IV
C’était la petite Jennifer qui avait lancé une conversation sur ma tablette.
> Hey ! 😊
Bonsoir ! ça va ?
>Ça va ! Et toi ? Tu passes un bon Noël ?
Surprenant…
>Ah oui ?
Oui, je te raconterai…et toi ?
>Bof…
?
>Ben tu vois, il est 23h30 et je suis sur Facebook…
Oui, pourquoi tu n’es pas avec ton chéri et tes parents ?
>Chais pas. 😞
Tu veux parler ?
>Oui…Tu sais, pendant tout le trimestre, je me plains, je pleure parce que je suis loin, je me sens malheureuse comme les pierres…mes parents me manquent, mon mec me manque…
Oui, j’ai remarqué !
>Et là…Je suis avec eux et soudain…Pfff…Je m’emmerde.
L’enfer c’est les autres…
>Non, mais…comment dire…Quand je parle avec mon mec sur internet, j’ai l’impression qu’il est…tendre, amoureux, attentionné, tu vois. C’est peut-être l’effet des smileys. Tout paraît plus…doux…
C’est la distance, surtout, non ?
>Je ne sais pas. C’est pareil avec ma mère : elle m’envoie des cœurs, elle me dit que je lui manque, elle me raconte plein de choses. Et ce soir, elle a été désagréable pendant tout le repas…
Attention, ça va te faire pareil avec moi : tu me parles ce soir, je vais te dire des trucs sympas et puis après, on va se retrouver nez à nez dans l’ascenseur avec nos poubelles à la main et on va à peine se dire bonjour !
>Lol !
C’est le quotidien, qui nous bouffe !
>Même si on ne se voit qu’une fois par mois ? Je crois surtout que cet homme n’est pas celui que j’imagine. Je l’imagine beau, intelligent, attentionné, dans les intervalles qui nous laissent séparés. Je suis déçue quand je le retrouve. Comme s’il était différent quand il est loin…ou comme s’il changeait à mon contact direct.
C’est flippant ! C’est un loup-garou ?
>Oui, ça doit être ça. Même son visage est différent. Plus je l’aime quand je suis loin, plus il est laid quand je le retrouve.
Tu ne l’aimes plus, c’est tout. Tu aimes une image de lui, non ? L’image que tu t’en fais ?
>Je ne vais pas mettre de smiley qui pleure : on ne met ça que quand on ne pleure pas vraiment. C’est ça aussi qui est trompeur : quand on met « lol » c’est pareil, on est rarement « mort de rire » …tout juste si on sourit, derrière son écran, en fait…Non ?
Tu pleures ?
>Oui.
Il s’est écoulé un peu de temps avant que je réponde. J’étais très mal à l’aise face à ce mal-être…J’ai hésité à lui envoyer la fameuse vidéo de Chewbacca. Et puis j’ai quand même essayé de la réconforter un peu, sans doute très maladroitement. Je lui ai dit des banalités, que la vie était longue et qu’elle réservait des surprises.
J’ai repensé à la bonne nouvelle que j’avais apprise dans l’après-midi : elle venait tout de même de gagner 3000 Euros. De quoi lui redonner le sourire ! Elle a explosé de joie – numériquement – grâce à plein de petits pouces levés. Beau cadeau de Noël !
Et puis j’ai commencé à lui raconter ma première expérience avec la drogue. Elle n’en revenait pas.
Et j’ai de nouveau eu une absence qui m’a propulsée encore une fois vers le monde merveilleux de l’enfance, avec ma mère. J’avais la grippe, j’étais dans mon lit de petite fille et j’avais mal partout. Mes muscles semblaient avoir été battus et ma tête résonnait d’une sensibilité fiévreuse. Maman voulait absolument que j’avale un bouillon de poireaux. Cela me semblait tellement incongru, au milieu de l’après-midi…Et puis je n’avais pas faim. Ma mère insistait comme s’il s’agissait d’un remède miracle. Je faisais la grimace, je rechignais, je me mettais à pleurer. Tout à coup, ma grand-mère entra en scène. Elle aussi voulait à tout prix me voir ingérer ce potage. Peut-être que l’enjeu était de me faire avaler aussi un médicament, mais je crois aujourd’hui qu’un verre de sirop m’aurait été plus sympathique. Quelle idée ! Un bouillon de poireaux…Sans doute ces deux femmes avaient-elles lu quelque part que c’était excellent pour reconstituer les convalescents, que cela leur permettait de faire le plein de minéraux et de vitamines…Un souvenir vraiment désagréable. Autant qu’insignifiant. Cette drogue et ses effets étranges n’était pas tellement utile, finalement. Quand cela allait-il prendre fin ?
Je suis revenue à moi et j’ai regardé l’heure. Il était minuit. Jennifer était maintenant hors ligne. Elle devait ouvrir les cadeaux sous le sapin, avec sa famille. J’aurais voulu savoir si elle avait réussi à sécher ses larmes. Cette petite était en pleine crise identitaire. Elle doutait d’elle et du monde entier. Mais j’étais à peu près dans le même état et je n’étais pas la mieux placée pour l’aider.
J’ai décidé d’aller me coucher, secouée par cette longue soirée tellement mouvementée.
Au chaud dans mon lit, j’ai enfin pu lire quelques pages du roman de Tristan Garcia. J’ai tout de suite été happée par la narration : la singularité des personnages et des descriptions, ce léger décalage avec la réalité, cette manière imperceptible de nous emmener dans un monde sensiblement différent du nôtre me séduit immédiatement. Mais j’avais pris mon téléphone à côté de moi et il se mit encore à vibrer.
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