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samedi 14 octobre 2017

Carte Mère - Deuxième partie - Chapitre 4

IV 

Elle s’est jetée dans mes bras quand j’ai ouvert. Je n’avais pas l’habitude à ce genre d’effusions. Elle m’a demandé si elle pouvait entrer.

Elle m’a expliqué, dans un discours heurté, émaillé de sanglots, qu’elle était seule dans cette ville. Qu’elle avait obtenu cette mutation à 400 kilomètres de chez elle, qu’elle ne rentrait que pour les vacances près de sa famille et près de son chéri. Elle disait que c’était injuste de faire ça aux jeunes professeurs, de les déraciner en plus que de les installer dans des établissements difficiles dans lesquels les élèves se conduisaient comme des sauvages. Qu’on ne réglerait pas les problèmes d’intégration et qu’on ne relèverait pas les résultats catastrophiques des enquêtes PISA en fichant des débutants dans les endroits où vivaient les enfants les plus en difficulté. Et que c’était de cela que je devais parler dans mes journaux, plutôt que de faire du populisme de bas étage.

Encore une fois, cette petite me surprenait autant qu’elle me dérangeait. Je lui ai fait un café, elle ne l’a pas bu. Elle m’a regardée, désespérée. Je ne savais pas quoi lui dire alors j’ai prétendu que j’étais occupée et que j’allais sortir bientôt, ce qui n’était pas faux, mais ce qui était lâche. J’avais en fait envie de lui dire des horreurs : lui dire que ce métier n’était pas fait pour elle, qu’elle n’avait qu’à aller trimer dans une grande surface, si elle voulait vraiment savoir ce que c’était que le travail, qu’elle avait quand même les vacances et un salaire correct, bien plus élevé que celui de la majeure partie des jeunes de sa génération. Et puis qu’elle s’accroche un peu, que le métier vient avec le temps, bon sang. Si on abandonne tout de suite…

Mais j’ai contenu ma pulsion méchante. Je lui ai juste dit : « Prenez un arrêt, vous êtes à bout. Allez voir votre docteur, prenez des vitamines. L’hiver est froid et cette période, là, avec la nuit qui tombe si vite, c’est épuisant pour tout le monde… » Des banalités.

Elle a pris sa tasse de café. J’ai cru qu’elle allait me la lancer à la figure. Mais elle l’a juste reposée en glissant : « Je n’aime que le thé… » Et elle est rentrée chez elle.

J’ai fini mon dossier, sans penser à cette petite. Je suis partie chez l’avocate.

Son cabinet était décoré avec des tableaux et des œuvres d’arts très modernes et très prétentieuses. Elle voulait rendre ostensible sa réussite et son influence. Elle était installée au dernier étage d’un immeuble neuf, tout était blanc et extrêmement lumineux. Le soleil rasant de ce mois de décembre sec entrait par les baies vitrées immenses qui donnaient sur l’attique très enviable, malgré le froid qu’on devinait grâce aux traces de givre qui dessinaient comme des stalactites sur les barrières translucides qui bordaient le toit-terrasse. C’était une femme à peine plus âgée que moi. Elle frôlait une cinquantaine élégante et bien entretenue, très chic et très sportive, maquillée avec beaucoup de goût, juste assez pour souligner ses grands yeux noirs et sa bouche bien dessinée. Elle avait un tailleur très strict et des escarpins aux talons hauts mais confortables. La parfaite working girl telle que les magazines féminins nous la vendaient depuis des dizaines d’années : celle qui arrivait à concilier vie professionnelle et vie privée, la super woman toute puissante. Mon pull à col roulé qui cachait un peu mon eczéma et mon jean m’ont fait honte, soudain. Mais après tout, j’étais une toute nouvelle chômeuse, il fallait aussi que j’assume mon nouveau rang social. J’ai exposé mon cas, en toute franchise, sans calcul. Si l’on ne pouvait pas se confier à un avocat comme à un psychiatre, alors cela n’avait pas d’intérêt. Elle m’a écoutée, elle a jeté un œil à mon dossier. Elle a estimé, soupesé, elle a posé ses lunettes puis les a remises. Elle m’a souri : « Ce Rasier — je le connais, je vous le dis, mais cela n’influencera pas mon jugement —, il ose. Il porte plainte, parce qu’il a tout intérêt à faire parler de lui : la pub est toujours bonne à prendre, même si elle semble négative. Mais surtout, il a intérêt d’avoir quelques tribunes pour pouvoir s’exprimer, pour pouvoir dire sa vérité et se dédouaner. Mais pas sûre qu’un juge veuille ouvrir le dossier : soyons net, c’est mince. Vous avez fait votre travail, vous avez cet enregistrement qui prouve ce que vous avez écrit. Et puis vous n’avez écrit que l’article en page Région, qui est factuel et ne concerne pas la plainte. Pour le reste… C’est la rédaction…Mais…avez-vous de quoi prouver que vous n’étiez pas derrière l’ordinateur qui a publié l’enregistrement sur le web ? Je vous demande ça, mais je ne pense pas que ça change grand chose…»

Peut-être que ça ne changeait rien, mais je n’avais pas le moyen de le prouver. Et cela avait été fait avec mon pc professionnel. J’avais fait l’erreur de le laisser sans protection.

Elle a eu comme un moment de doute, mais elle l’a vite dissipé en étant très rassurante : « À mon avis, ça n’ira pas plus loin, Madame. Si la rédaction a un bon avocat, on devrait vite passer à autre chose. Vous savez qui les défend ? »

 Je ne savais pas. Elle a ajouté qu’elle pensait que c’était Maître Bonneterre qui était probablement l’avocat de Rasier. L’honorable avocat s’était fait une spécialité dans la défense des personnages publics. Elle n’en a pas dit plus.

Je me suis levée pour partir…Je ne savais pas tellement quel était l’usage en terme de paiement : comme chez le médecin ? Pour un simple conseil ? Est-ce qu’on attendait d’en savoir plus ? Elle a vu mon hésitation et m’a confortée dans ma première idée : nous verrions ce que le dossier donnerait. Elle s’est assurée que j’avais une copie des documents que je lui avais remis avant de les garder. Elle m’a serré la main. Assez fermement. Assez chaleureusement. Peut-être était-ce mon état de fatigue émotionnelle, peut-être était-ce le soleil qui descendait à l’horizon derrière elle, au-dessus des toits en se reflétant sur le fleuve qui serpentait dans la ville, peut-être était-ce les beaux yeux de cette femme…Je ressentis soudain un trouble dont j’avais complètement oublié les effets. L’estomac plein de papillons et les joues brûlantes…L’envie soudain de prendre son visage dans mes mains, de me noyer dans ses yeux sombres…Une demie seconde d’égarement. Mais il a fallu que je me fasse violence pour relâcher sa main et sortir dignement, malgré ce désir puissant qui m’avait saisie. Je n’étais pourtant pas loin de penser, quelques heures plus tôt que mon cœur était desséché, incapable d’aimer qui que ce soit.

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