III
J’ai suivi quelques temps les commentaires sous l’annonce du politicien. Ses amis l’encourageaient et le félicitaient. Quelques réactions étaient plus désagréables, mais elles étaient aussitôt effacées par Rasier.
Je lui ai envoyé un message privé. « Bonsoir, j’espère que votre épaule va mieux. Je suis sincèrement navrée de tout ce qui nous arrive. J’ai démissionné aujourd’hui. J’attends désormais des nouvelles de la justice. Bonne fin de soirée. »
Je n’ai pas recherché le dialogue. Mais j’ai pesé chaque mot : politesse presque excessive, pronom « nous », empathie…J’en faisais trop, il sentirait que ce n’était pas honnête et le "nous" l'énerverait. Mais je voulais qu’il sache que j’avais lu.
Peut-être ne le saurait-il jamais. J’ai appris il y a quelque temps que les messages privés que l’on envoie aux personnes qui ne sont pas parmi nos contacts tombent dans une autre boîte et ne nous sont pas notifiés. J’ai vérifié : cela s’appelle « Messages filtrés ». Le grand réseau décide pour nous de ne pas nous montrer ceux qui cherchent à nous joindre…J’avais là quelques « Bonjour, que deviens-tu ? » de vieilles connaissances remontant au collège et au lycée, auxquelles j’ai soigneusement évité de répondre, évidemment. Il est pratique de prétendre qu'on ne sait pas se servir de ces nouvelles technologies, parfois.
J’ai consenti à dormir un peu, tout de même. Je ne voulais pas le reconnaître, je voulais continuer de garder les yeux ouverts, persuadée qu’il ne fallait pas que j’échappe au fatum, à ma destinée fatale, à tout ce malheur qui s’abattait sur moi en ce moment. Mais mes paupières n’étaient pas d’accord avec cette idée ridiculement romantique. J’ai fait une nuit comme il y avait longtemps que cela ne m'était pas arrivé. J’ai décidé de faire comme si j’étais en vacances, même si au fond de mon cervelet primitif régnait une petite culpabilité qui ne se dissipait pas. Je me suis levée à 9h, j’ai pris une douche brûlante pendant une bonne demi-heure, j’ai profité de l’instant, je me suis fait des œufs au plat au petit-déjeuner et j’ai même pris le temps d’aller me chercher du pain frais à la boulangerie pour les savourer. J’ai écouté de la musique, j’ai traîné en pyjama jusqu’à 11h30…Et puis mon téléphone s’est fait entendre, de plus en plus fort. La réalité revenait envahir mon cocon. C’était Gontrand. Il avait lu, lui aussi que Rasier portait plainte. Il voulait m'en informer, il avait déjà contacté la rédaction régionale et pris les références d’un avocat conseillé par la direction. Il voulait savoir si j’étais intéressée, même si j’avais présenté ma démission, pour rencontrer aussi l’avocat. Sympa de sa part : il devait avoir quelques remords finalement. C’est ce que j’ai pensé d’abord. J’ai dit oui. J’ai raccroché. Et je me suis dit presque aussitôt que c’était en fait un piège. Il voulait absolument lier nos deux défenses pour me faire porter le chapeau, c’est ça, c’est sûr. Il voulait que je prenne toute la responsabilité, l’interview, l’enregistrement…Quelle idiote…Je m’en suis mordu les doigts. Est-ce que je pouvais revenir en arrière ? Et il faudrait que je trouve un avocat toute seule ? Et est-ce qu’il avait vraiment toutes ces arrières pensées ? Je n’en savais plus rien. J’étais seule. Personne pour me conseiller. Personne pour me soutenir. Quelle conne.
J’ai cherché, à ce moment-là, vers qui je pouvais me retourner. Quand j’étais plus jeune, j’avais mon père. Je lui demandais toujours son point de vue, il changeait mes pneus crevés, me donnait des avis éclairés sur mes choix, il savait comment choisir un contrat d’assurance ou comment changer de banque. Il était mort, mais souvent, mentalement, je me tournais encore vers lui. Je ne croyais guère à la force des esprits et je n’avais pas souvent de réponses. Mais en me demandant comment il aurait réfléchi, j’arrivais au moins à apaiser mes craintes. Qu’aurait-il dit, à ce moment précis ? Débrouille-toi. J’en étais presque sûr. Il m’aurait préservée de ce dangereux Gontrand : il aurait dit qu’on est jamais mieux servi que par soi-même, que les intérêts de ce type n’étaient pas les mêmes que les miens et que maintenant que j’avais quitté le journal, ils étaient même tout à fait contraires. Il fallait que je rappelle.
Gérard Gontrand, dans toute sa mauvaise foi, a fait mine de ne pas comprendre : comment, tu ne veux pas de notre aide ? C’est un bon avocat, tu sais, et tu n’aurais pas à en payer les honoraires. C’est une connerie, ce que tu fais là. Une de plus, si je peux me permettre. Pourquoi voudrais-tu que ? Je ne comprends pas…
Je n’ai rien ajouté de plus. Je savais bien qu’il était parfaitement conscient de ce qui se tramait.
Il me restait à demander à mon père ce qu’il aurait fait pour trouver un avocat. Et bêtement, j’ai cherché sur internet. Mon père n’aurait pas fait cela. Il aurait demandé à des connaissances, il aurait su immédiatement à qui se confier. Il me manquait tellement.
J’ai téléphoné au premier nom que j’ai trouvé sur l’appli des pages jaunes. Une certaine Suzy Pasquet. Elle avait son cabinet à deux rues de mon appartement. Ma flemme l’emportait sur toutes les autres considérations. Voilà ma vie.
J’ai obtenu un rendez-vous pour la fin de l’après-midi. Et j’ai préparé un petit dossier, avec les articles de journaux, j’ai rechargé mon téléphone, pour pouvoir lui faire écouter l’enregistrement, j’ai fait des captures d’écran du journal…J’étais en train de faire tout cela quand quelqu’un à sonné à ma porte. C’était évidemment la voisine. Elle était en pleurs.
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