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mardi 3 octobre 2017

Carte Mère - Chapitre 6

VI 

Je suis entrée dans le bureau, j’ai posé mon téléphone devant le patron, j’ai lancé l’enregistrement et j’ai contemplé son contentement grandissant.

« - Et tu me cachais ça ? Allez, tu as super bien bossé. Ton article sera en page Région, je m'occupe de la une et d'une tribune. Rentre chez toi, repose-toi : ça en fait, des émotions ! »

La une de demain serait un carnage. Par correction, j’ai suggéré qu’il fallait appeler le conseiller régional pour le prévenir. Gontrand a eu un petit rire d’hyène. Derrière ses lunettes, ce petit homme tellement passe-partout, au physique tellement banal m’a dit de faire comme je voulais. Il savait bien que c’était mon portable qui allait sonner en premier. Il s’en foutait. Demain dans les boulangeries, il y aurait le titre suivant en vitrine : « Le Conseiller Régional qui n’aimait pas les gens ». Hallali sur les politiques, ces pourris. Et après tout, je me disais aussi que c’était justifié. Je devenais méchante.

Sur le chemin du retour, je pensais à mon prochain article, sur le regroupement de deux écoles dans le quartier des Alouettes. Encore un dossier chaud. On parlait déjà de ghettoïsation, de quartier poubelle, de dérogations des élèves issus des CSP+...On pouvait très bien faire des gros titres putassiers là-dessus.

Mais j’avais un après-midi de répit.

Comme je l’avais toujours fait quand il fallait que je réfléchisse, j’ai pris ma voiture et je suis partie au hasard de la campagne. J’ai roulé sans but. Le paysage glacé de décembre était dans les tons pastels : le givre avait grillé la végétation, le ciel était un dégradé de rose léger et de bleu pâle. La route était grise et ne menait nulle part. Je suis montée vers les plateaux, vers la forêt. L’automne était déjà passé, les feuilles formaient des tas informes sur les talus et le soleil rasant au travers des troncs nus, filtrait en long rayons blancs. Le blues de John Mayer accompagnait mon malaise. Sa voix un peu écorchée collait à mes interrogations, ses riffs de guitare parlaient à mon âme autant qu’à mon cœur. Les émotions nous traversent. Il faut les laisser passer. Rien de mieux que la musique et la beauté d’un paysage pour reposer les pieds sur le sol, ou peut-être, au contraire, fuir la réalité.

Le ciel se teintait de rose fuchsia, le soleil avait déjà quitté l’horizon et le bleu nuit envahissait le reste de l’espace. Ce moment était mon préféré. Les crépuscules sont toujours la fin et le début de quelque chose, des moments de passage, des moments de folie ou de mélancolie, la fin d’un jour bien rempli, pour celui qui a travaillé, celui qui revient, le dos cassé de l’usine, le devoir accompli. Celui qui n’a rien fait se dit que c’est le début de la nuit, univers de tous les possibles, temps de silence et de création...Pour les solitaires, c’est le temps d’une solitude plus grande encore. Pour les autres, ce sont les retrouvailles autour d’un verre, autour d’un repas.

J’avais réussi à oublier un peu la bassesse du matin et j’espérais que ma mauvaise conscience ne me gâcherait pas la nuit.

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