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lundi 16 octobre 2017

Carte Mère - Deuxième Partie - Chapitre 6

VI 


D’humeur un peu plus calme, j’ai proposé à la jeune fille d’entrer. Nous ne pouvions pas rester sur le palier, où cette odeur insistante planait encore. Je me suis entendu dire : « Je vous invite, venez dîner avec moi. » Je crois avoir décelé de la surprise sur son petit visage souriant et triste à la fois. Elle n’a pas hésité un instant pour accepter, pas même une petite formule de politesse, un petit mouvement de recul. Je ne crois pas que c’était par manque d’éducation. Elle souffrait vraiment d’une solitude sévère.

Je ne savais pas ce que j’allais lui faire manger. J’ignorais ce que j’allais lui raconter et ce qu’elle me voulait. Mais soudain, j’étais prête pour l’aventure d’une rencontre. Si j’étais rentrée seule, je savais que toute fraîche chômeuse, je risquais de passer ma soirée à me morfondre sur mon canapé, à zapper frénétiquement tout en surfant sans but, après avoir sommairement grignoté n’importe quoi. Je me connaissais tellement : au bout du troisième jour de vacances, en général, je finissais ainsi, échouée, larvaire, la tête lourde, migrant vers mon lit à des heures bien trop tardives. Alors mon invitation était très égoïste et j’ai fait des pâtes à la bolognaise : on a toujours un steak haché et un peu de coulis de tomate au fond du congélateur…

J’ai servi deux verres de vin et je me suis mise à cuisiner. Elle s’est assise sur une chaise haute, au petit bar qui sépare ma cuisine et mon séjour. Elle m’a demandé si j’allais bien. En coupant les oignons, j’ai finalement été beaucoup plus bavarde que je ne l’aurais voulu. Je lui ai dit que j’avais démissionné suite à l’affaire Rasier. Je lui ai expliqué le déroulement des événements en faisant rissoler les oignons dans un peu d’huile d’olive. Le Côte du Rhône que j’avais ouvert me réchauffait le cœur. Et puis dès que l’on fait roussir un peu d’oignon, pour peu que l’on ait faim, on se détend, on se libère, on pense au sud, aux vacances…Alors j’ai tout expliqué, j’ai parlé de ma mère et même de mon avocate.

Mlle Lekan, qui m’avait demandé de l’appeler Jennifer, m’a écoutée avec beaucoup de patience, buvant son vin à petites gorgées. Et puis elle m’a dit que j’étais dans un moment de grand bouleversement dans ma vie. Je me suis demandée si c’était ironique ou si elle se prenait pour une astrologue psychologisante. Elle a ajouté que notre vie était faite de cycles successifs, que c’était ainsi.

Un total détachement.

Elle a bu encore. Elle s’est resservi un verre. Elle s’est mise à parler d’elle, un long monologue, une logorrhée alcoolique, une tirade telle que les gens trop seuls peuvent en tenir.

