II
C’était veille de Noël, ce mercredi-là, et je n’avais personne pour fêter ça. C’était mon 45ème réveillon. Est-ce que l’on s’habitue ou est-ce que l’impression de déjà vu, de déjà entendu ne fait toujours que s’amplifier ? Est-ce que la seule façon d’y échapper, finalement, ce n’était pas de faire comme ma mère, une bonne maladie d’Alzheimer ? Combien de fois, en écoutant une chanson, en regardant un film, j’avais désormais l’impression que c’était sans imagination, sans rien de neuf. J’avais déjà l’impression de revivre la même vie. Les mêmes Noëls, d’année en année, les mêmes blagues à ce sujet, les mêmes articles dans la presse : ça sent le sapin et j’ai les boules !
Pour conjurer le sort, j’avais décidé de faire une soirée de lecture, j’étais passée à la librairie pour m’acheter quelques romans : petit cadeau pour moi-même.
Mais je n’ai même pas eu le temps d’ouvrir le roman de Tristan Garcia, 7, dont j’avais très envie depuis qu’il était sorti, en espérant qu’il ne me donnerait pas l’impression de l’avoir déjà lu.
Sept fois de suite, j’ai été distraite de ma lecture, entre le 24 et le 25 décembre…
C’est d’abord à ma porte qu’on a sonné. Par le visiophone, j’ai aperçu deux personnes se soutenant mutuellement. Des jeunes, un garçon et une fille, d’une vingtaine d’années tout au plus. Ils avaient l’air dans un état second. J’ai hésité à leur ouvrir, mais il faisait froid dehors et c’était Noël. Ils ont hurlé leur joie, m’ont remerciée et sont montés.
Le jeune homme avait un petit blouson bombers, un jean serré et les cheveux très courts. Il avait sur le visage un sourire très doux, un air sage et contemplatif. J’ai pensé : « un sourire de vieil homme ». La fille était d’une beauté rare : les traits réguliers, fins, harmonieux. Les yeux bleus, translucides, d’une pâleur glaçante. Elle était vêtue de noir, avec un blouson plein de poches.
En entrant dans l’appartement, ils m’ont dit qu’ils faisaient des tests, en ce soir de fête. Ils voulaient savoir si les gens faisaient preuve de générosité, s’il y en avait encore pour mettre l’assiette du pauvre, pour faire entrer chez eux des inconnus. Ils ont eu l’air un peu déçu en constatant que j’étais seule et qu’il n’y avait pas d’assiette du tout. J’avais fait un petit plateau repas avec les restes du frigo, rien de gargantuesque. Alors ils se sont assis et m’ont regardée, un peu triste. « Vous êtes seule, madame ? Un soir de Noël ? »
Je leur ai expliqué : ma mère, mes voisins, mes collègues. Personne avec qui passer des moments comme celui-ci.
« C’est la vie moderne, m’a dit la fille. Et je suis sûre que vous êtes sur Facebook, pourtant, que vous avez des amis. Le monde devient artificiel, petit à petit. On n’a plus de vrais amis, mais on n’en a jamais eu autant, sur internet. Internet…On n’a plus de mémoire, on a Wikipédia. Vous avez remarqué ? Les participants aux jeux télé sont de plus en plus vieux : les jeunes n’ont plus de mémoire. Et pourtant…La mémoire est ce qui fait de nous des humains. J’ai eu une prof de français formidable, au lycée : elle nous avait obligés à apprendre des poèmes. On avait râlé, mais aujourd’hui encore, je peux réciter des vers… J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans…Et quand je vais mal ou quand mon téléphone n’a plus de batterie, j’ai de quoi penser et de quoi rêver… »
Je lui ai dit qu’elle était beaucoup plus vieille qu’elle n’y paraissait. Elle m’a regardée et a répété : J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. Le silence qui a suivi était épais. Je ne savais pas tellement quoi faire. J’ai repensé à Noël et je me suis levée pour sortir des coupes du placard et une bouteille de champagne du frigo. Ils ont souri. Ils m’ont dit ne sortez rien, on ne va pas vous embêter plus longtemps, on doit tester d’autres personnes…J’ai insisté. J’étais heureuse d’avoir ces petits avec moi. Ils ont eu leur doux sourire et se sont rassis. La fille a sorti d’une des poches intérieures de sa veste un petit paquet. Le garçon a dit « non, non, je ne crois pas que ce soit une bonne idée ». La gamine l’a regardé et a dit « j’ai confiance ». Elle a mis doucement sa main sur sa joue. Ces deux-là étaient touchants, ils s’aimaient, cela crevait les yeux. Je leur ai demandé leurs noms. Lui s’appelait Hugo et c’était Elisa qui portait la culotte dans le couple.
Elle a ouvert le papier qui entourait le petit paquet, délicatement. Hugo avait le même sourire qu’un gamin devant les cadeaux de Noël. J’étais captivée par cette scène.
Elisa m’a regardé. Ses yeux transparents m’ont transpercée. Elle m’a demandé si j’avais déjà pris de la drogue. J’ai répondu que jamais je n’avais même fumé du cannabis. Elle a ri. J’ai tenté un « Votre génération…de mon temps, vous savez… »
Elle a répété J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. Elle m’a fixée de son regard clair et m’a dit que j’étais pourtant de la génération qui avait inventé le LSD. Que les années 70 avaient été le plus grand laboratoire clinique de stupéfiants de toute l’histoire…
« Hum…ce sont des clichés, mademoiselle ! Vous avez vu ça dans des séries américaines...Moi qui vivais en province, je vous assure que j’étais très loin de tout ça ! »
Hugo a ri. « Etes-vous prête pour une expérience ? »
Je n’avais jamais été aussi prête. J’avais envie de me défoncer, de m’éloigner de moi-même, de me perdre. Alors Elisa a dit « peut-être de vous retrouver, au contraire… ». Puis elle a pris une des pilules, elle l’a ouverte et a versé la poudre qu’elle contenait sur le verre de la table basse. Elle a pris un billet de 5 euros dans un fin portefeuille qu’elle avait tiré d’une autre poche de son blouson. Elle en a fait une paille, qu’elle m’a tendue. Moi aussi, j’avais beaucoup regardé la télé. J’ai pris le billet et j’ai aspiré la poudre. Elle avait une odeur de fraise tagada. J’ai demandé l’effet que cela devait procurer.
Hugo m’a expliqué que c’était une sorte de nouvelle potion magique. Expérimentale. Fabrication maison. Ils étaient tous les deux en fac de médecine. Ils avaient beaucoup travaillé sur la mémoire, sur l’état de la recherche à propos d’Alzheimer. Ils avaient étudié les médicaments et les causes probables de la maladie et ils avaient eu l’idée de mélanger les causes et les effets. Ils avaient derrière la tête l’idée maîtresse de la médecine chinoise, de l’homéopathie : guérir le mal par le mal. Le garçon m’a affirmé que la potion magique qu’il nommait EstoMemor était un puissant psychotrope, capable de ramener à la conscience des souvenirs si lointains, si infimes, qu’il allait rendre caduque la psychanalyse et ses si longues thérapies. Il avait un enthousiasme fou et communicatif. J’avais envie d’y croire, soudain. D’ailleurs, je me suis rapidement sentie portée par une nostalgie étrange.
J’étais soudain avec mes parents au bord d’un lac. Il y avait la glacière bleue, la petite glacière des pique-niques du dimanche. Je ne sais pas pourquoi je pensais à ça, maintenant. Ma mère était jeune et belle, son maillot de bain à grosses fleurs jaunes et orange était tellement caractéristique de la fin des années 70…Quel âge pouvais-je avoir ? Cela m’a paru un éclair. J’ai rouvert les yeux. Elisa et Hugo m’observaient comme on examine un cobaye en laboratoire.
« Alors ? »
J’ai expliqué mon souvenir. Ils n’ont pas eu l’air tellement impressionnés, mais ils ont semblé d’accord pour affirmer que ce n’était qu’un début. J’étais bien. Détendue. J’ai eu l’impression de fermer les yeux quelques secondes, mais j’ai à nouveau été propulsée vers le passé : cette fois-ci, j’étais à l’enterrement de mon arrière-grand-mère. Les gens étaient vêtus de noir et faisaient la tête qu’il faut pour ce genre d’occasion. Personne ne semblait vraiment très triste, mais tout le monde avait l’air extrêmement sérieux et grave. Je tenais la main de la mère, nous étions au premier rang, dans la petite église du village. Soudain, j’ai vu une blatte sortir de sous l’estrade qui supportait l’autel. La blatte a fait un tour rapide, activant ses pattes agiles. Elle a eu un temps d’arrêt. Comme si elle avait constaté que l’ambiance était morose. Et elle est repartie se nicher sous l’estrade. Alors j’ai éclaté de rire, nerveusement. Un grand rire d’enfant. Je devais avoir 3 ans, peut-être 4.
J’ai émergé de mon auto-hypnose. C’était comme si je respirais enfin après avoir mis la tête sous l’eau. Une inspiration salvatrice : je buvais l’air comme le plus délicieux des nectars. Je crois qu’on pouvait vite devenir accro à cette sensation. L’idée m’a attirée autant qu’elle m’a horrifiée.
Il m’est alors apparu clairement que je n’avais aucun souvenir conscient de ce que je venais de voir. Je n’avais aucun souvenir de cette arrière-grand-mère là. Je ne l’avais vue qu’en photo. Et ce fou rire, à l’église, personne ne me l’avait raconté.
Quand j’ai dépeint ma vision à mes hôtes, ils m’ont souri doucement et m’ont demandé si cela m’avait plu. Je ne savais pas. Mais c’était une expérience fascinante.
Ils ont soudain regardé l’heure, ont été surpris de constater qu’il était déjà 11h du soir et ont pris congé. Je n’ai pas su les retenir. J’étais soudain épuisée. Vidée par ces sauts dans le temps. Je n’ai pas eu une seconde pour me reposer. Mon téléphone a sonné.
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