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mardi 7 novembre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 15

XV 

Comme je n’avais aucune réponse concernant les offres d’emploi pour lesquelles j’avais postulées, j’ai accepté l’offre de Suzy. A l’essai. Le but était de toute façon à échéance très réduite. Nous allions tenter de faire élire Rasier député. En premier, c’était l’investiture au sein du parti qui nous intéressait. Il fallait donc que Sam soit dans le journal le plus souvent possible, qu’il gagne en notoriété, en popularité.

J’avais prévenu : le journal n’était pas suffisamment lu pour que cela marche. Suzy m’affirmait que tout le milieu politique local lisait assidument le journal. C’était peut-être vrai, mais il fallait aussi qu’on le voit partout ailleurs. A la radio, à la télé, sur les médias web, sur les réseaux sociaux et sur le terrain.

Mais nous avions maintenant un levier important en la personne de Gontrand. Nous avons fait un chantage terrible : nous n’avons pas retiré la plainte immédiatement, nous avons attendu que les premiers articles paraissent. Le deal était simple : il fallait de l’élogieux, des photos avantageuses, une couverture de chaque événement où Rasier serait présent.

On a eu des vernissages, des distributions de tracts à la sortie de l’usine, des projets d’éducation soutenus par le conseil régional dans les lycées de la circonscription. A chaque fois, on écrivait la déclaration de Rasier au couteau : il fallait que ce soit clair, concis et très engagé.

Suzy et moi nous entendions à merveille pour cela. J’avais le style, elle avait les idées et parfois, l’inverse.

Rasier a commencé à être vu différemment par les caciques de son parti : on l’a invité aux réunions internes, on l’a testé un peu. Nous le coachions autant que possible pour le préparer à ces entretiens. Il fallait qu’il soit capable d’impressionner les vieux : avec Suzy, nous avions une idée très précise de ce que cette génération attendait. Toute notre vie, nous avions été à la botte de ces soixantenaires. Ils appréciaient la culture, la convivialité, le bon vin, ils aimaient la chanson française, les références aux humanités classiques. Il fallait connaître le monde politique depuis 1981 – au moins –, les revirements de chaque ministre, les travers, les vices politiques, les courants auxquels ils avaient appartenu. Nous avons passé des heures à briffer notre poulain. Il ne se débrouillait pas si mal. Il savait tout des différents atermoiements de Mélenchon, du passé trouble de Longuet, des casseroles des Balkany. Gauche, droite, y compris les extrêmes, il fallait qu’il assure. Nous avons fait sa culture politique, nous l’avons initié aux rouages du pouvoir. Il pouvait tenir une conversation avec n’importe quel passionné de politique au parti. Il savait maintenant parler grands crus de Bourgogne et connaissait le titre du dernier prix Goncourt, ainsi que les détails polémiques du dernier Houellebecq. Avec Suzy, nous nous rendions compte à quel point nous avions les mêmes références d’une culture paternaliste et médiatique. Cette culture de vieil homme blanc et riche. Nous avions conscience toutes les deux que c’était grâce à cette culture que nous avions réussi dans nos domaines respectifs : quand on est une femme, peut-être encore plus, il faut être capable de comprendre ce qui fait avancer le monde, il faut s’approprier ces codes sociaux-économiques.

Nous avons aussi transmis des techniques de prises de parole, de gestion de réunion, de communication apprises au fil de nos carrières. Nous lui avons appris quelques mots de patois local – toujours bienvenus dans un discours au pied levé, pour souligner qu’on est d’ici – et nous lui avons appris à rebondir sur n’importe quelle situation, avec humour et simplicité. Dans le même temps, nous lui avons enseigné comment mettre de la profondeur dans tout, même dans l’inauguration d’un nouveau banc sur un trottoir. C’est un art, ne croyez pas que c’est inné !

Nous lui avons fait suivre un entraînement digne d’un candidat à la présidentielle.

Les passages répétés dans le journal finirent de convaincre le sérail local : Rasier était l’homme de la situation, un peu de jeunesse ne ferait pas de mal – tu te rends compte, il a 40 ans, un gamin ! Il fallait que le parti l’investisse. Du renouvellement ! Et quel homme sympa ! Quel bon vivant ! Quel puits de science ! Comment ne l’avait-on pas remarqué plus tôt ?

Ses déclarations sur les gens qui sentent mauvais ? Oubliées ! Erreur de jeunesse ! Ce n’était pas si grave – et il n’avait pas tout à fait tort, en plus, le bougre ! Et puis il passe si bien à la télé !

Gontrand, une fois l’annonce de l’investiture faite, nous a demandé s’il fallait continuer. Il commençait à trouver Rasier rasoir ! Nous avons insisté pour que la campagne de promotion continue un peu, jusqu’à la semaine précédant l’élection. Encore quelques papiers, toujours sur l’activité de conseiller régional, jamais sur la campagne pour la députation. Gontrand m’a alerté : on commençait à essuyer quelques critiques, quelques commentaires négatifs sur le site du journal. Et les statistiques n’étaient pas bonnes du tout sur ces articles. C’était sur Facebook que les gens se déchaînaient le plus. On l’appelait le « Macron local », on se moquait de sa façon de parler, de son arrivisme. Les méthodes qui avaient fonctionné avec le marigot politique ne prenaient pas sur l’électorat.

J’avais prévenu Suzy dès le début sur ce biais : on ne pouvait pas plaire à tout le monde et à son père, on ne pouvait pas plaire à ses pairs et au peuple. C’est pour cela que j’avais prédit qu’il ne serait pas élu, même s’il était investi avec brio.

Suzy m’a rétorqué que j’étais pessimiste. Nous avons organisé un meeting de campagne, pour tenter de galvaniser les troupes.

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