(début d'une série, peut-être...)
“Tu vois, tu pourrais dire des banalités, tu pourrais prendre ce verre entre tes doigts, délicatement, le faire tourner et dire ce qui a été dit mille fois sur le vin vermeille, le vin merveille, sur le vin rubis ou sur le sang de la terre…Tu pourrais te faire poète pourri, un peu ivre déjà, lyrique. Tu pourrais t’emporter. C’est bon pour faire rêver le visiteur de base d’un salon des vins, ça, c’est bon pour faire croire à l’ivrogne qu’il ne boit pas, mais qu’il déguste, qu’il goûte une part de culture et d’histoire, qu’il touche à l’exception. Mais non. Ce n’est pas ce que tu vas faire. Tu vas boire. Et tant pis si c’est une piquette, tant pis c’est dégueu. Tu vas boire pour être ivre. On ne va pas se mentir là-dessus. On s’en fout du vin et de ce que ça véhicule, la plupart du temps, les gens boivent pour se murger. Pour se purger, pour faire en sorte d’oublier la putain de vie qu’ils mènent. Le vin, c’est fait pour ça…Il faut être ivre, comme disait Baudelaire, toujours ivre. Pour ne pas sentir le monde, pour ne pas douter de Dieu, pour ne pas douter des hommes. As-tu remarqué comme tout le monde est plus sympa quand il a bu, tout le monde est plus beau, quand t’as bu. Alors ce soir, tu ne vas pas me la jouer esthète, connaisseur. En plus, tu n’y connais rien. En vrai, avec un bandeau sur les yeux, tu ne sais même pas faire la différence entre un rouge et un blanc. Alors même avec les yeux grands ouverts, crois-moi, tu ne feras pas de différence entre la Bourgogne et les Hautes-Côtes de Blaye. Non, et puis dans trois ou quatre verres, tu ne sentiras même plus ta bouche. Tu ne sentiras plus rien. Tu auras le feu aux joues, tu auras le rire aux larmes. Tu dormiras peut-être, parce qu’il y en a qui dorment, au bout de quatre ou cinq verres, mais tu ne sentiras plus rien. Plus d’arôme de violette, plus de longueur en bouche, plus de tanins puissants. Juste la soif de boire encore plus. Et alors tu ne penseras même plus au petit matin pas frais que tu te prépares. Oubliée la future gueule de bois. Tu diras “Ouh ! Là ! Je suis pompette.” et en fait, tu auras déjà trois grammes. C’est à ce moment-là qu'un copain un peu lucide devrait pouvoir prendre tes clés pour t’empêcher de rentrer en voiture. Mais ce n’est pas comme cela que ça se passera. Tu boiras encore. À un moment déjà tardif, tu diras “Y’a rien à manger ? Parce qu’il faut que je mette un peu de solide dans tout ce liquide…” et puis il n’y aura rien à manger. La soirée va s’emballer, les bouteilles vont s’enchaîner. Tout va se mettre à tourner et à tourner encore. “Y’a rien de plus fort ?” Si c’est pas toi qui le gueule, ce sera quelqu’un d’autre. Et on trouvera d’autres breuvages, des vrais activateurs d’estomac qui se retournent. Des Get 27, des Labell 5, des trucs tellement dégueulasses qu’on ne peut pas les boire à jeun. La vie est comme ça. On s’emballe. On croit qu’on est une exception. Et puis on se retrouve dans une soirée où on picole pour picoler. On se dit, il est déjà tard, on regarde sa montre et il n’est que 22h. On se dit qu’il y a erreur, qu’on ne peut pas avoir bu autant en si peu de temps et que si on s’écoutait, on dormirait. Mais on ne dort pas, on met la musique plus fort et on délire, on danse vaguement, on croit qu’on danse, mais en fait, on titube, on tombe dans les bras des filles qui nous repoussent, on est déjà un déchet, une épave, une loque. On n’a pas vu venir le coup. On croit qu’on est un homme et on avait fait des efforts pour cela, on avait mis une jolie chemise, repassée, on avait mis du parfum en sortant de la douche, on avait mis du gel, parce que c’était samedi. Mais on pue, maintenant. L’alcool empeste tout, pourri tout. Le foie et la sueur, l’haleine et les cheveux. Jusque dans ta montre, tu pues l’alcool. Et toi, tu ne t’en rends même pas compte. Ce soir, c’est ça qui va t’arriver. Et demain, si tu n’es pas mort, si ton coeur a tenu, si ton cerveau n’a pas failli, si ta voiture n’a pas fini dans un fossé, tu vomiras et tu te haïras. Mais pour l’instant, tu ne penses pas. Tu bois. Tu avales, tu savoures la brûlure du vin rouge dans ta gorge, tu lèves ton verre en braillant des hommages à la santé de tes copains ivrognes, tous voués comme toi à la cirrhose, à l’accident tragique de bagnole, à la déchéance et à la ruine. En plus, tu as de la chance si tu échappes aux drogues, au petit joint du milieu de la nuit, celui du moment où l’on se croit philosophe et où l’on décide de refaire le monde, celui où l’on pense que l’on a tout compris. Et après, il suffit qu’un clampin ait ramené un peu de coke pour qu’on se dise que tout ça est un peu mou et qu’on va relancer la soirée en se faisant une ligne. Il suffit de pas grand chose et alors on se sentira tout puissant et on voudra ouvrir les fenêtres, même s’il fait moins trois dehors, on aura chaud et on se sentira vivant, bon dieu. Tellement vivant qu’on se promettra qu’on recommencera.”
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