« - J’ai toujours fait ce qu’on m’a dit. J’ai toujours obéi à l’école. L’élève modèle. J’ai travaillé pour les examens, j’ai eu mon concours à force d’abnégation. Je me suis nourrie de boîtes de thon, durant toutes mes années de fac, j’ai passé ces années de jeunesse sans sortir, sans m’amuser, pour payer mon loyer du CROUS. Une chambre universitaire crasseuse que j’ai dû lessiver et rafistoler avant de m’y installer. Gros budget de boule Quies pour supporter les fêtards des chambres d’à côté quand je devais me lever à 5h pour réviser mes cours. Je suis une laborieuse, tous mes professeurs me l’ont toujours dit. Une besogneuse. Mais j’ai toujours cherché à plaire : à mes parents, aux profs, aux employeurs de mes jobs d’été. On a toujours pensé que j’étais gentille, mais un peu limitée. On a toujours cru que je ne m’en sortirai pas. Avez-vous vu cet air maladif que je me traîne, ce visage pâle et maigrichon ? J’en ai joué pour me faire plaindre et pour qu’on s’apitoie un peu et mes réussites en sont toujours parues plus grandes. Aujourd’hui, je suis juste un numéro parmi tous les numéros qui forment le beau corps professoral de l’Éducation Nationale. A chaque rentrée, je ne sais pas où j’atterrirai, je ne sais pas si je serai dans un collège ou dans un lycée. Je ne sais pas si j’aurai des BTS ou des sixièmes. Les gens ne connaissent pas cette réalité. Ils pensent que le travail de prof est simple, bien payé et rempli de vacances. Mais je peux avoir, du jour au lendemain, à préparer des cours pour des cinquièmes ou pour des adultes post bac et sans savoir si ce sera à Dôle ou à Belfort. Ce n’est pas la même chose, mais c’est le même métier. C’est un peu injuste de dire que les gens pensent que c’est un métier facile. Je rencontre aussi beaucoup de gens conscients des difficultés : ils me regardent avec pitié et me demandent si je vais bien. Ils penchent la tête, navrés, vous savez. Ils disent « Les jeunes d’aujourd’hui sont tellement différents, tellement… » Ils ont des enfants les gens, des petits enfants. Et ils se rendent bien compte, quand ils les ont quinze jours pendant les vacances, que c’est insupportable, que ça tape sur le système. Qu’on ne comprend rien de ce qu’ils racontent, qu’ils passent leur temps avec leur téléphone, leur tablette, leur console de jeux…Et alors ils prennent conscience que c’est à moi de gérer ça pendant tout le reste de l’année. Malgré tout, il subsiste en même temps, en parallèle, un doute sur le sérieux de mon métier. C’est un paradoxe incroyable. On sait que c’est un métier difficile, mais on a une opinion mauvaise des enseignants. On ne croit pas vraiment que c’est difficile, vous voyez. Tenez une anecdote : un nouveau collègue de maths est arrivé en septembre. Je suis dans un collège classé en éducation prioritaire. Très difficile. Le type est arrivé avec un petit costume, une petite mallette. Il n’avait pas le look. Presque la cinquantaine. On a parlé un peu et on a compris qu’il était ingénieur dans l’industrie avant. Il gagnait le triple d’un prof. Il avait des horaires de bureau, cinq semaines de vacances par an et des RTT, un comité d’entreprise intéressant, un arbre de Noël pour ses gosses et un treizième mois. Oui, il devait avoir un peu de pression, des coups de bourre…Mais de là à devenir prof…On n’a pas compris. On ne comprend toujours pas, d’ailleurs. Il a sa petite cravate, il a décidé de vouvoyer les élèves parce qu’il pensait que ça assoirait son autorité, mais au bout de trois heures avec les sixièmes , il était déjà bordélisé. Ce n’est pas un établissement facile, mais les sixièmes, c’est gérable, même s’ils ont un peu remuants. Lui, il n’y arrive pas. Il fait des rapports, il met des punitions, il a une moyenne épouvantable, parce que les élèves n’écoutent pas les cours – il ne sait pas se faire écouter d’eux – et parce qu’il fait des contrôles complètement inadaptés. Il a eu son concours les doigts dans le nez, forcément. Il a fait des études d’ingénieur : il a le niveau intellectuel requis. Mais il ne sait pas comment fonctionne un enfant. Et on ne nous l’apprend pas. Je peux paraître sévère avec ce collègue. Mais je n’ai pas de quoi être fière. Avec les sixièmes , c’est vrai, je m’en sors. Mais avec les troisièmes, c’est souvent un enfer. Ils ne montent pas sur les tables, mais pour faire cours pendant 20 minutes, il faut que je fasse la police pendant 30 minutes. C’est comme ça. Je sais que c’est le cas pour mes collègues aussi, plus ou moins. Mais je me sens nulle et inutile. Et puis je suis loin de chez moi, loin des miens. Quand je rentre le soir, je rumine encore et encore, je me repasse en boucle mes cours, mes échecs, ce que j’aurais dû dire, comment j’aurais dû réagir face aux provocations de ces ados qui me testent mais qui ne me détestent pas, finalement. Ils sont…attachiants et je les aime bien. »

Elle a repris son souffle, elle a bu encore. Et elle a ajouté qu’elle ne savait pas pourquoi elle me racontait tout ça. Que ça ne m’intéressait pas, sans doute, que ça n’intéressait personne, d’ailleurs. Mais que ça sentait très bon et qu’elle était morte de faim. Alors nous sommes passées à table.

 Nous avons mangé un peu en silence, parce que nous n’avions finalement pas grand chose à nous dire, après nos grands soliloques. Les confidences passées, nous étions retombées au niveau de la conversation de tous les jours.

« - Avez-vous vu M. Ninne ces derniers jours ? Je ne l’ai pas croisé, me semble-t-il ?
 - C’est vrai. Je ne l’ai pas vu non plus. Je n’avais pas tellement ma tête à moi, mais je crois bien que je ne l’ai pas vu depuis quelques jours. Voulez-vous reprendre un peu de spaghetti ?
- Merci, j’en ai pris deux fois, déjà. Elles sont délicieuses, mais je crois que vous en avez fait un peu trop. Et si nous les proposions à M. Ninne ?
- À ce vieux râleur ?
- Savez-vous quel est notre point commun, à nous trois qui vivons sur le même palier ?
- Nous sommes des râleurs ? Non. Vous n’êtes pas vraiment une râleuse…
- Mais non. Nous sommes seuls. Je ne vous ai jamais vu ramener quelqu’un ici. Et M. Ninne non plus. Allez, faites une boîte avec le reste de pâtes et un peu de sauce. J’imagine qu’il doit manger des haricots sans même prendre la peine de sortir une assiette…
- Vous avez raison. Noël approche, soyons un peu généreux…
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