VIII
Un appartement inconnu est une île au trésor. Celui qui vivait là avait les goûts de sa génération pour l’ameublement et la décoration. Des teintes sombres, un grand buffet Henri II en chêne foncé massif, de lourds fauteuils en cuir fauve et aux murs, une reproduction de l’Angélus de Millet et des tapisseries à grosses fleurs dans des tons allant du « lie de vin » au « vieux rose ». Dans la chambre à coucher de l’octogénaire, il y avait une armoire de belle taille, un lit aux montants tarabiscotés et une coiffeuse élégante, aux pieds tournés. Un meuble très féminin. Y avait-il eu une Madame Ninne autrefois ? Il y avait aussi une petite table de nuit recouverte d’un napperon jauni, où trônait un gros réveil à cloches tel que je n’en avais plus vu depuis la mort de ma grand-mère. J’ai ouvert le tiroir. Il y avait quelques vieilles montres, une paire de lunettes de lecture et un gros cahier noir. J’ai ouvert le cahier : c’était un journal intime remontant aux années 1999-2002. L’auteur était une dame d’un certain âge, si l’on en croit le relevé quotidien de santé. Une santé bien fragile : les médicaments notés, les rendez-vous réguliers chez différents spécialistes et la récurrence du mot « chimio » laissaient croire qu’elle était atteinte d’un cancer très avancé. Peu d’entrées, mais une belle écriture et une mise en relation intéressante entre les événements de notre monde et la vie intime de cette femme mourante. Au cours de ces 3 années, durant lesquels il n’y avait pas encore l’internet de masse, mais cela est venu progressivement, nous avons changé de monnaie. À la fin de l’année 1999, Poutine devenait le maître du monde de l’Est et l’Ouest subissait en 2001, sa première attaque massive de terrorisme, marquant le début d’une nouvelle ère. Le 28 février 2002, Madame Ninne – ou celle que j’imaginais être elle – entrait à l’hôpital pour un traitement plus intense de son cancer. C’est aussi à ce moment que le récit cessait.
Cette lecture me faisait prendre conscience de l’évolution rapide de notre monde et de la rupture qu’il y avait eu à ce moment là.
« 11 septembre 2001 : une terrible attaque a eu lieu à New York. Deux avions ont explosé contre les deux tours de Manhattan. Nous revoyons les images en boucle à la télé depuis ce midi. C’est insupportable : des gens se sont jetés des fenêtres, les pompiers sortent quelques personnes des décombres, mais le carnage est total. Il paraît que ce sont des arabes qui ont fait ça. A mon âge, je ne pensais pas revoir une guerre mondiale, mais je crois que c’est bien parti. Le président des USA va forcément renchérir et la France sera bien obligée de suivre. Avec tous les arabes qu’on a en France, ça tournera mal. Je préférerais être morte plutôt que de voir ça. Mon Edouard me dit souvent : ces gens-là ne sont pas comme nous, mon Augustine. Et je crois qu’il a raison. »
Un peu plus loin…
« 1er janvier 2002 : La télé ne parle que de ça : nous passons à l’Euro. Je suis allée cherché le pain ce matin et dieu merci, pour l’instant, la boulangère ne nous a pas obligés à payer en Euro. Elle nous a dit que nous avions deux mois pour nous habituer. Mais elle nous a rendu la monnaie avec des nouvelles pièces. Celle d’un euro ressemble aux pièces de 10 francs. Mais elle vaut moins. Je crois que la boulangère est honnête, mais je ne suis pas sûre qu’elle m’ait bien rendu tout ce qu’elle me devait. Ce changement est là pour exterminer les vieux : ça aura ma peau. J’aimerais autant que mon cancer m’emporte avant la fin de la période d’essai… »
Je remis le journal à sa place. Je comprenais un peu mieux Edouard. Mon effraction était à peine coupable : qui pourrait me reprocher de me renseigner un peu ? Je suis entrée dans une autre pièce qui servait visiblement de bureau. La veille, avec les hommes du feu, nous étions restés dans le salon, autour du corps et nous n’avions pas trouvé de lettre. Là, c’est la première chose que j’ai vue : sur le secrétaire ouvert, il y avait une enveloppe adressée aux pompiers. J’ai ouvert ce courrier qui ne m’était pas destiné, délicatement, comme en effraction, même si je savais que les pompiers ne reviendraient pas et qu’il fallait lire ce qui était sans doute les dernières volontés du défunt. L’écriture penchée était appliquée :
« Très chers Pompiers,
