Pages

dimanche 1 octobre 2017

Carte Mère - Chapitre 4

IV 

Le lendemain, en sortant de chez moi, j’ai encore croisé la gamine d’en face. Elle descendait ses poubelles et ça ne sentait pas très bon. Elle avait son sourire un peu niais et indéfectible. Elle est mignonne. Elle est naïve. Elle ne connaît pas la vie. Quand elle aura traversé les aléas, les coups et les humiliations, comme moi...Je m’égare. Elle est jeune, elle a le temps, qu’elle en profite. Bonjour, je lui ai dit. Je l’ai regardée gravement, dans l’ascenseur. Elle m’a empoisonnée avec sa poubelle. Je ne lui ai pas souhaité une bonne journée.

Aujourd'hui, je devais rencontrer un conseiller régional pour parler d’une subvention versée pour une manifestation culturelle. Crise oblige, on avait fortement baissé la somme allouée au festival de littérature. Triste époque. On allait voir comment l’émissaire de la région défendait l’indéfendable.

Quand je suis arrivée au café où l’on s’était donné rendez-vous, le politicien était accroché à son portable, dans une conversation concentrée avec je ne sais qui. Il avait sa main devant sa bouche pour qu'on ne puisse pas entendre ce qu'il disait. Comme si c’était d’une importance capitale. Si ça se trouve, il téléphonait à sa femme. Mais cela ne me concernait pas.

Je me suis assise, j’ai commandé un café, je lui ai fait signe pour savoir s’il voulait la même chose, il a fait non de la tête, il avait déjà un verre de sirop devant lui.

La quarantaine un peu précieuse, il cultivait le raffinement et le bon goût un peu tape à l’œil. Chaussures pointues, manteau bien taillé, iPhone dernière génération, évidemment et iPad posé devant lui à côté du verre de sirop.

Il a raccroché, enfin, au bout de cinq bonnes minutes. Je soupirais ostensiblement en face de lui. Il a dû sentir que je n’étais pas d’humeur patiente. Il a sorti le grand jeu : sourire hypocrite jusqu’aux oreilles, et « je suis content de vous rencontrer, c’est un plaisir d’avoir des journalistes attentifs à ce qui se passe dans la région, vous allez voir, j’ai plein de choses à vous raconter... » Blabla habituel.

J’ai attaqué fort, j’ai tout de suite demandé pourquoi la subvention avait baissé : est-ce que la nouvelle majorité avait décidé de ne plus mettre l'accent sur les politiques culturelles ? Est-ce que l’éducation n’était plus une priorité ?

Il m’a baratiné un truc de langue de bois : faire mieux avec moins, optimiser l’utilisation de l’argent public, le politique doit faire preuve d’imagination. La lecture, la littérature n’a pas besoin de tant d’argent que ça. C’est une activité noble et on peut la faire gratuitement.

Je n’ai pas pris de notes. Pas la peine, c’était tellement fade, ce qu’il me disait là. Et puis j’avais posé mon téléphone sur la table, discrètement en mode Dictaphone. J’ai insisté. Faire venir des auteurs, cela coûte de l’argent : il faut payer les transports, l’hébergement, les auteurs les plus intéressants demandent un cachet, c’est légitime, il faut bien qu’ils mangent, eux aussi. En plus, cette manifestation occasionne des visites dans les collèges et les lycées, c’est un enjeux d’éducation...N’avez-vous pas peur qu’en réduisant les subventions, il y ait moins d’auteurs intéressants et que le festival perde en attrait, qu’il n’ait plus autant de succès auprès des gens ?

Et là, je ne sais pas ce qui s’est passé. Il s’est énervé, il a même carrément pété un plomb. « - Les gens ! Mais putain, les gens ! Vous croyez vraiment que les gens ont quelque chose à faire d’un festival de littérature ? Triste humanité, sale humain ! Je les connais mieux que vous, les gens : toute la journée, je suis obligé de faire la bise aux gens, de leur serrer la main ! Et vous croyez qu’ils sentent toujours bon et que leurs mains sont toujours propres ? Vous savez que je suis celui qui les représente, les gens ! C’est mon boulot, mon fond de commerce, de les représenter. Et croyez-moi, ce n’est pas une sinécure de les représenter...Ils ne veulent jamais la même chose, ils sont versatiles, égoïstes, bêtes et méchants. Je les déteste ! »

J’étais médusée. Je n’ai rien trouvé de mieux que de faire comme si je prenais des notes. Il m'a attrapé les mains. Il m’a dit : « C’est off, bien sûr...je plaisantais...ne notez pas... » J’ai lu sa peur, soudain, sur son visage au sourire crispé.

 Il a bu une gorgée, il a regardé autour de lui. Avait-il parlé fort ? Est-ce que les autres clients l’avaient entendu ?

Embarrassé, il a voulu se justifier...

« - La campagne a été longue, je suis fatigué...Il faut aimer les gens...Oui...On nous le reproche souvent, à nous les politiciens, de serrer des mains, de tendre la main, comme des mendiants pour réclamer des voix, comme des clochards qui réclament des sous. J’en croise, des gens, j’en croise des riches, des pauvres, des beaux et des laids. Des vieux, des très vieux. Les jeunes nous bousculent, nous disent qu’on est déjà vieux, qu’on ne les comprend déjà plus. »

J’ai tenté : « - Comprendre les gens, c’est un point commun avec les journalistes. Très difficile...Mais attention au cynisme... »

Il a continué à voix basse, en parlant très vite : « - Le cynisme ??? Mais c’est un défi permanent de comprendre les gens et de les aimer ! Vous croyez que c’est simple de saluer celui-ci qui a la goutte au nez ou celle-là qui pue du bec ? Mais c’est ça l’humain, sale humain ! Je deviendrais bien misanthrope, moi, si je pouvais...Mais j’ai trop conscience que parfois, les mains les plus sales ne sont pas celles qu’on croit ! Qu’on en serre parfois des bien dégueu et qui ont trempé dans des histoires épouvantables, mais qui sont parfaitement manucurées ! »

Il s’est raclé la gorge, il a regardé par la fenêtre, il a consulté l’écran de son portable, machinalement...Et a forcé un sourire qui n’avait rien de naturel.

« - Mais je m’égare...Pardon. Revenons au sujet. Le festival. Cette année, exceptionnellement, il y aura quelques animations subventionnées par la région : on baisse un peu la subvention, mais on pense qu’il faut rendre la manifestation plus attractive, alors on aura un clown toute la journée, il naviguera sur le site en vélo pour faire des sculptures en ballon. »

J’aurais pu le titiller un peu sur le lien très mince entre un clown et un festival de littérature. Je savais déjà que je ferais un titre assassin à base de « cirque politique » ou de « le clown n’est pas là où on le pense... » dans l’édition du lendemain. Quand les politiques donnent les bâtons pour se faire battre...Je n’ai pas insisté. Je lui ai rendu son sourire faux et froid, je lui ai dit merci, j’ai tout ce qu’il me faut, au revoir. Il m’a serré la main. Je me suis dit qu’il pensait peut-être qu’elle était sale...J’ai bu mon café pendant qu’il quittait la salle. Il est parti sans régler sa note.

C'était surréaliste. Mais tellement significatif. J’ai repris mon téléphone. J’ai arrêté le Dictaphone. J’avais beaucoup plus qu’il m’en fallait pour faire vendre du papier...

Aucun commentaire: