XI
Sur le chemin, je râlais, je fulminais littéralement dans ma voiture, à voix haute. Cela me tenait éveillée. Maintenant, l’hôpital était un peu plus loin, perdu dans la campagne. On avait rassemblé les deux unités des deux villes voisines, histoire de faire des économies. J’avais le temps de ruminer sur la route. Bon sang ! Ma mère s’envoie en l’air et se retrouve le cul par terre. Et je suis là, au milieu d’une nuit de décembre à faire des kilomètres. Je trouverais ça juste si j’avais eu une adolescence compliquée, s’il avait fallu qu’on vienne me chercher à 3h du matin parce que j’étais bourrée, en boîte de nuit. Mais j’avais été une jeune fille exemplaire…Et maintenant les rôles étaient inversés. Tiens, ce que j’aurais dû demander à la responsable de la maison de retraite, c’était s’ils avaient mis une capote, ces vieux irresponsables !
Au bout d’un bon quart d’heure, j’arrivais enfin. Parking souterrain, payant. On peut se faire rembourser grâce à un bon du médecin. Oui mais je venais voir une patiente…Vive le service public.
C’était un hôpital plus grand et plus moderne. Mais les infirmières étaient moins nombreuses et les médecins parlaient moins bien le français. Si vous aviez choisi polonais en LV2, c’était très bien. A l’accueil, heureusement, une brave dame qui parlait bien notre langue m’a indiqué le chemin : « Les urgences, c’est tout droit, la porte en face de vous, au fond du hall. Vous ne pouvez pas vous tromper. »
Ma mère était bien, comme je l’avais imaginée, sur une civière, au milieu d’un couloir. En chemise de nuit, heureusement, la sienne, pas celle de l’hôpital, tellement décolletée dans le dos. Elle avait les yeux clos, elle somnolait, elle ne s’est pas rendu compte de ma présence. On lui avait peut-être donné quelque chose pour ne pas qu’elle souffre.
Je trouvai une infirmière pressée, stressée, peu avenante. « Votre mère va bien, pas d’inquiétude. Quelques côtes de cassées, rien au fémur. Le médecin est passé il y a une heure. On lui a donné un antalgique et quelque chose pour dormir. Elle sera prise en charge dans une chambre au matin. »
« - Pas avant ! m’indignai-je. Et vous n’auriez pas une couverture ? Elle doit mourir de froid ! »
Un soupir et un « oui, madame, c’est nous les professionnels. Rentrez à la maison, on vous tiendra au courant, la maison de retraite nous a donné vos coordonnées. Bonne nuit »
J’étais épuisée, vidée. Sans force. L’infirmière s’est en allée et je me suis effondrée sur un fauteuil de la salle d’attente. La télé diffusait des clips, il y avait un vieil homme qui toussait et deux femmes qui papotaient vaguement, lentement, par bribes, dans les brumes de la nuit, comme on peut le faire à 3h du matin. Si j’avais eu un peu de courage, j’aurais pris un café à la machine. Mais même ce petit effort me paraissait insurmontable. Je me suis mise à pleurer, encore. Je pouvais pleurer comme si j’étais dans ma salle de bain. J’étais bien certaine que personne ne s’en émouvrait. Il n’y aurait même pas une infirmière pour s’alarmer. J’avais mon visage dans mes mains, la tête entre les genoux. Je voulais fuir la réalité. Tout s’emmêlait, le boulot, ma mère, la voisine, les corbeaux étaient dans ma tête, ils s’envolaient à grand fracas. Je suis restée longtemps dans cette posture à me lamenter sur mon sort.
J’ai vraiment cru qu’on pouvait être invisible et anonyme dans ce lieu sans âme. Mais on me tapa soudain sur l’épaule, en me demandant si j’allais bien, d’une voix très douce, très humaine. Je sursautai. Comme si l’on m’avait tirée d’un cauchemar. Ou plutôt comme si mon cauchemar continuait. Je ne savais plus, soudain. J’avais devant moi Rasier. Samuel Rasier, dressé, aussi surpris que moi, un bras en écharpe.
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