XI
J’ai passé le reste du temps à attendre le rendez-vous avec Suzy, comme s’il s’agissait d’un rendez-vous amoureux.
J’aurais pu faire mille choses : aller m’inscrire à Pôle Emploi, mettre à jour mon CV, faire des lettres de motivation pour les quelques annonces que j’avais repérées, prendre des nouvelles de ma voisine ayant subi un choc devant le cadavre de notre voisin, demander des nouvelles de ma mère et de ses côtes cassées, téléphoner à Samuel Rasier pour le remercier d’avoir retiré sa plainte. Téléphoner à Gontrand pour le narguer un peu. Mais j’étais dénuée de tout sentiment de revanche, j’étais seulement sur un petit nuage, ou plutôt, en train de me faire des films. Obsédée par cette femme. Une obsession avec ses hauts et ses bas : tantôt j’imaginais de longues conversations avec elle, j’imaginais l’infini de nos affinités possibles, et beaucoup plus encore que ces affinités-là, tantôt j’étais plus réaliste et je la voyais, froide et distante, s’occuper de la tutelle de ma mère, professionnelle, et me demander des honoraires, bien légitimement, cette fois-ci.
Mon moral alternait donc entre euphorie et dépression. Cyclothymie passagère.
A l’heure du rendez-vous, après avoir refait le petit cirque – ou était-ce un rituel ? – de la valse hésitation devant mon armoire, après avoir choisi un autre chemisier sous un autre petit pull avec un col en V, et son petit foulard pour masquer les traces de mes tracas, un autre pantalon noir élégant, peut-être trop élégant pour parler de tutelle curative, je pris le chemin vers ce rendez-vous qui n’était pas amoureux mais que j’aurais voulu au moins un peu spécial, un peu intime…J’aurais voulu faire connaissance, plaire peut-être, et découvrir Suzy.
J’ai vite déchanté : l’assistante de l’avocate m’a accueillie gentiment en me disant que Suzy avait un empêchement, une urgence, mais qu’elle avait laissé pour moi le dossier à remplir pour la demande d’expertise et qu’il fallait que je le remplisse rapidement. Pas la peine de reprendre rendez-vous, je pourrai déposer les papiers au secrétariat en passant.
Dépitée. J’ai parcouru le chemin du retour en ne pensant qu’à la vodka que j’allais avaler.
Rideau jusqu’au lendemain. La céphalée due à la gueule de bois m’a servi de réveil matin. Pas tellement matinal. J’ai commencé à me laisser aller. J’ai laissé traîner les obligations : je n’ai pas rempli les dossiers, pas effectué les démarches, j’ai arrêté de m’habiller. Je n’ai surtout pas lu le journal.
Ce fut comme une hibernation. Personne ne m’a donné de signes de vie. La voisine gérait tant bien que mal la fin de son trimestre, ses conseils de classes, ses réunions parents prof et ses derniers paquets de copies à rendre avant les vacances. La justice faisait la morte et c’était tant mieux. Rasier tentait vainement de faire parler de lui. Il réussissait parfois à créer un peu de polémique sur Facebook. Trois fois rien. La rédaction m’avait déjà oubliée, semblait-il. Ma mère allait bien puisque le personnel soignant ne m’appelait pas. J’étais plus seule que jamais.
Je n’ai pas voulu analyser ce moment, je n’ai pas voulu me dire que ce n’était que le contrecoup normal de ma démission, du fait que personne ne m’ait retenue par la manche, et que je me sois sentie tellement abandonnée. Je n’ai surtout pas voulu me dire que j’étais nulle, que personne ne me désirait, que j’étais incompétente, puisque personne n’avait souhaité que je reste. En écrivant cela, même si j’avais soigneusement évité d’y penser, je me rends compte combien ces idées mortifères me grignotaient le cerveau. Comme un bruit en arrière fond, quelque chose de sournois, de malhonnête, de nocif. Comme la naissance d’un mal en moi qui me rendrait malade, si je ne prenais pas les choses en main.
J’ai reçu du courrier : des relances pour les factures. J’ai mollement payé mon dû, j’ai posté les chèques en sortant acheter du pain, je me suis nourrie de haricots en boîtes et de sardines, je n’ai jamais mangé autant de pâtes.
Puis les vacances sont arrivées. Ma voisine m’est naturellement tombée dessus. Quelques conseils psychologisants plus tard, elle réussissait à me convaincre de troquer mon pyjama contre un jean et un gros pull. Elle voulait m’accompagner à la maison de retraite.
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