VII
C’était la maison de retraite. J’ai tout de suite pensé que quelque chose de grave se passait. Le ton de l’infirmière de garde, au bout du fil, était grave.
« Madame, nous avons la peine de vous annoncer que votre mère est au plus mal. Il faut que vous veniez rapidement. Nous sommes vraiment désolés de vous appeler si tôt, un jour de Noël, en plus, mais son état a empiré rapidement. Elle refuse de s’alimenter depuis deux jours déjà et elle arrache la perfusion et elle rejette tout ce qu’on peut lui donner…C’est son corps qui ne veut plus… »
J’étais encore un peu comateuse, j’étais surtout abasourdie. Mais surprise, pas tellement. Nous l’avions vue, avec Jennifer quelques jours auparavant : elle était déjà inconsciente, semblant dormir, assommée de médicaments. J’avais eu le sentiment qu’elle partait déjà.
Je me suis précipitée à la maison de retraite. En ce jour férié, c’était service minimum. Une infirmière de garde pour toute la maison et une aide soignante. La directrice préparait sa dinde à la maison. Elle serait revenue en cas d’urgence, mais en fait, il n’y avait rien d’extraordinaire dans l’agonie d’une vieille dame souffrant de la maladie d’Alzheimer.
L’infirmière était un peu amère : elle pensait sans doute passer une garde de Noël un peu tranquille. Mais c’était aussi pour cela qu’elle m’avait appelée : j’allais veiller ma mère pendant qu’elle administrerait cachets et soins aux autres patients.
Alors je suis restée près de cette femme que je ne reconnaissais plus, cette femme à la bouche entre-ouverte, au visage émacié, aux yeux clos. Elle respirait difficilement et avait de temps à autre des moments d’agitation qui semblaient douloureux. Elle remuait soudain, tirait sur les fils qui la reliait à la perfusion et aux appareils qui bipaient autour d’elle. Les bips s’accéléraient alors et les chiffres qui s’affichaient sur les cadrans passaient du vert au rouge. Je m’affolais à chaque fois, ne sachant quoi faire, sortant un instant dans le couloir désert, appelant dans le vide, revenant dans la chambre pour constater que tout était à nouveau calme. Personne n’était là pour me rassurer. Je suis restée ainsi deux heures, seule, puis l’infirmière est revenue. Elle a vérifié les données sur les cadrans des machines, elle a pris la température de la souffrante, elle a pris sa tension. Elle m’a expliqué qu’en ce jour de Noël, le docteur ne faisait pas de passage à la maison de retraite. Qu’elle devait courir partout, qu’elle n’avait pas fait pipi depuis 4h30. Il était 9h et elle était exténuée. Elle m’a soufflé qu’elle avait été un peu pessimiste à propos de ma mère. Qu’elle survivrait sans doute encore quelques jours. Mais que l’issue était proche, de toute façon.
Elle m’a encouragée à rentrer chez moi, elle m’a serré la main avant de retourner dans son bureau pour préparer les piluliers pour la suite de la journée et pour transmettre les informations à sa collègue.
J’ai d’abord traîné un peu dans l’hospice, au hasard des couloirs. Tout semblait mort. J’ai pensé à moi, à plus tard, à ce que serait ma fin de vie. A la façon dont il faudrait l’anticiper, la préparer, faire en sorte que personne n’ait à prendre des mesures d’urgence pour m’incarcérer dans ce genre d’endroit. J’ai même été effleurée par l’idée du suicide. Je me suis dit : si je dois commencer à perdre la tête, alors autant mourir. J’ai pensé à ces premiers moments durant lesquels la mémoire de maman avait fait défaut. Aux moments de lucidité, par rapport à ces manquements. J’ai songé au vide qui devait s’ouvrir sous ses pieds quand elle devait se rendre compte qu’elle ne se souvenait plus des noms, des lieux, des visages. Si cela devait m’arriver, je profiterais d’un instant de discernement pour mettre fin à mes jours. Je pensais cela, mais je n’avais pas vraiment l’impression que je pourrais le faire, le moment venu. Ce serait sans doute l’espoir, l’indestructible espoir, le stupide espoir qui me ferait faillir.
