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vendredi 6 octobre 2017

Carte Mère - Chapitre 9

IX 

C’est encore à la nuit tombée que je suis rentrée chez moi. La nuit tombe tôt en décembre. Je n’avais rien mangé de la journée. Seule la pizzéria était ouverte en fin d’après-midi. J’en profitais pour payer mon ardoise. Le serveur, un étudiant qui faisait les soirées, m’a regardée étrangement quand j’ai dit mon nom. En me montrant le journal sur le comptoir, il m’a dit : « C’est vous qui avez écrit l’article sur le type qui n’aime pas les gens ? » J’ai acquiescé vaguement. Pas fière. Il a souri et a ajouté : « Tout le monde ne parle que de ça, aujourd’hui. » Je ne savais pas tellement comment je devais le prendre. Je n’ai rien dit. J’ai payé ma pizza et commandé des lasagnes à emporter, pour changer. Il est revenu à la charge : « Quand même, quel coup ! Les gens sont contents, vous savez : personne n’aime ce gars, en fait ! C’est fou ce que ça fait parler… »

Il m’aurait presque déculpabilisée pour le coup. Je suis faible, je suis trimballée par vent, pire qu’une girouette. J’ai souri, à demi convaincue. Ah…Oui ? Vous croyez… ?

 « - Bon, c’est vache, quand même ! Vous y allez fort, hein ! Mais il a vraiment dit ça ?
- Oui, oui, il l’a dit…
- Ah ben lors…De toutes façons, les politiques, hein, sont là pour les bonnes places qui payent bien ! Ils ne savent pas ce que c’est que la vie. Moi qui suis obligé de bosser pour payer mes études, je me rends bien plus compte de la misère du monde qu’eux. Je vous mets une petite salade verte avec vos lasagnes. C’est de la part de la direction… »

Le populisme, partout, tout le temps. Quand on est journaliste, on voit aussi que les politiques sont sur le pont soir et week-end, que s’ils veulent se faire réélire, ils sont obligés de faire toutes les inaugurations de pots de fleurs, toutes les cérémonies, avec la découpe du ruban, pour la moindre première pierre que l’on pose. Qu’ils troquent leur vie de famille contre les soirées dansantes de l’harmonie municipale et qu’ils prennent des kilos à la choucroute des anciens. Mais on peut aimer ça. On peut aussi constater qu’ils sont tout le temps en réunions, là aussi, le samedi matin, à la communauté de commune, le vendredi soir à la mairie et le conseil municipal le lundi qui s’éternise parfois jusqu’à 22h. Ils bossent et ils ont à prendre des décisions qui les engagent. Et puis, les salaires ne sont pas ceux des PDG du grand capital, même pour les conseillers régionaux, même pour les députés ou les sénateurs. Vraiment. On se rend compte qu’il est facile d’être bassement populo en critiquant ce qu’on ne ferait pour rien au monde. Chacun sa merde, dirait l’étudiant, si je lui racontais ça.

Mais j’ai juste dit merci pour la salade. Cinq fruits et légumes par jour, ça ne peut pas me faire de mal. Ah ! Ce brouillard, c’est triste…Mais bon, c’est de saison.

Tenons-nous en aux banalités d’usage. C’est ce que nous faisons de mieux, ces temps-ci. On a tôt fait, sinon, de se trouver face à des idées qui nous déplaisent. Se fermer au monde et aux autres en ayant l’air poli est devenu un sport national.

Dans l’escalier, il régnait cette petite odeur un peu déplaisante que je notais à peine. Est-ce moisi quelque part ? Je commençais à m’habituer et je ne me posais pas vraiment la question. Derrière la porte de la voisine, j’entendais vaguement un peu de musique, que je ne reconnaissais pas. Derrière la porte du vieux, rien. Comme d’habitude.

