III
J’ai d’abord entendu une musique, un peu lointaine. Une fête derrière mon interlocuteur. Il m’a semblé que c’était une chanson d’Elvis Presley. A little less conversation…Les basses de ce morceau sont faciles reconnaître. Et puis une voix que j’ai eue un peu de mal à reconnaître d’abord, tant elle était braillarde et avinée.
« - Madame Quépié ? Bonsoir ! Eh ! Comment ça va, depuis le temps ? J’espère que vous allez bien ! Je voulais vous souhaiter un joyeux Noël ! Allez ! Tout est pardonné !
- Euh…Samuel Rasier ?
- Oui ! Oui !!! C’est bien moi ! J’avais envie de vous appeler depuis un petit moment, déjà ! J’ai appris que vous aviez démissionné ! Vous avez des couilles, madame, je voulais vous le dire. Mais je crois qu’il fallait que je sois un peu bourré !
- Il me semble que vous devriez me rappeler quand vous serez à jeun. Vous risquez encore de dire n’importe quoi !
- Non, non ! Je suis un peu pompette, mais je sais très bien ce que je dis : je voulais vous parler depuis quelques temps, Sandrine. Vous permettez que je vous appelle Sandrine ? Je crois que vous avez morflé autant que moi dans cette affaire ! Le vrai salaud, c’est Gontrand. Je vais l’appeler, lui aussi, mais croyez-moi, je ne vais pas lui souhaiter de joyeuses fêtes ! - Vous croyez que c’est une bonne idée, de l’appeler ?
- Oui, je vais l’appeler juste après !
- Vous êtes un peu plus que pompette !
- Mais non, mais non ! Je voulais aussi vous dire que ce n’était pas si grave. Que Noël est arrivé, que tout le monde pense à autre chose et que la mémoire médiatique est bien courte, hein ! Tout passe, tout lasse ! Et bien vite ! Putain, le temps des médias, c’est Flash Gordon, quoi ! On n’a pas le temps de digérer une nouvelle qu’une autre prend déjà la place. Et ça ne laisse pas de trace, croyez-moi. La semaine suivant l’affaire, plus personne ne m’en parlait plus alors que je me prenais encore la tête, que je n’en dormais pas et que j’étais obsédé au point d’emmerder tout le monde avec ça. Ma femme n’en pouvait plus. Et elle était la première à me dire que plus personne n’y pensait. Au boulot, dans les commerces, elle me le disait : on était passé à autre chose. Il y avait la pollution de l’air, le nouveau président des Etats-Unis, les futures élections présidentielles avec leur lot de révélations quotidiennes sur les candidats.
- Oui, c’est vrai. Mais vous avez fait le buzz, quand même…Combien de partages sur Facebook, déjà ?
- Attention, je ne dis pas que c’est désagréable d’être au centre de toutes les attentions ! Mais Facebook, parlons-en ! C’est le comble de l’oubli : on empile, on fait des strates…Une sorte de sédimentation…Un immense…euh…comment tu dis, tatan ? ...ah oui, un palimpseste…
- Un palimpseste ?
- Oui ! Et hop, la vidéo du petit chat passe par dessus les élucubrations du conseiller régional ! Comme un parchemin qu’on efface pour s’en servir à nouveau ! Vous savez que la vidéo la plus vue au monde sur les réseaux sociaux, c’est celle de cette folle avec un masque de Chewbacca qui rit bêtement ? Vous l’avez vue ?
- Oui, oui…Je l’ai vue. C’est nul.
- Oui, une grosse qui se bidonne. Aucun intérêt. Cent soixante cinq millions de vues : ça en dit long sur notre époque pourrie, non ? Franchement, les souvenirs qu’on crée sur notre civilisation…On espérerait presque qu’une centrale nucléaire fasse tout péter et que les hommes disparaissent de la surface de la Terre, non ?
- Vous n’avez pas tort.
- Alors voilà, je voulais absolument vous dire merci. Vous m’avez fait comprendre pas mal de choses. Par exemple, que les politiques sont détestés et courtisés quand même. Que tout le monde est capable de nous chier dessus tout en venant nous supplier de les aider, en nous mendiant quelques miettes de pouvoir. C’est comme ça. Et j’ai réalisé que j’avais tout faux : pas la peine de mêler l’amour à la politique. Ça n’a rien à voir : je ne fais pas ce métier pour aimer les gens, ni pour que les gens m’aiment. Je fais ce métier parce que j’aime bien être dans l’action et avoir du pouvoir.
- Vous n’êtes pas un salaud, je crois. Vous vous trompez. Vous-même, je veux dire : vous voulez vous persuader que vous êtes un type sans cœur, mais ce n’est pas le cas…
- Pourquoi vous dites ça ?
- Souvenez-vous, à l’hôpital ?
- Je ne comprends pas.
- Je pleurais, vous êtes venu me réconforter…
-…
- Vous êtes à une fête ? J’entends du Mickael Jackson, derrière vous ? Billie Jean. Vous êtes avec des gens ?
- Oui. Avec la famille, c’est Noël. Et vous ?
- Je suis seule. Profitez des gens que vous aimez, de vos enfants, de votre femme…C’est ce qui compte. Je me souviens…Je me souviens…Excusez-moi…je ne me sens pas très bien. Je vais être obligée de raccrocher…»
J’ai eu une nouvelle vision. L’atmosphère était lourde et je transpirais. Nous étions en été, les volets étaient mi-clos et des rais de lumière nimbait la pièce d’éclats blancs où l’on voyait la poussière en suspension. J’étais sur le dos, dans un tout petit lit. Un lit de bébé. Je ne dormais pas. Je crois que je vagissais doucement, je ne pleurais pas, je gémissais, peut-être que je marmonnais quelques a-reu sans suite. J’ai vu ma mère se pencher sur mon berceau. Elle m’a chantonné une berceuse, l’esquisse d’un « fais dodo », très tendre. Alors que je m’étais tue, je l’ai entendue très distinctement me dire : « Quand tu seras grande, tu ne te souviendras pas. Tu auras des soucis et tu voudras dormir. Tu seras comme moi, pleine de tourments. Profite, petite, dors. Plus tard, tu ne pourras pas oublier… »
Et je suis revenue à moi, seule dans mon salon, désorientée. Et sur mon iPad, Messenger clignotait.
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