X
Le téléphone était en surchauffe. Mais ce n’était pas le boulot. C’était la maison de retraite. Ma mère…J’étais prise soudain d’une angoisse nouvelle. Ma mère allait mal…J’écoutais les messages. Les trois premiers étaient vides : « Votre correspondant a raccroché sans laisser de message. » Les trois suivants ne m’apportaient pas plus d’information : « Madame, c’est la maison de retraite de votre mère, veuillez nous rappeler rapidement. Merci. »
J’ai rappelé aussitôt, en panique. La voix au bout du fil se voulait douce et rassurante.
« - Oui, nous cherchions à vous joindre, parce que votre mère a été hospitalisée ce soir. Il lui est arrivé une petite mésaventure. Voilà, rien de très grave, rassurez-vous, mais nous tenions à ce que vous sachiez où elle est…
- Ah mais…Que lui est-il arrivé ? Un problème de santé ?
- Non, non, pas du tout…C’est embarrassant, mais rien de grave…En fait, vous savez que votre mère a…comment dire…une aventure avec un de nos pensionnaires ?
- Euh…non, non…je ne savais pas. Comment ça ? Une aventure ?
- Oui, il n’est pas rare que nos pensionnaires se trouvent des affinités, à force d’être ensemble tout le temps. Vous savez les personnes âgées ont aussi des sentiments…et euh…des émotions…des désirs, quoi… - Quoi ? Oui…Mais enfin, quand même…Elle a Alzheimer, ma mère…Elle est sénile, alors les sentiments…
- Ne vous énervez pas, c’est ainsi, c’est un fait. Bref, avec Monsieur Joseph, ils ont l’habitude de partager la même chambre, mais ce soir, ça s’est mal passé. Voilà. »
Elle s’était arrêtée, visiblement très gênée. Je ne savais plus quoi penser. Ma mère, cette vieille qui séduit des papys en maison de retraite. J’avais dû m’endormir devant cette émission. C’était un cauchemar.
J’ai relancé :
« - Mais enfin, je ne suis pas une enfant, dites-moi !
- C’est que…Vous n’êtes pas une enfant, mais vous êtes sa fille…Et c’est embarrassant. Surtout que je sens bien que vous avez déjà des difficultés à comprendre la situation. »
J’ai soupiré.
« - Je suis capable de tout entendre ! Je suis journaliste. J’en entends des vertes et des pas mûres à longueur d’année. »
J’ai senti que je l’avais fait sourire. Elle m’a dit :
« - Si un journaliste savait ce qui s’est passé, cela finirait dans la colonne « Insolite », c’est sûr ! Mais je vous avoue que cela est difficile à comprendre pour la famille proche…Bon, mais puisque vous insistez…
- Oui, j’insiste !
- Votre mère était au lit avec son amant. Une autre patiente, amoureuse de Joseph, elle aussi — les hommes sont rares, dans notre institut, ils sont toujours morts avant, vous savez, c’est statistique…
- Venez en aux faits, s’il vous plaît !
- D’accord, d’accord…Alors voilà, Angèle, une autre dame, est entrée dans la chambre et les a surpris. Alors votre mère, qui était nue, excusez-moi, hein, ça peut être choquant, je comprends…
- Mais arrêtez de vous excuser !
- Oui, pardon. Votre mère, nue comme Eve l’était dans le jardin d’Eden, est sortie du lit et s’est ruée sur Angèle qui n’est pas une tendre, croyez-moi. La petite dame fait bien dans les 120 kilos. Elles se sont attrapées, crêpé le chignon, comme des jeunettes, vous voyez. Et votre mère a reçu quelques mauvais coups et puis avec le carrelage un peu glissant… Eh ben elle s’est retrouvée par terre, nue comme un ver. Elle a probablement des côtes cassées…On ne sait pas trop si son fémur a tenu le choc. A cet âge, c’est souvent ce qui casse en premier, vous savez…Alors évidemment, Joseph a tiré la sonnette et nous avons appelé les pompiers. Elle est aux urgences, sur un brancard, elle attend. Rien de vital n’est touché, alors elle n’est pas prioritaire…
- Vous l’avez rhabillée ? »
C’était peut-être une question idiote, mais c’est la première chose qui m’était venue. Abasourdie par toutes ces informations. Peut-être parce que j’apprenais d’un seul coup que ma mère avait une vie sexuelle plus remplie que la mienne, ou bien parce que je m’inquiétais vraiment pour ses blessures et sa souffrance probable, prostrée sur une civière dans un couloir des urgences, sous la lumière crue des néons…
Est-ce tout cela ou la réaction amusée de l’infirmière au bout du fil ?
« Oh ! Ben oui, Madame, on n'est pas des bêtes, quand même ! »
Tout à coup, j'ai réalisé que ma mère était probablement le sujet préféré de tout le monde, à la pause café.
J'ai eu une réaction de consommatrice. Une réaction de série télé, on ne peut pas dire autrement. J'ai crié dans le téléphone.
« - On vous les confie, on vous confie nos parents et vous n'êtes pas capables de les surveiller ??? Vous ne les surveillez même pas aussi bien que s'ils étaient dans un pensionnat de jeunes filles. Vous êtes irresponsables ! Je vous assure que vous allez avoir de mes nouvelles ! Je vais porter plainte pour mauvais traitements ! »
Et j'ai raccroché. J’ai troqué mon pyjama contre un jean et je suis partie à l’hôpital.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire