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jeudi 2 novembre 2017

Carte Mère - Troisième Partie - Chapitre 10


Je me suis rendue au bureau de Me Pasquet. J’avais pris la décision ferme de ne pas me laisser embarquer par mes sentiments, par mon désir. J’avais décidé de garder l’esprit clair. Mais je savais d’ores et déjà que je ne tiendrais pas mes engagements intimes. La chair est faible. En vrai, je m’apprêtais déjà à céder à mes pulsions. Au moins, me préparais-je à capituler devant le sourire de Suzy, à ne rien écouter de ce qu’elle me dirait, subjuguée par son regard noir.

Ma déception fut donc immense en découvrant qu’elle n’était pas seule. Quand je suis entrée dans le bureau, j’ai immédiatement reconnu son neveu, de dos, assis au bureau de l’avocate. Je n’avais pas du tout envie de le voir. 

Suzy, à mon regard surpris, a répondu immédiatement par un « Rassurez-vous, ce n’est pas une audience de réconciliation que je vous propose ! », qui se voulait enjoué.

J’étais sur la défensive.

« En effet, aucune raison de vouloir nous réconcilier, puisque Monsieur Rasier a retiré sa plainte. Mais je ne voudrais pas déranger une réunion de famille. »

Je fis mine de sortir. Suzy esquissa un sourire gêné et me pris le bras, pour m’inviter à m’asseoir. Evidemment, je me suis crispée à son contact et j’ai dû rougir comme une enfant. Est-ce qu’elle savait l’effet qu’elle me faisait ? J’étais désormais docile comme un agnelet.

Scène incroyable, digne d’une série politique à suspens : l’avocate était en fait la conseillère en communication de son neveu.

« - J’étais en train d’aider Sam pour son prochain communiqué de presse. Il veut intervenir à propos de la pollution de l’air, des particules fines, de la neige industrielle…
- Oui, c’est un sujet dont les politiques doivent s’emparer. C’est ce que dit Tante Suzy. Et puis c’est plus important que les polémiques sur les gens qu’on aime ou pas, ajouta-t-il d’un air satisfait, parfaitement insupportable.
- « Un sujet dont les politiques doivent s’emparer… » ! Ah ! On peut dire que tu maîtrises bien la langue de bois ! Mais tu as lu mon argumentaire, au moins, j’espère !

Elle se tourna vers moi et me débita avec beaucoup de conviction : « l’écologie, c’est pas seulement un concept abstrait. Il est temps qu’on tienne un discours beaucoup plus précis là-dessus, beaucoup plus agressif. Le retour en force des climato-sceptiques, ça m’inquiète réellement : les Etats-Unis sont sur le point de faire une vraie marche arrière en la matière. Mais il est temps de comprendre que ce n’est pas la planète qu’on doit protéger, mais nous. La planète, elle n’en a rien à faire de nos conneries : vous avez vu des photos récentes de Tchernobyl ? La nature reprend ses droits, elle s’adapte. C’est juste les hommes qui vivaient là qui font des cancers, des leucémies, qui mettent au monde des bébés à 5 bras…Il faut à tout prix comprendre ça : la planète a le temps, elle s’adaptera, nous, en quelques générations, on peut disparaître, comme les dinosaures… »

Je restais silencieuse, acquiesçant juste, poliment, mais sans conviction. J’étais de trop dans cette scène.

« - Bon, Sam, on ne va pas y passer trois heures. Je relis, tu me dis ce que tu en penses. J’ai peut-être deux ou trois choses à ajouter… »

 Samuel RASIER CONSEILLER RÉGIONAL 

 POLLUTION DE L’AIR : SITUATION INQUIÉTANTE DANS NOTRE RÉGION. 


Depuis le début du mois de décembre, l’anticyclone s’est installé sur notre région et nous connaissons des pics de pollution d’une ampleur sans précédent. Nous sommes en alerte rouge selon tous les organismes mesurant la qualité de l’air. 

 Cela n’est pas sans conséquence sur nos vies : nous pouvons tous ressentir des symptômes d’allergies ou de rhinites, une toux gênante, ou même des saignements de nez. Les personnes fragiles (enfants, personnes âgées, asthmatiques, cardiaques, personnes souffrant de problèmes pulmonaires…) sont les plus durement touchées, obligées de rester chez elles. Ce sont des conséquences à court terme. Nul ne peut savoir ce que cette pollution impliquera à plus long terme : cancers, maladies cardiovasculaires, mortalité infantile accrue ? 

Les mesures prises par les autorités, au niveau national ou au local répondent assez peu à ces méfaits. On conseille aux automobilistes de rouler un peu moins vite, mais les campagnes d’information sont insuffisantes : il y a même des usagers de la route qui ne sont pas au courant de ces restrictions. Les contrôles de police ne sont pas nombreux et les sanctions très rares pour les contrevenants. Cette seule mesure, mal appliquée, ne peut pas nous satisfaire. 

Dans l’aire urbaine, la circulation doit être réduite au moins de moitié. Des propositions comparables aux solutions trouvées dans les grandes métropoles (circulation alternée selon les plaques d’immatriculation, vignettes…) doivent être étudiées très rapidement. 

