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dimanche 8 novembre 2020

Angoisse tenace

Continuons avec les petites angoisses à déposer ici, pour qu’elles cessent de fermenter dans les caves de mon cerveau. Je tiens par avance à m'en excuser.  

J’ai été beaucoup plus touchée que je ne pensais l’être par la mort de Samuel Paty. Je pensais que l'on s'habituait à cela, que 2015 était une sorte de vaccin. Mais non. Le traumatisme ne fait qu'empirer. 

Je veux rendre hommage à mes collègues d’histoire qui vivent depuis cette rentrée des moments très pénibles : des menaces froides, parfois anonymes ou basées sur la rumeur. Des réactions effrayantes. Des situations similaires à ce qu’a vécu Samuel Paty. Et les profs de toutes les autres matières ne sont pas loin derrière, puisque cela fait déjà quelques temps qu'il faut du courage et peut-être même de la témérité pour enseigner les textes fondateurs en français, la théorie de l'évolution en SVT ou encore le Big Bang en physique.

Les professeurs d’histoire, de lettres, de SVT, de physique-chimie...tous les professeurs font un travail essentiel. Ils disent les faits et les lois. Ce qui s’est passé et ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. Ce que l'on peut croire et ce que l'on doit savoir. Mais nous sommes face à certains enfants dont le milieu social tout entier a retourné la tête depuis toujours. Leur norme n’est pas la nôtre : le quartier dans lequel j’exerce mon métier s’est ghettoisé depuis 15 ans. Les catégories sociales les plus pauvres sont les seules à y être restées. Les classes moyennes sont parties, petit à petit. Moi la première. J’y vivais il y a encore 11 ans. Pourquoi suis-je partie ? C’est un quartier qui a vu progressivement se réduire tous les services publics ou pas de proximité, qui a vu sa population s'appauvrir, qui a vu ses logements se dégrader. La politique de peuplement des bailleurs sociaux y est pour quelque chose, l’argent qu’on attribue à ceux-ci, aussi. Quand je vais porter des devoirs à des élèves dans le coeur des immeubles, je suis atterrée par l’insalubrité, par la vétusté, par l’isolation défaillante, par les façades décrépies de ces tours des années 60. On a rien fait, ou si peu, depuis, pour entretenir et moderniser le quartier. 

Aujourd’hui, non seulement seuls ceux qui n’ont pas pu partir y logent encore, mais en plus, c’est là qu’on a installé les nouveaux arrivants : parce qu’il y a des appartements pas chers. C’est donc là que s’entassent tous ceux qui arrivent, encore plus pauvres, parlant encore moins le français, ayant encore moins accès à un emploi, aux aides, à la culture du pays. Le seul point de rassemblement, hormis la misère, c’est évidemment la religion, la mosquée. C’est l’identité tout entière de ce quartier. Qu’on ne s’étonne pas de ne pas peser lourd. La République, le sentiment d'appartenance à un peuple n’existent pas, mis à part à l’école. Et l’école ne représente pas grand chose. Encore moins depuis le confinement. L’école a disparu de ce quartier pendant 6 mois. Et entre temps, à chaque fois qu’on parle d’eux, de leur religion, c’est pour évoquer les crimes commis en son nom. 

J’ai été une ado, pas plus rebelle qu’une autre, mais je comprends qu’on ressente de la colère quand ce qui nous tient le plus à coeur, ce qui fait partie intégrante de notre identité profonde est attaqué sans nuance, et s'il se trouve quelques adultes malveillants qui attisent ces colères, le pire peut arriver. Quand on met tous les musulmans dans le même sac sans distinguer religion, islamisme politique et terrorisme, c’est insupportable. Ce n’est pourtant pas ce que font les profs. Mais nous représentons de manière un peu floue pour ces ados, à la fois l’autorité, la classe dominante, les médias, les politiques. Et nous sommes à peu près les seuls à le faire dans ces quartiers, avec les pompiers et les policiers. 

Ces constats sont assez confus, mais je crois que la situation est plus dangereuse, plus explosive que ce qu’on veut bien croire. Et ce n'est pas la première fois que l'on tire la sonnette d'alarme. Mais vous savez quoi ? S'occuper de ces quartiers, ça coûte un pognon de dingue...

 

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