J'avais oublié de fermer la fenêtre en sortant. Il faisait froid. Je mangeais mes lasagnes emmitouflée dans mon anorak, en écoutant finalement mes messages. Le chef avait appelé trois fois. La première, il était vraiment en colère, grossier, essoufflé : « Putain, mais réponds, affronte un peu la réalité ! On fait notre plus gros scoop de l’année et tu nous gâches ça… » Pour effacer le message, taper 2. Le second message, plus calme, en apparence : « Allo ? Tu es où ? Je te rappelle que tu dois faire quelques articles pour demain. Rappelle-moi. » La ruse grossière. J’avais déjà envoyé mes articles, de toute façon. Bip ! « Bon, écoute, ça suffit. J’en réfère à la rédaction régionale. Ton comportement est incompréhensible. Il fallait y réfléchir avant, si tu ne voulais pas publier ça. Tu n’avais qu’à pas me faire écouter ton enregistrement. Ce n’est quand même pas de ma faute ! Et nous n’avons que des appels de soutien. Regarde les commentaires sur Facebook, c’est un raz-de-marée de « likes » et de gens sympas qui sont contents de notre courage. Franchement, c’est un grand coup, n’aie pas de remord ! Voilà. Moi, je t’ai dit ce que j’en pense. Maintenant, c’est Paul Vintrand qui va te rappeler, le directeur de l’édition. Bises. »

Évidemment, j'avais manqué aussi l’appel du grand patron : « Bonjour Sandrine, je suis vraiment étonnée par tout ce que me raconte Gérard ! J’aimerais avoir ta version de tout ça. En tout cas, les ventes sont bonnes aujourd’hui, sur votre secteur, et ça faisait longtemps que ça n’était pas arrivé. Bravo ! »

C’est tout. Ces chiens ne pensent qu’à vendre et moi je me demande vraiment si mon âme ne vaut que quelques bouts de papier.

Il restait un message sur ma boîte. J’ai eu la flemme. Je me suis glissée jusqu’au canapé, j’ai laissé mon portable sur la table de la cuisine, j’ai allumé la télé. Un gros animateur idiot était en train de ridiculiser ses chroniqueurs, ses invités et les spectateurs. Tout le monde semblait trouver ça hilarant. Le type appelait tout le monde « gros », disait « putain, t’es con ! » toutes les deux minutes, il a cherché à embrasser une fille qui ne voulait pas, il a mis une claque sur les fesses d’un grand type blond au sourire un peu crispé en disant « Ouh ! Le beau petit cul de tapette ! ». Et tout le public riait, applaudissait, criait…J’avais lu que cette émission faisait des scores formidables. C’est Rasier qui avait raison : les gens sont cons comme leurs pieds et ça ne s’arrange pas.

 J’ai zappé sur Arte, pleine d’espoir. Un reportage sur le Mexique a fini de m’achever. Des braves gens étaient persécutés par un gang dont le chef s’appelait El Tequiliero, un alcoolique notoire, qui avait l’habitude de prendre en otage des paysans pour demander des rançons et de les assassiner si les familles ne payaient pas assez vite. Les familles en colère avaient capturé à leur tour des membres de la famille du mafioso. Tel était pris qui croyait prendre. Il n’empêche qu’il y avait des enfants qui essayaient de grandir au milieu de cette misère et de cette violence.

Le reportage suivant montrait Alep détruite : désolation, immeubles réduits en amas de béton, grisaille infinie. J’ai pensé au savon d’Alep que j’avais vu sur le marché de Noël. Est-ce qu’elles venaient vraiment de Syrie, ces savonnettes ? Et comment le commerçant pouvait vendre ça, tranquillement ?

Quelque chose avait mal tourné dans ce monde.

J’ai remis l’émission débile et j’ai somnolé devant une bonne partie de la soirée. Plus tard, je suis retournée à la cuisine pour me faire une tisane. Mon téléphone sur la table clignotait. Sur l’écran, j’ai lu que j’avais 6 nouveaux messages.

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