Nous savons que dans une région industrielle comme la nôtre, ce ne sont pas seulement les voitures qui sont en question : les usines qui les fabriquent sont aussi en cause. Nous demandons que la mise en chômage technique des complexes industriels soit imposée lors des pics de pollution. 

Ces mesures concernent la santé publique, la santé de nos enfants. Il est du devoir du pouvoir politique d’éviter un nouveau scandale sanitaire. 

C’est pourquoi nous demandons officiellement que l’urgence de la situation soit examinée conjointement par Madame la Ministre de l’écologie et Madame la Présidente de la Région et que des mesures drastiques soient mises en place. 

Le jeune homme se tortillait sur sa chaise en écoutant la lecture du communiqué. Il tentait de prendre une posture : il a mis sa jambe gauche sur la droite, pour se donner une contenance, pour avoir l’air à l’aise, mais il ne savait pas quoi faire de ses grands bras, puis il a reposé ses deux pieds par terre, l’air un peu gauche et il a affiché un sourire niais :

« - Ouah ! Franchement, tatan, c’est top ! Tu vois, moi, ce qui me manque, en politique, c’est de savoir écrire…
- Si ce n’était que ça, cher neveu…
- Oui, bon…Que voulais-tu rajouter ?
- J’aurais bien ajouté des choses sur le diesel.
- Ouh la ! On va avoir des réactions…déjà que les saignements du nez, le cancer, les maladies cardiovasculaires, ça va faire grincer des dents…Et je ne te parle pas des industries locales que tu veux mettre au chômage technique…
- Ce n’est pas ce que tu cherches, provoquer des réactions ? Un peu de courage, Sam !
- Je ne sais pas si j’assume tout ça…Bon, propose…
- Après le paragraphe sur les usines de la région, j’ajouterais « Nous devons mener une réflexion sur l’arrêt complet du diesel et cela dans un délai très court. »
- Je ne sais pas…tu crois ? Les usines du coin vivent là-dessus depuis des décennies…Et l’emploi…
- En même temps, tu crains quoi à ne pas l’écrire ? Ne plus être invité aux réceptions du groupe automobile ? Le champagne y est bon ?
 - Ce n’est pas ça : l’emploi…
- Tu es conseiller régional. Si tu veux viser plus haut, si tu veux être député un jour, il faut afficher des convictions fortes et lisibles pour les électeurs… »

J’étais éberluée par l’esprit clair de Suzy. Par contre, Samuel m’apparaissait soudain comme un âne ou comme une marionnette, à tout le moins.

La tante m’a regardée, moqueuse.

« - Je lui ai écrit tous ses discours : ça m’amuse. Je n’ai pas le temps de faire de la politique, alors j’en fais par procuration, en quelque sorte. Samuel a le temps, lui : comme il n’a jamais rien su faire de ses dix doigts, il a pu se lancer en politique ! »

A sa mine chafouine, elle ajouta dans un petit rire sardonique :

« - Je plaisante, parce qu’il a la chance de bien passer à l’écran : il est photogénique et ça aide drôlement pour les campagnes électorales !
- C’est déjà pas mal, en effet…Mais tout ça ne redonne pas foi en la politique, ai-je répondu, un peu amère.
- Bah ! Tous les politiciens ont des attachés parlementaires, des éminences grises qui rédigent, qui documentent, qui montent les dossiers de presse et qui remplissent les carnets d’adresses ! Je parie sur Sam comme on parie sur un canasson. C’est pour cela que j’étais ravie que vous veniez me voir moi, pour votre affaire : je ne voulais pas que cette histoire empoisonne les campagnes futures. Il ne fallait pas que vous fussiez la victime…Par contre, les dirigeants de cette presse locale minable, c’est autre chose et c’est là que vous pouvez nous aider… »

Je l’ai interrompue, j’ai demandé qu’elle se taise : « Attendez…attendez un instant, s’il vous plait… »
Elle s’est tue.

Perdue devant ces révélations, je ne savais plus s’il fallait rire ou pleurer. J’étais le dindon d’une farce qui me dépassait, manipulée par celle qui m’avait plu. J’ai tenté de comprendre dans quel piège j’étais tombée. Je crois bien que c’était le piège de la destinée. J’étais l’Œdipe manipulé par les dieux dans cette histoire. J’avais recueilli les propos de Rasier au hasard, j’avais démissionné pour fuir une situation pourrie au hasard, j’avais choisi l’avocate au hasard…Je n’avais pas le sentiment d’avoir choisi quoi que ce soit.

Le meilleur à faire était peut-être bien de m’en remettre à mes instincts, de ne rien choisir, — d’ailleurs, je ne sais pas choisir —, et de faire n’importe quoi.

Ce qui l’emportait toujours, c’était l’envie de mettre Suzy dans mon lit. J’ai donc relevé la tête et mes yeux plantés dans les siens, je lui ai demandé de continuer.

Mais avant cela, je voulais en avoir le cœur net, je lui ai demandé si j’avais été manipulée dès le début : est-ce que Rasier avait fait exprès de balancer ces horreurs ? En chœur, ils m’ont assuré que non. J’étais toujours méfiante, mais j’ai trouvé qu’ils avaient l’air sincère…

Qu’avait-elle à me proposer ?

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