Je ne sais pas combien de temps il faudra à mes voisines pour découvrir que je gis au milieu de mon salon. La petite jeune va sans doute s’en rendre compte : elle est mignonne et son sourire est sincère quand elle me dit bonjour dans l’ascenseur. Mais la journaliste d’à côté ne se rendra compte de rien. Elle ne pense qu’à elle. Je ne dis pas qu’elle a tort, d’ailleurs. Alors j’ai décidé de me tirer une balle avec l’arme que j’ai gardée depuis mon service en Algérie. Depuis la mort de ma tendre épouse, je ne vivais déjà plus vraiment. Et ma vie n’avait plus de saveur, plus de plaisir. J’en ai trop vu et de toutes les couleurs : j’ai vu des tas de guerres partout dans le monde. J’ai fait celle d’Algérie, une des plus dégueulasses. J’ai perdu là-bas toute innocence et toute poésie. Quand je suis revenu, j’ai épousé Augustine. Elle était belle comme le jour et a su me réconcilier avec la vie. Mais nous n’avons pas eu d’enfant. Ce fut un crève-cœur pour Gustine. Elle a toujours regretté, je suis sûre que c’est ce qui l’a emportée : les cancers n’apparaissent pas par hasard, ils sont le fruit de nos frustrations et de nos échecs, je crois. Pourtant, j’ai essayé tant de fois d’expliquer à mon épouse qu’avoir un enfant dans ce triste monde était une erreur : les hommes sont violents, lâches et idiots. Surtout idiots. Ils gâchent toutes les opportunités qui leur sont données. Ils détruisent ce qui pourrait les sauver, systématiquement. Je ne suis qu’un vieux con, mais je vois bien que le monde tel que nous l’avons connu est en train de disparaître. Malgré toute cette technologie que nos contemporains appellent progrès, nous retournons tout droit vers la barbarie. Nous avons perdu le sens de l’entraide, de la charité. Les événements me donnent raison : les attentats, la pollution, les épouvantables émissions de télévision avilissantes, l’éducation nationale dont le niveau baisse constamment…Ces années que l’on nomme les Trente Glorieuses n’ont en fait été qu’une lente descente en enfer. »
Devant ce charabia réactionnaire, j’hésitais vraiment à lire la suite…C’était un « c’était-mieux-avant ». On ne sait pas à quel avant cela fait référence : avant la Première guerre mondiale ? Avant la Seconde ? Avant les rhumatismes et les colis de Noël de la mairie ? Souvent, quand on parle avec un « c’était-mieux-avant », on a à faire aux mêmes arguments : les jeunes étaient plus polis et ils savaient mieux le français. Aujourd’hui, ils ne disent pas bonjour et font des fautes d’orthographe.
On a beau jouer l’ironie et demander qui dit bonjour, aujourd’hui, qui se parle, dans notre société tellement individualiste, on ne fait que faire grandir l’incompréhension : pourquoi dirais-je bonjour à quelqu’un qui ne me dit pas bonjour ?
On a beau relativiser, dire qu’avant, il y avait plus d’illettrisme et que, surtout, personne n’écrivait « publiquement », sans être autorisé à le faire…Avant, les écrits étaient pour la plupart, privés. Si vous lisez des lettres de poilus, qui sont maintenant devenues publiques parce qu’elles sont considérées comme des témoignages historiques, vous vous rendez-compte que beaucoup de ces jeunes du siècle dernier faisaient des fautes d’orthographe. Ceux des milieux populaires, notamment. L’orthographe est surtout un marqueur social…Mais la lettre de Ninne était sans faute !
J’ai continué de lire. Peut-être qu’il y avait quand même quelques indications concernant les obsèques ou une éventuelle personne à prévenir…
« Je rumine ces constats depuis trop longtemps, maintenant. Je ne comprends plus rien à ce monde et je n’y ai plus ma place. Je vous souhaite bien du courage, à vous qui viendrez chercher ma dépouille. Je ne sentirai pas très bon et peut-être que vous trouverez mes pensées nauséabondes.
Je n’aurai personne à prévenir. J’ai coupé les ponts avec tous mes amis. Ma femme et moi n’avons plus de famille depuis longtemps.
Je tiens à préciser que mes obsèques sont déjà payées par avance auprès des pompes funèbres de la rue Jaurès.
Vous n’aurez qu’à vous adresser à eux en précisant mon nom. Tout ce que je possède sera légué au Secours Catholique par testament, dument déposé chez Maître Suzy Pasquet, désignée comme légataire testamentaire, habilitée à faire appliquer mes diverses dernières volontés par le notaire de son choix.
Je pars avant la fin du monde. Le mien est mort depuis longtemps.
Edouard Ninne. »
Soudain, j’entendis un claquement de porte. Quelqu’un était entré dans l’appartement.
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