En sortant, en ce petit matin grisâtre de Noël, j’ai traîné les pieds dans les rues vides. De quelques fenêtres, s’échappaient des fumets délicieux : dans les cuisines, on désossait, on découpait, on faisait blanchir, puis blondir et dorer, on rissolait, et on faisait rôtir, on assaisonnait, on surveillait la cuisson, on dressait de belles tables, on mettait une dernière touche au sapin, à la hâte, et on emballait les derniers cadeaux…C’était une sorte de frénésie dont ne s’échappaient que quelques bribes au dehors. Noël participe à ce grand mouvement de repli sur soi, sur l’intérieur. Le fameux cocooning des émissions de déco et des réseaux sociaux. On va se bâfrer et s’offrir des cadeaux hors de prix, qu’on revendra dès le lendemain sur internet, on va gaspiller autant qu’il est possible, à s’en faire exploser l’estomac et on va faire comme si l’on aimait ça.
Et je resterais encore seule à la maison. J’essayerais de lire un peu, je ne ferais pas de festin, je sortirais peut-être des albums photos pour revoir les Noëls de mon enfance…
C’est avec ces pensées que mes pas m’ont conduite, contre ma volonté jusqu’à l’appartement de ma mère. J’avais les clés dans le fond de mon sac, alors je suis entrée.
Dans cet appartement un peu vieillot qui sentait le renfermé – j’en ai profité pour aérer un peu –, j’ai retrouvé maman.
J’ai retrouvé son odeur et ses habitudes, l’émotion m’a saisie dans la cuisine, devant ces meubles en formica. Noël avec ma mère, avec celle qui n’était plus, celle du passé, pas celle que j’avais quittée quelques instants plus tôt dans cette maison de mort.
Tout était encore comme si quelqu’un vivait dans ces lieux. C’était à peine si un peu de poussière venait recouvrir d’un voile pudique les meubles et les bibelots. Je me suis effondrée dans le fauteuil hors de prix que j’avais acheté peu de temps avant qu’elle parte en maison de retraite. Un fauteuil électrique qui permettait de se relever facilement. Elle l’avait utilisé trois ou quatre fois, tout au plus, à chaque fois en ma présence, parce que je l’obligeais à s’installer là : elle avait le réflexe de toujours s’affaler sur le divan en velours à fleurs que j’avais l’impression d’avoir toujours vu. Mais j’insistais, parce qu’il me semblait qu’elle serait mieux et surtout parce que je ne voulais pas que ce soit dit que j’avais dépensé cet argent pour rien.
J’ai attrapé le livre qui traînait sur la table basse : il devait être là depuis des années, cet exemplaire Des Grives aux loups de Michelet, acheté à France Loisirs. Ma mère a toujours adoré les sagas familiales qui savent raconter notre pays à travers l’histoire de simples gens…Moi aussi, dans le fond. Il y a quelques temps, avant qu’elle quitte son appartement, je lui avais offert Le Crépuscule d’un monde d’Yves Turbergue. Elle avait beaucoup aimé. Elle avait revécu un morceau de ses années de femme et de mère, je crois. Elle avait comme rajeuni. Déjà, elle ne savait plus tellement où elle était, à quelle époque, dans quel monde. Un crépuscule, pour elle aussi.
Recroquevillée, pelotonnée, caparaçonnée dans le confortable fauteuil pour vieux, j’ai feuilleté l’ouvrage des années 80 à la couverture cartonnée et je suis retombée dedans, comme la première fois que je l’avais lu. Je me suis absorbée dans la lecture. Je m’y suis noyée délicieusement et je n’ai pas vu le temps passer. J’ai seulement vu la lumière du jour baisser doucement et c’est à regret que je suis sortie du cocon de l’appartement maternel, sur la pointe des pieds.
J’ai regagné mon morne intérieur. Il a fallu que je trouve à manger, je n’avais rien avalé de la journée : je somatisais, peut-être, je faisais comme ma mère… Non, en fait, je mourais de faim. J’ai fait un bouillon à l’oignon avec des vermicelles. C’est le plat réconfortant et régressif par excellence. J’avais tellement besoin de réconfort. Ma mère était mal en point, la maison de retraite était en flux tendu, bien capable de ne pas se rendre compte de sa mort si elle y passait…J’avais l’impression d’être inutile, chez moi…J’ai tenté d’appeler. L’infirmière devait courir partout sans prendre le temps de répondre au téléphone. Alors j’ai abandonné, en ne gardant qu’un méchant sentiment de culpabilité.
Et voilà qu’on tambourinait à ma porte, qu’on me dérangeait encore, pour la sixième fois depuis la veille.
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