Pages

jeudi 9 novembre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 17 - Epilogue

XVII 

Le jour de l’élection, nous n’avions pas dormi la nuit précédente, nous étions morts de fatigue et de peur. Nous avions prévu un programme de visites des bureaux de vote. Samuel avait mis son caleçon porte bonheur, celui qu’il portait pour son élection au conseil régional. Il était tendu et serrait les mains à tout va, très vite, très fort, il souriait trop, il faisait un peu de peine.

J’ai essayé de le rassurer, de lui dire que quelle que soit l’issue du scrutin, il avait fait une belle campagne, qu’il avait tout donné et que s’il perdait, ce serait face au FN et qu’il aurait tous les Républicains avec lui et que l’honneur serait sauf.

C’est ce qui se produisit. Le FN arriva en tête du premier tour.

Nous étions juste après l’élection présidentielle qui avait vu l’arrivée au pouvoir du parti d’extrême droite.

Entre les deux tours, nous avons joué la corde républicaine à fond, sans imagination. Evidemment, nous avons mis dans notre poche tous les hommes politiques de la circonscription, qui réclamèrent comme il se doit, d’un seul homme, qu’on vote pour le candidat démocrate. Gauche et droite. Le FN se moqua évidemment de cette belle alliance, en criant « gauche-droite, tous pareils », que le système était protégé par les mêmes escrocs qui s’en mettaient plein les poches depuis des années sur le dos du peuple… « Tous pourris ! » pour résumer. C’est ce que les gens voulaient entendre.

Nous étions en pleine crise de confiance, en plein marasme intellectuel. Plus personne ne savait comment parler aux Français pour les ramener à la raison. La raison n’avait plus de prise. Nous étions entrés dans la République des crédules : les gens des classes moyennes voulaient croire que les responsables de leurs malheurs étaient plus pauvres et moins français qu’eux et ils tenaient cela de la bouche des riches seigneurs de Montretout…

Les recettes de gestionnaire, en bon père de famille, les choix raisonnables et sensés, on n’en voulait plus. On voulait mettre un coup de pied dans la fourmilière, on pensait que tout irait mieux en faisant n’importe quoi. Une poignée de manipulateurs au pouvoir pensaient qu’en tapant sur les plus faibles, qu’en faisant croire aux naïfs et aux cerveaux paresseux que les problèmes mondiaux et complexes liés au changement de la société pourraient être réglés avec des solutions simplistes, on pourrait redresser la France. Les recettes étaient bêtes, mais semblaient compréhensibles de tous. De toute façon, l’économie était une machine à gaz, obscure pour le plus grand nombre. Même si les premières difficultés se faisaient déjà jour au sein du nouveau gouvernement, les candides électeurs étaient encore portés par le sentiment de victoire sur les puissants et les savants, et le FN connaissait cet état de grâce dont tous les gouvernements bénéficient peu ou prou au début de leur mandat.

Le dimanche du deuxième tour, nous étions résignés. Battus d’avance. Pourtant un miracle se produisit. Le jeu du hasard ou de la chance ? Un dernier sursaut de conscience, dans cette région industrielle traditionnellement ancrée à gauche, que sais-je ? Samuel fut élu à 50,1%. Le taux d’abstention était énorme et la victoire n’apparaissait pas comme bien nette. Mais il irait à l’assemblée nationale, dans une minorité inopérante en ces temps de disette démocratique : la présidente de la République gouvernerait par ordonnances durant les années à venir, se passant des assemblées législatives.

Dans son discours, il remercia sa tante, mais je restais dans l’ombre. Le scandale aurait été plus grand encore si l’on avait su que celle qui avait failli plomber la carrière du politicien était maintenant l’artisane de son succès.

Gontrand a finalement changé de rédaction, il est retourné à Nancy et nous n’avons plus entendu parlé de lui. Le nouveau rédacteur en chef est en train de faire connaissance avec le milieu : il essaie de se mettre dans la poche les gens influents, il pense y arriver, il a souvent au téléphone Samuel ou Suzy qui lui permettent de penser qu’il est au plus proche du pouvoir. Ce n’est qu’un leurre, puisque chacun a besoin de l’autre pour sa carrière et que tout cela n’est qu’un jeu de dupes. Pourvu qu’il ne le découvre pas de manière aussi douloureuse que son prédécesseur.

Suzy et moi, nous continuons notre petite aventure. Nous sommes suffisamment expérimentées pour ne pas savoir où cela nous mènera. Nous prenons le temps de vivre l’instant. De toute façon, nous ne pourrons pas nous marier : le gouvernement est revenu sur le mariage pour tous. Nous nous faisons discrètes dans la rue et en public, car des bandes de voyous se sentent maintenant légitimes pour tabasser ce qui n’est pas conforme aux directives de la chef d’État. Mais dans le petit milieu intellectuel dans lequel nous évoluons, cela ne pose pour l’instant aucun problème.

Dans ce tout petit monde-là, j’ai fait découvrir à Suzy et nous avons diffusé la drogue d’Hugo et Elisa, qui sont finalement revenus me voir un soir : l’EstoMemor. C’est un grand succès : les gens sont heureux de plonger dans une douce mélancolie, de redécouvrir leur folle jeunesse, leurs amours d’antan, les jours heureux durant lesquels ont pouvaient fumer au restaurant et au travail, le temps du diesel roi, quand les voitures consommaient 20 litres au 100 et où l’on conduisait sans ceinture. Le monde des soixante-huitards qui avaient finalement conduit le fascisme au pouvoir.

Cette douce nostalgie, cette couleur sépia qui envahit doucement la France est une échappatoire à une réalité dans laquelle le Franc a remplacé l’Euro et où l’inflation galopante a commencé. Bientôt, il faudra une brouette de « Pascal » pour faire le plein de super sans plomb.

Ma voisine est heureuse avec son prof de maths. Ils oublient à deux toutes les difficultés de leur métier. Difficultés accrues depuis que la présidente de la République a déclaré qu’il n’y avait plus lieu d’aider les « quartiers sensibles » et que les effectifs des classes étaient passés à trente. La situation était explosive dans son collège. Les élèves en voulaient tellement à la société que Jennifer avait peur : elle a demandé sa mutation, comme beaucoup de ses collègues, laissant à d’autres, plus jeunes et moins expérimentés, le soin de s’occuper des petits pauvres issus de l’immigration.

Durant l’automne 2022, les feux et les émeutes dans les banlieues n’étaient plus du tout contrôlables. 

Épilogue

De mon côté, j’ai enfin rouvert le cahier que Jennifer m’avait offert à Noël et j’ai commencé à écrire un roman…

« Alors que le monde semblait courir à sa perte, que la Syrie brûlait encore et toujours et qu’Alep était pilonnée pour la centième fois, une jeune fille découvrait l’amour, et il lui semblait que le monde était neuf comme un œuf du jour. Les fleurs étaient plus belles que la veille, l’herbe était plus brillante de rosée, les passants semblaient esquisser des pas de danse pour éviter les flaques et la lumière qui baignait la ville n’était rien moins que de l’or. Pour chacun d’entre nous, l’amour réinvente le monde, c’est une banalité et un événement intime extraordinaire, tout à la fois. »

Aucun commentaire: