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mercredi 11 octobre 2017

Carte Mère - Deuxième Partie - Chapitre 1

II. Mémoire partiellement endommagée 


Retourner au travail ? Regagner ma couette ? J’étais à deux doigts de vouloir devenir ermite. M’éloigner de la société humaine, trouver un emploi de gardienne de phare. Je ne voulais plus rencontrer la voisine, cette folle furieuse qui croyait que les gens mouraient derrière leur porte sans que personne ne s’en aperçoive. Je ne voulais plus voir mes collègues : lequel avait donné mon code, lequel avait fouillé dans les fichiers de mon cloud ? Je ne voulais plus avoir à faire à ces gens étranges, à la maison de retraite : qui peut trouver cela normal que des petits vieux couchent ensemble ? Je ne reconnaissais plus le monde qui m’entourait. Je voulais fuir la réalité.

Me connecter à Facebook. La connerie, au moins, y est assumée. Et puis je pourrais peut-être me faire plaindre un peu : qu’on pleure pour moi, même virtuellement, même juste avec un petit smiley triste, voilà qui me remonterait le moral. Alors j’ai publié un statut : « La vie me malmène, en ce moment…Ma mère à l’hôpital, la folie qui s’empare du bureau et ma voisine qui pète les plombs…Qui dit mieux ! :’( »

Les réactions ne se sont pas faites attendre. Un flot de commentaires gentils, pour me remonter le moral, des tas de petits cœurs, des « likes » en pagaille. Pas un seul message personnel, pas un mail, en revanche. Et surtout pas une âme charitable pour me proposer de boire un coup ou de passer à la maison. Il ne faut pas pousser trop loin la compassion. Pas de débordement du virtuel dans le réel…

Il était 10h30 quand j’ai eu enfin le courage de sortir de chez moi. Je pris la décision d’affronter le regard des collègues, de braver la rancœur de Gontrand. Je poussai la porte avec cette appréhension des premières fois, sans savoir si j’étais vraiment à ma place, si je serais accueillie ou rejetée. Je poussai un soupir de soulagement en constatant que personne n’avait levé le nez de son ordinateur dans l’open space et que tout semblait normal et apaisé. On mettait en page, on réécrivait mollement des dépêches AFP, comme d’habitude. Dans son bureau, tout au fond, Gontrand était au téléphone.

Je me suis assise devant mon ordinateur. Il était allumé comme toujours, comme si rien ne s’était passé. Les machines ont une mémoire, mais n’ont pas de cœur. Je devrais m’en inspirer.

J’avais quelques articles à terminer, des dossiers sur du long terme, des événements récurrents. Aucune polémique, aucun scoop en vue. Actualité froide. Reposant. Je travaillais tranquillement quand le chef est enfin venu me taper sur l’épaule. J’ai sursauté. Il a murmuré :

« - Pas d’inquiétude, c’est juste moi. Comment vas-tu ? Je suis désolée pour tous ces tracas, ces derniers jours. J’ai lu sur Facebook que ta mère était à l’hôpital…comment va-t-elle ? »

J’ai marmonné qu’elle avait des côtes cassées, rien de grave, qu’elle était d’ailleurs retournée dans sa maison de retraite. Je pivotai légèrement mon fauteuil pour me retrouver face à lui. Droit dans les yeux :

« Tu as fouillé mon ordinateur. Tu as trahi ma confiance. J’avais demandé explicitement qu’on ne diffuse pas cet enregistrement. Ne crois pas que demander des nouvelles de ma mère va changer quoi que ce soit. »

« Ma cocotte », a-t-il commencé…

Je ne l’ai pas laissé terminer. Ma chérie, ma cocotte…Ce type puait la misogynie de base. Il fallait que je trouve un autre job. Le sentiment de n’être pas prise en compte, en tant que femme, déjà, et aussi en tant que personne. Donner des avis qui ne sont jamais suivis…La sensation de n’être pas considérée, de n’être même pas écoutée. Il fallait que j’arrête avec cette presse quotidienne régionale qui ne menait nulle part et qui m’était toxique. C’était un lieu en retard sur l’évolution naturelle du monde. Comme si rien n’avait changé ici depuis des centaines d’années, malgré les ordinateurs, malgré internet, malgré les datas qui voyageaient aussi vite que la lumière. Un lieu de primates qui croyaient chaque jour inventer le feu. Les correspondants locaux se prenaient pour des reporters héroïques, on les voyait sur le terrain — de pétanque — avec leur gros appareil en bandoulière. Plus l’objectif était gros, plus leur ego était imposant. Et puis les journalistes voulaient à tout prix poser leur signature partout dans le journal, à chaque page si possible. Marquer le territoire avec leurs petites initiales. J’avais joué à ce jeu-là assez longtemps. Il était temps d’aller ailleurs.

« Tu trouveras ma démission sur ton bureau en fin de journée. » Cette phrase m’a presque échappée. Mais ma décision était prise déjà depuis ma lecture de l’édito de Gontrand à propos de Rasier.

Je n’avais pas de plan de carrière, je n’avais pas de planche de salut, je ne savais pas ce que je ferais demain. Je ne savais pas si je pourrais payer mon loyer le mois prochain. La fin de mon monde, mais le début d’une aventure. À 45 ans. Un petit vertige m’a pris.

Dans ce moment troublé, comme en pilote automatique, j’ai dérapé, encore une fois : « - Tu ferais mieux de te renseigner sur Rasier. Il a failli mourir dans un accident de voiture. À cause de tes conneries… »

Pourquoi avais-je dit ça ? Mystère…Mais j’ai vu les yeux du chacal, du prédateur. Il avait de quoi se mettre sous la dent pour la suite de son feuilleton. « Comment le sais-tu ? Dis-moi tout ! »

« Débrouille-toi ! » Peut-être que j’avais juste envie de lui donner l’impression qu’il perdait la meilleure journaliste de sa rédaction. Celle qui était capable de rapporter un scoop par jour. Même si je savais bien que tout ça n’était que pur hasard.

Je suis sortie sans mon ordinateur, mais cette fois, il ne trouverait rien dedans : j’avais déconnecté tous les comptes, changé les mots de passe. Je lui laissais une coquille vide. Et puis j’avais rendu ma carte SIM professionnelle.

Il était déjà dans son bureau pour téléphoner à l’hôpital…Je lui souhaitais bien du courage : les chants de Noël et les infirmières revêches, c’était désormais pour lui !

Ma lettre écrite, je sortais pour la dernière fois de cette rédaction. Je me retrouvais un peu vide, un peu inexistante, un peu coupable de n’avoir plus rien à faire soudain. Il aurait fallu peut-être que je me mette à m’intéresser au sort de ma mère ou à la santé mentale de la voisine. Je marchais juste dans les rues que l’esprit de Noël commençait à remplir de ses décorations propices aux achats. Il y avait quand même, assis sur les pavés glacés, ça et là dans les rues piétonnes, des mendiants emmitouflés dans des fripes essayant de nous émouvoir avec des pancartes « J’ai faim », nous qui avions commencé, il y avait déjà une bonne dizaine de jours à nous gaver comme des canards de papillotes et de bûche, pour préparer notre foie.

Le centre ville était triste en milieu d’après-midi, un jour de semaine. Malgré les sapins passés à la bombe blanche, malgré les guirlandes lumineuses et les gros cadeaux factices emballés dans du papier brillant, on ne voyait que les vitrines vides, les commerces délaissés, les enseignes à vendre. Les centres villes de provinces se mettaient à ressembler à ce que nous imaginons des temps de guerre. Des magasins abandonnés par des commerçants criblés de dettes. Et seules les grandes chaînes de vêtements parvenaient à survivre vaguement, à coup de promotions monstres, de relances des clients par SMS et de marchandise chinoise si peu chère qu’elle nous filait des boutons.

Encore une fois, j’ai pris conscience de la fin de ces années de prospérité qu’on avait crue infinie. On a été naïfs et on a vraiment pensé que la croissance et l’abondance seraient là pour toujours. On n’avait pas vu venir la fin du système. D’ailleurs, bien peu étaient ceux qui s’en rendaient compte, même en se promenant dans ces rues désertes. Le pouvoir public faisait tout pour masquer la misère, à grands renforts d’opérations culturelles et divertissantes. Il fallait à tout prix faire venir les gens au centre ville, pour les faire consommer. Mais tous les commerces non alimentaires, pas immédiatement utiles étaient en train de disparaître. Comment un marchand de babioles pouvait penser vivre de ses bijoux artisanaux, de ses carnets à spirales, de ses crayons de couleurs amusants…Comment une petite épicerie de petits produits bio pouvait espérer tenir le choc face à la grande distribution. Personne ne se nourrit vraiment de petites terrines sur des toasts, même si elles sont fermières et à l’ail des ours, personne ne s’abreuve de bière artisanale quand la kro est à 1,50 € le litre.

Mais toutes les excuses étaient bonnes et on mettait ça sur le dos des parkings, des zones sans voiture, des zones avec voitures, des parcmètres, des zones de stationnement gratuit. Par exemple, lorsqu’on décidait que le centre ville serait entièrement gratuit, les premiers à protester étaient les commerçants : car les autres commerçants en profitaient pour venir se garer toute la journée devant les vitrines de la concurrence. Et si on mettait du stationnement payant, on reprochait aux autorités publiques de ne pas favoriser l’attractivité. Tout cela était insoluble. Simplement parce qu’en fait, tout le monde faisait ses courses au supermarché ou sur internet. Et que le pouvoir d’achat n’était plus à la hauteur pour faire du shopping.

Il y avait aussi les enseignes luxueuses qui survivaient très bien à la crise.

J’étais devant une boutique dans laquelle ma nouvelle rémunération de chômeuse m’interdirait bientôt d’entrer. Rêveuse ou perdue dans mes pensées sombres, je n’avais pas remarqué qu’on me suivait.

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