ne semblait dramatique et puis je me disais “Je vais sauter la tête la première depuis le balcon”. Je n’y attachais d’abord que peu d’importance. Mon sourire était encore là et je continuais de cuisiner de bon petits plats. Je continuais de me maquiller avant de sortir. Personne ne savait rien de ces sentences morbides qui traversaient mon crâne comme un courant électrique, avant de disparaître. Je me persuadais que l’on ne se tartine pas de crème anti-rides et qu’on ne s’épile pas les mollets lorsqu’on veut réellement mettre fin à ses jours. Je me persuadais que j’étais forte et que j’allais bien. 

Devant ces eaux qui se précipitaient sous mes pieds, devant ce fracas parsemé de détritus, pourtant, j’en doutais. La nature était trop sale et le monde trop laid et je n’étais rien qu’un minuscule accident de l’univers dont le passage ici bas n’aurait pas de conséquence. “Personne ne t’aime, tu ne sers à rien, ta vie n’a pas de sens. Personne ne te regrettera…”, disait sans relâche la voix dans ma tête, lancinante et triste comme une chanson de Damien Rice. Ce n’était pas moi qui parlait, cependant. J’étais attirée par les eaux sombres, je savais qu’il s’en fallait de peu pour que je sombre. Pour que je plonge, pour que je me laisse emporter par le courant puissant, pour qu’il m’enlace dans ses bras glacés et qu’il m’entraîne dans une dernière étreinte d’éternité. 

Mais un éclair argenté zébra la surface de la rivière avant que j’enjambe la rambarde du pont. 

Et en même temps que la voix mortifère, s’éleva celle de la petite fille qui vivait toujours en moi, émerveillée par la force des fleuves, par la beauté des soleils couchants, par l’énergie de vie des forêts. Quelque chose d’autre m’appela. 

L’éclair. Tout à coup, je crus voir des poissons merveilleux, arc-en-ciel, des poissons magiques frétillant et caracolant dans les remous, des couleurs, des flashs et des reflets. Au couchant, à l’horizon, le ciel se fit violet, une lueur étrange et puissante, un espoir. Je n’étais plus dans ce parc, je ne savais plus qui j’étais. J’avais changé soudain. J’avais compris. J’avais grandi, j’avais rajeuni, j’avais retrouvé les miracles d’antan, quand on se raconte des histoires avant de dormir, quand on croit aux fées et aux sorcières. L’esprit de la rivière m’était apparu, éternel et divin. Je n’avais pas fumé et je n’avais pas bu. J’étais juste sauvé par la vie qui coulait dans mes veines. J’ai compris la lune qui s’éleva, j’ai compris la cime nue des arbres dressés vers un ciel ouvert, j’ai compris chaque brin d’herbe en hivernage, chaque branche cassée et chaque feuille retrouvant le sol pour y devenir humus et pour redonner vie, j’ai compris l’insignifiance de toute chose et son importance infinie, le puzzle dont nous faisons partie à notre insu. J’ai compris que la pandémie n’était pas un poids, que c’était une force, que c’était notre mise à l’épreuve pour mieux apprécier la beauté et la préciosité de la vie. 


En rentrant, ce soir-là, j’ai appelé ma mère à la maison de retraite. Elle ne se souvenait pas de ce qu’elle avait fait, ni de qui elle avait eu la visite. Mais elle était heureuse d’avoir eu de la visite et il lui restait le sentiment d’avoir bien mangé. Elle allait bien. Ce soir-là, j’ai écouté de la musique et j’ai cessé d’écouter les bruits stridents du monde. Ce soir-là, j’ai rouvert mon ordinateur et j’ai écrit.

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